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10

Affalé sur le vieux canapé de Sam, je fixe le plafond en silence. Notre salle de répèt improvisée est vide aujourd'hui, les gars bossent. Il n'y a que moi et mes rêves de gamin. Je fais la liste de tous les titres que nous avons déjà retravaillés depuis dix jours. Je repense à la séance photo que Tom Wallins nous a programmée pour la pochette de notre premier EP. Je réfléchis à cette tournée que j'essaie de négocier. Je songe à la musique et à la carrière qu'on va se construire.

Je pense à tout, tout, sauf à elle.

Mais comme tous les jours, je faiblis et mon enthousiasme se craquelle. Je n'ai même pas besoin de fermer les yeux pour redessiner son visage. Le bout de mes doigts s'en souvient, comme s'ils avaient profité de toutes nos caresses pour emmagasiner ses traits et pouvoir les esquisser à tout moment. C'est d'ailleurs ce qu'ils sont en train de faire, sur le tissu rêche de mon jeans.

Je serre immédiatement les poings. Je ne dois pas penser à elle. C'est mieux comme ça.

C'est mieux comme ça.

Peut-être que si je le répète assez souvent, je finirais par m'en convaincre ? Parce que pour l'instant, ce n'est pas vraiment une réussite.

Je secoue la tête en me redressant. Fini les rêveries ! Je m'étale à même le sol, crayon en main, entouré de dizaines de paroles et de partitions. Le cerveau shooté aux do-ré-mi, je laisse filer les heures. La nuit s'est sans doute installée à l'extérieur mais terré dans le sous-sol de Sam, je ne peux pas l'apercevoir. Nico me rejoint en début de soirée, après sa journée de boulot. Il travaille comme chargé de com dans une entreprise de marketing mais son seul amour, c'est la musique. Lorsqu'il monte sur scène, il devient enfin lui-même.

-Salut mec, t'es resté là toute la journée ?

Surpris par son ton amical, je relève vivement la tête. Il ôte son manteau et son écharpe, comme s'il ne venait pas de briser la glace après dix jours de silence.

-Euh... ouais. J'ai bossé sur quelques titres.

-Standing by my side ?

Aie. Il est doué pour viser en plein cœur.

-Non, pas celui-là.

-Evidemment.

Nico m'en veut énormément d'avoir quitté c'est un secret pour personne. Il me traite comme un fantôme et marmonne des jurons à chaque fois que je prends la parole. Mais je ne lui en veux pas, au contraire. Il la défend et rien que pour ça, il peut continuer à m'insulter pendant des lustres.

-Tu l'as appelée ? T'es allé t'excuser ?

Bon sang, j'ai le cerveau sens dessus dessous, je ne me comprends même plus moi-même, comment veut-il que j'aille lui parler ? Et pour lui dire quoi ?

« Salut Em', je ne dors plus depuis dix jours, j'ai pété un plomb mais c'est mieux pour tout le monde. Bye. »

-Ce n'est pas une bonne idée, crois-moi.

-Putain, mais comment peux-tu dire ça ? Est-ce que tu as ne serait-ce que la moindre idée du mal que tu lui fais ?

-On peut répéter ? J'ai revu quelques accords, je pense que ça sera pas mal.

-Tu te fous de moi ? Je te parle d' mec ! Réveille-toi, merde !

En presque dix ans d'amitié, je ne l'ai jamais vu aussi enragé ni aussi vulgaire. Je me renfrogne immédiatement.

-C'est mon problème, pas le tien. Maintenant, viens répéter.

Nous nous jaugeons en silence, nos deux visages n'exprimant plus qu'une pure colère. Son habituelle force tranquille s'est fait la malle. Je ne le reconnais pas. Ses yeux me mitraillent mais je ne cille pas.

-Hors de question que je continue à alimenter ton délire un jour de plus !

-Mon délire ? Tu parles de nos projets là ? Ne nous fais pas un sale coup alors qu'on décolle à peine !

-Je parle de ta nouvelle manie de t'abreuver de boulot et de répèt pour oublier tout le reste. Tu évites tes propres problèmes. Putain, mais tu ne comprends pas que tu es en train de tout détruire ? Tu n'es plus toi-même. Avant, tu n'aurais jamais fait l'autruche comme ça. Alors en attendant que tu te reprennes en main, je refuse de répéter.

-Quoi ? Tu n'as pas le droit de nous lâcher, on a besoin de toi ! paniqué-je.

-Moi aussi j'ai besoin de toi. J'ai besoin de mon pote. Pas du sale con qui a pris sa place depuis l'accident.

Bouche bée, je l'écoute claquer la porte derrière lui. J'ai envie d'être en colère, de balancer tout ce qui me tombe sous la main mais je me contiens. Je sens mon cœur qui s'emballe entre mes côtes. Ma colère s'intensifie. Il faut que je me calme. Je décapsule alors une bière bien fraiche que j'engloutis en quelques gorgée. Sam se vautre dans le canapé au moment où ma bouteille tinte contre la table basse. La dureté de ses traits me surprend aussitôt.

-Qu'est-ce qu'il t'arrive ? dndé-je en m'installant à sa gauche.

Son regard noir me transperce silencieusement. Sa mâchoire est crispée et ses épaules tendues. Mais ce qui me choque le plus, c'est la tristesse qui émane de son visage. Elle transpire de tous les pores de sa peau, l'étouffe même. Je me tortille, profondément mal à l'aise.

-Rentre chez toi .

-Pardon ? Pourquoi ?

-Je... j'ai besoin d'être seul. On se voit din.

Quelque chose dans sa voix me pousse à capituler. J'embrasse du regard les feuilles éparpillées un peu partout à nos pieds, toutes ces heures de travail que nous gâchons ce soir, mais je ne dis rien. Deux contre un, je suis fichu.

Malgré le crachin qui tombe du ciel et la température glaciale, je rentre à pied. Le froid me fouette le visage, m'obligeant à me recroqueviller dans mon écharpe et à avancer sans penser à rien. Je croise parfois quelques courageux mais personne ne s'éternise dans les rues. Il fait bien trop froid. Bien trop nuit.

Quand je pousse ma porte d'entrée, le silence baigne dans l'obscurité. Le bois des marches craque sous mes pas à mesure que je me dirige vers ma chambre. Comme un automate, je me déshabille et fais un tour sous la douche. Mes gestes sont rapides, précis. Je me concentre sur chacun d'entre eux. Je me glisse sous la couette gelée et attrape aussitôt mon téléphone. Une seconde plus tard, une playlist inconnue se met en marche. Deux secondes plus tard, je me force à faire la liste de tout ce qu'il nous reste encore à faire avant notre prochain rendez-vous avec Tom Wallins. Trois secondes plus tard, mon cerveau me trahi. Encore.

J'ai l'impression de sentir son parfum. Impossible, j'ai lavé les draps. Et pourtant. Je le sens partout autour de moi, partout en moi. Je grogne en me retournant. Dès que je ferme les yeux, je l'imagine à mes côtés, enroulée dans la couette, ses beaux yeux verts qui m'observent comme si j'étais la huitième merveille du monde. Si je tends la main, je pourrais sentir la douceur de ses lèvres sous la pulpe de mes doigts. Je vois presque ses joues qui rosissent adorablement.

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