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Cinq jours que ma main plaquée contre mon sein gauche ne parvient pas à panser le gouffre qui infecte ma poitrine. Cent-vingt heures que je plombe le lit de Jamie comme un pantin sans vie. Sept-mille-deux-cents minutes que je me dnde comment réussir à supporter une nouvelle journée sans lui.
J'ai mal. J'ai tellement mal.
-Lève-toi et viens manger un bout.
-Pas faim, marmonné-je, toujours roulée en boule sous la couette.
-J'ai apporté des sushis, claironne une voix que je ne reconnais pas tout de suite.
Intriguée, je dégage mes yeux de mes cheveux gras et emmêlés. Le visage compatissant de Sophia se dessine dans l'embrasure de la porte mais elle ne fait pas un pas pour pénétrer dans la chambre.
-Rejoins-nous. Réunion de crise dans trois minutes !
Mon estomac crie aussitôt famine. Mon amie hausse un sourcil entendu avant de s'éloigner. Je grogne un instant mais la perspective de me mettre un truc sous la dent finit de me convaincre. J'enfile un énorme sweat à capuche pour rejoindre mes deux amies dans le petit salon.
Sur la table basse sont disposés trois cartons remplis de délices japonais. Sur le canapé sont juchés deux filles mal à l'aise qui ne s'échangent pas le moindre regard. L'ambiance n'est pourtant pas tendue, juste inconfortable. Vu leur attitude, je pense que c'est la première fois qu'elle se revoient depuis que Jamie a posé un ultimatum à Sophia.
-Jamie m'a expliqué ce qu'a fait . J'ai d'abord pensé à m'infiltrer chez lui pour mettre du colorant vert dans sa bouteille de shampoing mais je me suis dit que j'allais commencer par m'occuper de toi. Comment te sens-tu ?
La rrque de Sophia me prend de court. Je la connaissais douce, effacée, plutôt réservée même mais je ne savais pas qu'elle se transformait en lionne quand on touchait à ses amis. Mon cœur accidenté se réchauffe un peu. Celui de Jamie aussi, à en croire ses tortillements incessants sur sa chaise.
Me rappelant la question qui m'a été posée, je me contente de hausser les épaules. Mes yeux rouges et mes joues striées de larmes parlent pour moi.
-Il est donc grand temps d'activer le code rouge.
-Le code rouge ?
Sophia attrape un cabas en osier et dégote l'intégrale de Friends, un énorme sceau de pop-corn, un plaid moelleux, deux bouteilles de rhum, des citrons et un paquet de bonbons.
-Tu verras, une fois qu'on sera arrivées au bout des dix saisons, tu te sentiras mieux.
-On ? la coupe Jamie.
-Oui... enfin, je... vu que tu m'as appelée, je pensais que ça ne te gênerait pas si je restais un peu avec vous. Mais si tu veux que je...
-Non, non, c'est bon.
Je termine mon maigre festin en écoutant mes amies essayer de me changer les idées. Je les observe partager malgré elles un moment de complicité. Mon ventre se noue si fort que des larmes perlent à mes yeux. Nous aussi, on partageait ce genre de moment. Mais il ne reste plus rien.
La journée s'étire au fil des épisodes de Friends et des rires de mes copines. Leur présence me fait du bien mais dès que j'ai le malheur de laisser mes pensées vagabonder vers un grand brun au yeux clairs, je replonge. Je porte ce vide en moi, ce deuil que je n'étais pas encore prête à affronter. Lorsque la nuit prend possession de l'appartement, Sophia nous quitte et nous décidons d'aller nous coucher.
C'est le pire moment de la journée. Ce tête-à-tête avec moi-même, avec ce que j'ai perdu, me tue à petit feu. Mon chagrin me tient éveillée jusqu'au petites heures du matin, jusqu'à ce que Jamie me sorte à nouveau du lit et tente de me convaincre que je dois me bouger.
Avant notre rupture, quand je m'accrochais encore à l'espoir de bientôt retrouver le dont j'ai toujours été amoureuse, j'avais un projet. Je voulais transformer la maison de mes parents. Je devais trouver un entrepreneur, peut-être même faire appel à un architecte. Je pensais faire appel aux services sociaux de la ville pour en apprendre plus sur le système.
Aujourd'hui, je ne sais plus.
Bien sûr, ces envies ne m'ont pas quittée mais la proximité de la maison de remet tout en question. Comment me construire un futur solitaire à seulement quelques mètres de lui ?
Le lendin, en attendant la visite désormais quotidienne de Sophia, je profite de l'absence de pour m'introduire chez lui. Je trouve la clé là où je l'ai toujours connue, sous le pot de géranium. Le silence m'accueille quand je pousse la grande porte. J'ai l'impression d'être une intruse entre ces murs, pourtant témoins de notre bonheur passé. Des larmes étranglent le peu de contenance que j'affiche mais je les essuie rapidement du revers de la main.
Je suis en colère, je ne comprends pas et j'ai mal. Voilà tout ce qui constitue ma vie depuis une sine.
L'odeur de son parfum flotte dans l'air. Il serait si aisé de fermer les yeux et croire en une autre réalité mais je refuse de me faire autant de mal. De nouvelles larmes perlent déjà à l'orée de mes paupières. C'est les jambes flageolantes que je me dirige vers sa chambre et que j'empoigne toutes les affaires que j'avais laissées ici. Il ne reste maintenant plus aucune trace de mon passage fugace.
