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Ne fais pas ça. Ne détruis pas tout, je t'en supplie. Je n'y arrive tout simplement plus.
Deux grands projecteurs illuminent le terrain de moto-cross situé en bordure de la ville. A cette heure-ci, c'est plutôt inhabituel. Je me tortille sur mon siège pour la millième fois depuis que nous sommes partis. A ma gauche, Nico est imperturbable, les mains soudées au volant. Mais son attitude ne me trompe pas, il bouillonne autant que moi.
Mon ami gare la voiture sur le terrain vague qui longe le terrain. Je m'en extrais aussitôt et accours en direction de la ligne de départ, située de l'autre côté d'une petite colline. J'entends des rires mêlés à des cris de joie qui me tordent déjà l'estomac. Nico me suit de près, cherchant nos deux amis du regard avec la même frénésie. Aucun bruit de moteur à l'horizon, c'est déjà ça. L'humidité des soirées automnales s'infiltre sous la petite veste que j'ai enfilée à la hâte avant de partir. Je frissonne ; de froid, de peur. Mes pieds stoppent immédiatement leur épopée. Des cailloux crissent sous mes semelles au moment où, postée en haut de la butte, j'aperçois une dizaine de personnes rassemblées en cercle. Les cris se propagent dans la nuit noire, résonnent contre les bosses et les vallées en terre qui nous entourent.
-Allez les gars ! C'est l'heure de nous montrer de quoi vous êtes capables !
Des rires fusent de toutes parts à mesure que mon sang se glace. Non ne démarre pas ! Je cours comme une folle pour les rejoindre, pour les arrêter, pour éviter un nouveau malheur avant qu'il ne soit trop tard. Je ne vois pas . Je ne sais pas où il est mais la terreur qui grouille dans mes veines me murmure de ne pas laisser tomber. Une ombre se détache du groupe duquel je me rapproche. Elle quitte le halo de lumière sous lequel tout le monde est entassé pour venir à ma rencontre. Très vite, je reconnais Jamie.
Ses longs cheveux noirs volètent au rythme de la brise qui souffle insidieusement. Emmitouflée dans son grand manteau sombre, elle brise la distance qui nous sépare et s'empare immédiatement de mes mains tandis que Nico nous dépasse.
-Tu es gelée !
-Où sont-ils ? contré-je sans ménagement.
-Juste là.
Son index désigne la dizaine de crétins enjoués qui ne nous prête pas la moindre attention. Le visage fermé, elle me supplie d'un regard implorant. Son inquiétude transpire par tous les pores de sa peau.
-Ne le laisse pas faire cette course !
-Tu... tu lui as parlé ? Tu lui as dit que c'est une mauvaise idée ? Jamie, dis-moi que tu lui l'as dit ?!
-Bien sûr mais il ne veut rien entendre ! Il... il est bizarre, je crois qu'il a un peu bu.
Cette information me fout autant en rogne qu'elle m'affole davantage. Il est vraiment irresponsable.
-Et qui sont tous ces gens ?
-Des copains de Sam. Je ne les connais pas mais je ne les sens pas. Ils se sont tous foutu de ma gueule quand j'ai voulu dissuader . Evidemment, ils ont essayé de le chauffer encore plus en le traitant de mauviette.
Je fulmine en dépassant mon amie. Je crois n'avoir jamais été aussi énervée que ce soir.
-Attends, m'apostrophe Jamie en me retenant par le coude. Vas-y doucement, il n'est pas comme d'habitude.
-Oh ne t'en fais pas, je sais bien. Ça fait trois sines qu'il s'est transformé en gros con !
De la terre s'envole autour de moi à chaque foulée. Je distingue maintenant bien plus clairement ceux qui encerclent les bécanes sur lesquelles Sam et sont affaissés. Je pense les connaitre mais je ne me rappelle pas vraiment pourquoi et honnêtement, je m'en fous totalement. Je ne suis concentrée que sur un seul homme. L'homme qui se dandine exagérément sur l'engin pour jouer les gros durs. L'homme que je croyais connaitre par cœur. L'inconnu qui me fait face.
