Résumé
Je dois peut-être mettre cinq minutes à me calmer complètement. Quand elle estime que je ne risque plus rien, l'infirmière se décolle légèrement de moi avant de me parler avec une voix douce. Je ne sais pas du tout ce qu'elle me raconte, je ne l'écoute pas. Je remarque uniquement Milan qui s'est approché de mon lit et qui se tient derrière la jeune femme en blouse blanche. J'essaie à nouveau de retrouver son regard et cette fois, j'y parviens. Mais ce que j'y lis me brise le cœur. Un mélange de rancœur, de soulagement et d'angoisse ternit ses deux billes bleues que j'aime de toute mon âme. Je n'ai jamais vu Milan me regarder avec autre chose qu'un regard pétillant et protecteur. Putain mais que se passe-t-il ?! Malgré moi, je sens des larmes tenter de se frayer un chemin sur mes joues mais je les refoule du mieux que je le peux. Tout cela, ce n'est pas nous. L'infirmière se tourne vers Milan pour lui demander de lui parler en privé. Ils se dirigent dans le couloir et je tends l'oreille pour comprendre ce qu'elle peut bien vouloir lui raconter mais tout ce que je parviens à distinguer ne m'aide pas le moins du monde.
1
J'ai marchandé pendant des heures avec des esprits qui n'existent pas, je suis sûrement passée pour une folle dans cet hôpital de malheur mais je m'en fiche. Tu es debout. Tu es vivant. Et tu sors aujourd'hui. Et j'ai hâte qu'on se retrouve enfin seuls. Et tu me manques. Et je t'...
Il pleut des cordes quand nous passons les portes vitrées de l'hôpital. Le ciel gronde et le vent se déchaine. La fraicheur de l'automne a chassé la douceur de l'été à coup de feuilles orangées et de branches nues. Le père de est déjà sorti pour rapprocher la voiture tandis que sa mère, fermement accrochée à son bras, ne peut s'empêcher de remonter le col de son manteau pour le protéger de l'humidité. Le visage de est impassible mais ses pupilles brillent d'une irritation qui ne me surprend plus. Elle l'accompagne depuis son réveil il y a six jours. Je me tiens derrière la mère et le fils, légèrement en retrait.
Les phares de l'auto d'Alain nous éblouissent un instant avant qu'il gare la voiture devant l'auvent en béton sous lequel nous nous protégeons de la pluie. essaie d'esquiver sa mère d'un geste brusque mais elle le retient trop fermement. S'il grommelle dans sa barbe, Sabine ne semble pas lui en tenir rigueur puisqu'elle le pousse jusqu'à la portière pour l'installer sur à l'arrière.
-C'est bon Maman, grogne le garçon.
Elle s'empresse de s'engouffrer sur le siège passager tandis que je me rue de l'autre côté de la voiture.
-Wahou ! Quel déluge ! s'écrie-t-elle en ébrouant ses cheveux gris.
Alain démarre et nous quittons le parking de l'hôpital. Par la fenêtre, je jette un dernier regard à ce bâtiment que j'ai bien trop souvent fréquenté. Silencieusement, je prie pour notre cauchr soit définitivement terminé.
Il règne un silence de plomb dans l'habitacle. Alain est concentré sur la route presque inondée. Sabine consulte son téléphone et répond à une dizaine de messages inquiets. quant à lui, contemple le paysage d'un air absent.
Nous n'avons pas vraiment réussi à trouver quelques minutes pour nous depuis qu'il s'est réveillé. Ses journées étaient rythmées par les examens médicaux et les visites de ses proches. Il nous était pratiquement impossible de passer un peu de temps en tête à tête, si bien que nous ne nous sommes pas embrassés depuis six jours. Oui, bon, je sais ce que vous pensez. Une grande fille comme moi ne devrait pas calculer ce genre de chose étant donné les circonstances. Le problème, c'est que je ne peux pas m'en empêcher. La froideur dont il me gratifie me pousse à rrquer chaque détail et à tout sur-analyser. Ensuite je me rends malade parce que je passe mon temps à ressasser mes angoisses.
Je n'ose pas imaginer ce qu'il a traversé. Il s'est retrouvé coincé au beau milieu de son pire cauchr et il s'en est fallu de peu pour qu'il ne rouvre plus jamais les yeux. Alors je veux bien accepter que cette expérience l'ait traumatisé et qu'il lui faut du temps pour retrouver ses marques. Mais je ne vais pas vous mentir, je ne me sens pas très bien ces jours-ci.