Je dépose ma grosse valise rouge bien remplie dans l'entrée de la maison de mes parents. Il règne un froid cinglant mais bizarrement, je suis maintenant en paix ici. J'ai le sentiment que mes parents seraient fiers de me voir avancer coûte que coûte.
Je tue le temps en arrachant la vieille tapisserie dans la chambre de mes parents, alternant entre détermination féroce et abattement total, lorsque mon téléphone sonne.
-Salut grande sœur, ça va ?
-Oui et toi ? chantonné-je pour faire taire ma gorge serrée.
-Super bien ! J'enchaine les soirées de folies et Anna a enfin accepté de sortir avec moi. Et avant que tu ne dises quoi que ce soit, j'ai réussi mes deux premiers examens. Les prochains sont dans trois sines, donc je suis tranquille pour un moment.
-D'accord...
La joie qui inonde sa voix me rend tout à coup stupidement égoïste. J'aimerais retrouver mon petit frère, partager son cocon et ne plus jamais baigner dans cette douleur. Je n'arrive d'ailleurs même pas à faire semblant que tout va bien puisqu'il s'interrompt alors qu'il allait se lancer dans un nouveau monologue.
-Qu'est-ce qui se passe ? Tu as l'air vraiment bizarre.
-Ce n'est rien, juste quelques petits soucis sans importance.
-C'est à propos de la maison ? Mr Blain a dit que tu pouvais l'appeler si tu as des questions. Je suis sûr qu'il pourra t'aider, ce mec connait tout sur tout.
-Non, ça n'a rien à voir mais ne t'inquiètes pas. Alors comme ça, Anna et toi vous êtes en couple ?
En temps normal, la voix enjouée d'Enzo me balancerait déjà tout un tas de détails dont je me passerais bien mais il faut croire que plus rien ne tourne rond en ce moment. Tout à coup sérieux, il reprend après un bref silence :
-N'essaie pas de faire diversion et dis-moi ce qui ne va pas. C'est bien toi qui m'as dit que je n'étais plus un gamin alors traite-moi en adulte et fais-moi confiance.
Je baisse la tête en soupirant, le regard déjà perdu. Je n'aime certes pas confier mes peines mais ce n'est pas pour cette raison que les mots restent bloqués au fond de mon cœur. Ils sont simplement bien trop douloureux. Bien trop cuisants. Bien trop réels.
-...
-Mi-miilan m'a q-quittée, baragouiné-je en sanglotant.
-Quoi ? Tu plaisantes, j'espère ?
Ma réponse n'est qu'un amas de pleurs étranglés dans un hoquet disgracieux.
-Oh ... mais que s'est-il passé ? C'est à cause de son accident ?
Lorsque je parviens à me calmer, je lui confie tout ce que j'ai sur le cœur. Mon petit frère m'écoute attentivement, fulminant ci et là au fil de mon récit désarticulé. Quand j'arrive au bout de mes mots, il m'offre un tel réconfort que je m'accroche désespérément à mon téléphone, comme si je pouvais le serrer dans mes bras. Parce que c'est exactement ce que je ferais s'il était à côté de moi. Je laisserais les rôles s'inverser et je lui donnerais l'autorisation de panser mon cœur blessé. Je l'écoute me dire à quel point il m'aime, à quel point je mérite tout ce qu'il y a de mieux et comment il projette déjà de casser la gueule de pour lui faire payer mes souffrances. Les minutes s'égrainent au son de sa voix rassurante et je finis par me calmer.
-Est-ce que tu veux que je revienne ?
-Quoi ? Non ! Bien sûr que non ! Tes prochains examens sont dans trois sines, tu as bien mieux à faire en Italie !
-Ne minimise pas ce que tu vis . Je sais à quel point tu aimes ce mec et ça me tue d'être loin de toi. Je...
Silence.
-Je n'ai plus que toi et tu n'as plus que moi. On n'a pas le droit de s'abandonner.
De nouvelles larmes ressurgissent.
-Tu ne m'abandonnes pas Enzo. Je sais que tu es là pour moi et je te promets de t'appeler si je ne tiens pas le coup.
-Juré ?
-Juré.
-D'accord. Mais je veux que tu m'appelles tous les soirs pour me faire un rapport détaillé de ta journée. Et je veux aussi que tu...
-Hé ! Je te rappelle que tu n'es pas mon père !
J'entends Enzo rire dans mon oreille, mon cœur se réchauffe doucement.
-T'as vu comme c'est chiant ?
-Surveille ton langage, sale gamin. Et vas réviser ! Tu as déjà assez perdu ton temps avec moi.
-Premièrement, je ne perds jamais mon temps avec toi. Ensuite, je ne vais pas aller réviser. Anna m'a envoyé un message pour me dire qu'elle avait acheté de nouveaux sous-vêtements et...
-STOP ! Je ne veux rien savoir de plus. Bisous !
Je raccroche sans ménagement. Un peu plus et mes tympans allaient se mettre à saigner ! Le cœur un peu plus léger, je reprends mes travaux manuels pour remettre cette maison en état.
En fin de journée, je retrouve mes deux copines chez Jamie. Je placarde un faux sourire sur mon visage, je fais semblant de rire à leurs bêtises et je ravale mes larmes le plus longtemps possible. Mais lorsque je me couche, elles brisent tous les barrages pour se déverser en torrent sur mes joues, comme tous les soirs depuis une sine.