Les copains de Sam s'écartent légèrement quand je m'approche, Jamie sur mes talons.
-Aaah ! Une nouvelle supportrice ! Hé beauté, t'as oublié ta mini-jupe et tes pompons !
-Ta gueule connard, juré-je en jouant des coudes pour fendre la foule.
Le visage faussement assuré de se fissure imperceptiblement lorsqu'il m'aperçoit.
-Qu'est-ce que tu fais là ? C'est toi qui l'as appelée ? invective-t-il Jamie sans aucune gêne.
-Descends de cette moto c'est trop dangereux !
Mon ton tranchant ne le fait pas sourciller. Il me défie du regard, porté par les cris des mecs rassemblés autour de nous qui ne perdent pas une miette de ce spectacle. J'inspire longuement pour me calmer et lancer une offensive plus modérée.
-Est-ce que je peux te parler s'il te plait ?
pose les deux pieds au sol sans râler. Première victoire. Je m'éloigne de la foule pour nous trouver un peu d'intimité. Parqués dans l'ombre, nous nous toisons une seconde. Une seconde pendant laquelle j'ai tout le loisir de me brûler dans ses prunelles incandescentes, de rêver de ses lèvres perdues au milieu de sa barbe, de lorgner sur ses mèches que j'aime tant sentir sous mes doigts.
- balbutié-je, soudain émue.
Sa beauté me frappe de plein fouet. Je ne l'ai pas vu depuis seulement cinq jours mais la réalité est toute autre. J'ai perdu le jour où il a sauté en parachute et depuis, je me bats contre un fantôme qui ne veut pas vraiment de moi. Pourtant, je n'ai pas le droit de déposer les armes. Pas alors qu'il a décidé de risquer bêtement sa vie.
-Ne fais pas cette course... ne prends pas ce risque alors que tu viens à peine de te remettre d'un accident qui a failli te coûter la vie. Rentre avec moi s'il te plait.
Je pose doucement ma paume glacée sur son blouson renforcé.
-T'inquiètes pas, c'est juste une course de cinq minutes. Il ne va rien m'arriver.
Sa voix parait posée mais je perçois toutes ses fausses notes. Son agacement en premier lieu. Son haleine chargée d'alcool ensuite.
-Tu n'en sais rien . Tu n'es pas un pro et tu as bu ce soir. C'est trop dangereux, rentre à la maison.
-Non. Je vais monter sur cette moto et gagner cette course. Si tu n'as pas envie d'y assister, je ne te retiens pas.
-Pourquoi tiens-tu absolument à prendre tous ces risques ?
-Parce que c'est comme ça que je me sentirai enfin vivant. C'est toi qui me l'as appris.
Ses paroles me laissent bouche bée. Ne voit-il pas que la donne a changé ? Ne comprend-t-il pas que je ne l'aurais jamais poussé à dépasser ses limites si j'avais su la vérité ? Alors que je reste gauchement plantée sur mes pieds, le garçon me tourne le dos pour regagner la ligne de départ. Et alors que ses grandes jambes musclées tapent le sol, toute l'inquiétude et la colère que j'ai ressenties ce soir se liguent pour muer en une rage démentielle qui me transcende. Il est absolument hors de question qu'il me fasse culpabiliser pour sa propre bêtise.
-Putain arrête de faire le con ! Arrête de te comporter comme un gamin capricieux incompris du monde entier ! Ouais, t'es malade. Ouais, tu souffres. Ouais, tu ne supportes pas cette merde qui entrave ton cœur. Mais t'es vivant ! T'es vivant, bordel ! T'es jeune et t'as la possibilité de vivre comme n'importe quelle personne de ton âge ! Ouvre les yeux, merde !
Il se retourne brusquement, le visage tordu de colère. Elle irradie partout, je la ressens jusque dans mes os. Derrière lui, le silence s'est installé au sein du groupe de motards. Une dizaine de paires d'yeux est centrée sur nous mais il s'en fout royalement. Il explose.