-Mon chéri, on peut installer ton lit au rez-de-chaussée si les escaliers te fatiguent trop, propose gentiment Sabine en se retournant pour nous regarder.
-Non, pas besoin, marmonne-t-il sèchement.
-Je te laisse tester ce soir et si tu te rends compte que tu n'arrives pas à monter à l'étage, on fera le nécessaire avec papa.
-Je t'ai dit non maman, réplique-il violemment.
Le silence retrouve sa place douillette entre nous. Ignorant l'agressivité de son fils, Sabine reporte son regard à travers le pare-brise tandis que je me recroqueville un peu plus contre la portière. A ma droite, souffle ostensiblement comme s'il ne supportait déjà plus notre présence.
Lorsque nous arrivons à la maison, l'orage ne s'est toujours pas calmé. Alain rentre la voiture dans le garage pour nous permettre d'échapper à la pluie. Aussitôt le moteur coupé, claque sa portière et regagne l'intérieur de la demeure. Toujours plantée sur la banquette arrière, je prends une longue inspiration en fermant les yeux, les mains sur le visage.
-Ca va aller il va se calmer. Il faut simplement lui laisser un peu de temps. Je pense qu'il est bien plus chamboulé que ce qu'il essaie de nous faire croire, claironne-t-elle doucement depuis le siège passager.
-Je sais, c'est juste que... c'est difficile de le voir comme ça.
-Pour moi aussi mais soyons patientes. Il a besoin de nous, malgré ce qu'il pense.
Quand la main de Sabine m'étreint délicatement le genou, je replonge une seconde en enfance. Je lui suis infiniment reconnaissante de l'avoir de nouveau à mes côtés pour m'aider à traverser cette épreuve.
Les parents de s'affairent à ranger les affaires qu'ils ont ramenées de l'hôpital. Plantée au milieu du salon, je me sens tout à coup de trop. J'ai toujours été la bienvenue en tant qu'invité et rien n'a changé. Mais croire que mon port d'attache est leur foyer était une erreur.
Pour me soustraire à mes tergiversations, je me lance à la recherche de . Je le retrouve dans sa chambre, allongé sur ses draps, le regard rivé au plafond. Je pousse doucement la porte pour annoncer ma présence mais il ne réagit pas. Bien décidée à ne pas le laisser broyer du noir, je referme la porte derrière moi pour nous offrir un peu d'intimité. Il n'esquisse pas le moindre geste quand je m'étends à ses côtés.
Ses mèches brunes tombent négligemment sur son front, caressant ses longs cils bruns qui dessinent des ombres sous ses paupières fatiguées, soulignant les cernes gris qui plombent son regard éteint. Son visage strié de lassitude est plombé par sa grosse barbe dans laquelle ses lèvres fines se sont définitivement noyées. J'observe son profil et la courbe délicate de son nez, ses petits grains de beauté qui sursautent à chacune de ses inspirations et je réalise à quel point je le sens dériver. J'ai besoin de le ramener à moi, de sentir la chaleur de son corps contre le mien pour me rappeler qu'il ne va pas m'abandonner de nouveau mais je n'ose pas bouger. Je crois que j'ai peur qu'il me rejette. Qu'il m'en veuille. Qu'il ne veuille plus de moi.
Après de longues minutes pesantes, je finis par poser ma main sur sa joue si doucement que je ne sais même pas s'il a conscience de mon geste. Probablement pas puisqu'il ne sourcille pas.
-Comment te sens-tu ?
-Bien.
Son corps est raide et sa voix froide. L'angoisse qui taquine ma confiance déploie ses ailes pour mieux se diluer dans mes veines et infester tout mon système.
-Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux un verre d'eau ou peut-être tes médicaments ? Les médecins ont dit que...
-C'est bon, me coupe-t-il. Je n'ai besoin de rien. Je veux juste être tranquille.
Impossible de ne pas entendre « sans toi ». Je soupire discrètement en ôtant ma main de sa joue. Ses yeux sont toujours fixés sur le plafond.
-Quand tu étais encore inconscient, je me suis échouée dans la salle d'attente et j'ai fixé le mur blanc en face de moi pendant des heures. Je n'entendais rien, ni personne. Je ne voyais que ce mur blanc et je m'y suis accrochée comme une folle. Je ne voulais pas prendre le risque qu'on m'annonce une mauvaise nouvelle alors je me suis enfermée dans ma bulle. Je me raccrochais à...