-Tu ne sais rien de ce que je vis ! Tu crois que tes belles paroles me consolent ? J'en ai rien à foutre de ce que tu crois savoir. Depuis que je suis petit, je subis la dictature des autres. De mes parents, des médecins, des profs. J'en ai marre, tu peux le comprendre ça ? J'ai failli crever et ma première pensée au réveil, c'était que si ma vie s'était arrêtée, je n'aurais pas vraiment vécu. C'est terminé maintenant. Je préfère mourir en m'éclatant que vivre sagement.
-Et... et moi ? Et nous ? Ça ne te rend pas vivant ?
-Non. Ça me rappelle juste tous les sacrifices que je dois faire au quotidien.
Mon cœur s'effrite. S'effondre. Finit en miettes à mes pieds. Se dissout dans la terre et disparait dans la noirceur de la nuit.
-Je n'y arrive plus . Je ne peux plus faire semblant.
-S-semblant ? hoqueté-je entre deux sanglots.
-Semblant que quand je te regarde, je ne vois pas tout ce qu'on m'interdit. Semblant d'avoir envie d'être coincé avec une fille qui se prend pour mon garde-malade. Semblant de ne pas savoir qu'un peu de folie m'attend quelque part.
Ma main s'écrase sur mes lèvres baignées de larmes quand je comprends ce qu'il est en train de me dire. Mes yeux s'arrondissent comme deux orbites mais je ne le vois plus. Moi non plus, je ne peux plus faire semblant. Je m'affaisse sous le poids de ses paroles, de ses mots, de ces lettres, de ces milliers de petits poignards qui se plantent un à un dans ma chair, de ces balafres qui s'inscrivent par-dessus toutes celles contre lesquelles je lutte constamment, en vain.
-Laisse-moi tranquille une bonne fois pour toutes . Ça vaut mieux pour tout le monde.
Le regard perdu dans la brume qui m'entoure, je ne le vois pas s'éloigner tout comme je n'entends pas Jamie accourir à mon secours, passer ses bras autour de ma taille et me soutenir de toutes ses forces.
Quelqu'un crie au loin. Une voix d'homme. Des insultes. Puis des bruits de moteurs. Des bruits métalliques qui me rappellent l'odeur du sang qui rode dans les parages.
Mais je m'enfonce dans ma bulle. Je suis déjà loin, j'ai besoin d'échapper à ce massacre. J'ai mal partout, aux os, à la peau, au cœur et au corps. Je veux esquiver ces balles qui m'explosent le cerveau mais elles tournent en boucle dans ma tête.
Je ne peux plus faire semblant. Laisse-moi tranquille une bonne fois pour toutes .
Qui aurait cru que mon prince charmant m'assassinerait ainsi ? Je n'entends que les cris que je n'ai pas poussés, que l'amour qu'il a refusé. Que le bruit d'une portière qui claque derrière moi et des pneus qui crissent sur la terre.
A travers la vitre, la lumière des lampadaires clignote à intervalles réguliers. A ma gauche, Jamie blablate. Depuis combien de temps parle-t-elle toute seule ?
-... je te jure que je vais le tuer. Non, je vais d'abord le castrer puis l'étriper. Oui, voilà, je vais l'étriper. Non mais pour qui se prend-t-il avec sa crise d'ado à deux balles ? De toute façon...
Je replonge dans les abysses de mon âme esseulée pour tenter de survivre à cette destruction. Quand Jamie me secoue gentiment le bras, je comprends que je dois sortir de la voiture. Je la suis comme une automate, la laisse me déshabiller et me pousser sous le jet brûlant de la douche.
Là, sous le milliard d'infimes gouttes d'eau qui s'échouent sur ma peau gelée, à travers le rideau de pluie qui insonorise ma désolation, je me laisse aller et je m'écroule au sol.
Je hurle de douleur, de cette douleur qui me déchire les entrailles et déchiquète mon âme.
Les larmes se mêlent aux gouttes, tournoient dans le siphon avant de disparaitre pour laisser place à un nouveau chagrin, à un nouveau supplice, à un nouveau déchirement. Je ne peux pas me défaire de cette souffrance. Elle ne laisse aucune place au reste. J'aimerais tant la faire disparaitre dans le siphon elle aussi mais elle s'est incrustée dans mes cellules.