-Tu crois vraiment que j'ai envie de parler du fait que j'ai failli crever ?
-Je... je... excuse-moi, je... j'ai eu tellement peur de te perdre, je ne sais plus...
-Ouais, ouais, je sais, c'est ce que tout le monde me rabâche.
Je me redresse brusquement, profondément blessée par son manque de compassion.
-Alors quoi ? Je n'ai pas le droit d'avoir peur ? Je devrais faire comme rien ne s'était passé ?
Ses yeux quittent enfin le plafond pour transpercer les miens.
-Tu comprends maintenant pourquoi je n'en ai jamais parlé avec personne !
Estomaquée par sa réponse idiote, je m'apprête à lui remettre les pendules à l'heure quand sa mère toque à notre porte. Le visage épuisé de Sabine apparait dans l'embrasure de la porte. Elle réprime un bâillement en nous dndant :
-Est-ce que vous avez besoin de quelque chose les enfants ? Je dois aller faire les courses, le frigo est désespérément vide.
-De tranquillité si ce n'est pas trop dnder, fustige .
Je me lève d'un bond pour sauter sur l'occasion de sortir de cet enfer.
-Allez-vous reposer Sabine, je vais m'en charger.
-Mais non ma petite, je peux bien y aller.
-Vous avez l'air crevée, allez-vous allonger un moment. Je dois passer en ville de toute façon, vous n'avez qu'à me faire une liste et je vous ramène tout cela dans deux heures.
Ce n'est pas vrai bien sûr mais mon besoin de fuir est si violent que je suis prête à tous les mensonges pour m'échapper.
-Si tu insistes, je veux bien. Je ne tiens plus vraiment debout. Il faut dire aussi que je n'ai pratiquement rien dormi cette sine.
-Et c'est reparti ! marmonne sans aucune discrétion.
J'emboite le pas de Sabine pour respirer un autre oxygène. Armée de sa liste de course et de son portefeuille, je me dépêche de quitter la maison. Quand je me gare sur le parking du supermarché, je laisse ma tête s'écraser contre le volant. Comment peut-il être aussi différent de celui que j'ai toujours côtoyé ? On dirait un monstre sans cœur depuis qu'il s'est réveillé et je ne sais pas si je parviendrai à tenir longtemps à ce rythme-là.
Je m'autorise cinq petites minutes pour m'apitoyer sur mon sort avant de placarder un faux sourire sur mon visage. Ces deux heures de corvées ont au moins le mérite de me changer les idées et c'est le cœur un peu moins lourd que je refais une apparition chez . La grande demeure est plongée dans le silence. Comme je soupçonne ses parents de faire la sieste, je fais le moins de bruit possible quand je range les courses et que je coupe quelques légumes pour faire mijoter un plat. Cela leur fera le plus grand bien de n'avoir rien d'autre à faire que mettre les pieds sous la table ce soir. Lorsque ma recette est terminée, je m'empare de bonbons, de fruits et de glace pour préparer le dessert préféré de . Puis je monte les escaliers à pas de loup et je le rejoins dans sa chambre. Je le retrouve là où je l'ai laissé, le même regard illisible accroché à ses rétines.
Mon cœur se serre une fois mais je décide de ne pas l'écouter. Soyons honnête, nous savons tous qu'il va bientôt se briser mais si je commence à l'épargner, je risque de m'éloigner du garçon qui cristallise toutes mes peines. Et il en est absolument hors de question.
Je m'avance donc vers lui en brandissant la coupe sucrée comme un bouclier. Le minuscule sourire qui titille ses lèvres emplit mes poumons d'un espoir inespéré. En se redressant, s'empare du bol et de la cuillère que je lui tends. Je m'assieds sur le bord du lit avec précaution.
-Hum, ça fait du bien, lance le garçon en s'empiffrant ostensiblement.
Je me contente de sourire pour ne pas risquer de dire quoi que ce soit qui pourrait le braquer. Quand il engloutit la dernière bouchée, je le débarrasse de la vaisselle vide et je m'aventure plus près de lui. Aussitôt, il s'allonge sur le côté, le bras replié sous son visage. J'adopte la même position pour avoir le luxe de me baigner dans ses eaux turquoise mais la tempête qui affole ses pupilles me désarçonne instantanément. Malgré tous les maux qu'il ne prononce pas, son regard balaie mon visage, mon cou, mes yeux. Impossible de déchiffrer le dilemme qui gronde dans son esprit.