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Ses yeux deviennent soudain aussi rouges que les miens.
-Je... je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Mais dans la lettre qu'il t'a laissée, ton père disait vouloir te protéger. Quand tu es partie avec Enzo, leur vie a radicalement changé. Je ne les côtoyais presque plus. Ton père voyageait beaucoup et ta mère étaient très souvent absente. Je ne la reconnaissais plus. On s'est beaucoup éloignées. Peut-être que si j'avais insisté, été plus présente pour elle, ils seraient toujours...
Des larmes silencieuses roulent sur mes joues.
-Excuse-moi de remuer tout cela . Je sais que c'est douloureux mais la lettre de ton père m'inquiète. Les circonstances affreuses de leur mort aussi. J'ai peur que Natur'alliance ait un quelconque rapport avec leur disparition.
-Moi aussi, m'entends-je répliquer d'une voix rendue rauque par le chagrin. Mais je n'ai aucune preuve.
-De quelle lettre parle ma mère ? m'interroge en se tournant vers moi.
-Je vais vous laisser discuter tranquillement, conclut Sabine en se levant. Je t'ai tout dit mais si tu as des questions, je suis là pour toi.
Elle se penche pour m'enlacer rapidement avant de disparaitre dans le couloir. me scrute avec intensément. Mon estomac se tortille dans tous les sens.
-Mon... mon père a donné une lettre à mon attention à ta mère. Il voulait m'expliquer ce qui s'est passé le jour de mon départ.
Aussitôt, ses yeux s'écarquillent.
-Tu... t'en souviens ?
-Oui, soufflé-je. J'ai participé à une séance d'hypnose aujourd'hui et tout m'est revenu.
-D'hypnose ? Mais c'est quoi ces conneries ? Ne me dis pas que tu t'es encore laissée avoir par Natur'alliance ?
-Je ne me suis pas « laissée avoir » comme tu le dis. Je veux juste qu'ils pensent que je leur fais entièrement confiance.
-Ouais, bon, bref, grince-t-il. Que s'est-t-il passé ?
-Tu te rappelles quand je suis revenue te voir après être rentrée chez moi ? Je voulais te parler mais tu étais avec cette fille...
-Oui, je m'en souviens. Tu n'étais pas très cohérente. Tu avais beaucoup bu et fumé ce soir-là. Je t'ai dit de rentrer chez toi te reposer.
-Je ne suis pas rentrée tout de suite. Je n'étais pas bien, mon père venait de m'annoncer qu'il voulait que je parte en catastrophe et toi, tu étais avec cette fille et tu n'étais pas très content que je vous aie interrompus. J'ai marché un long moment sous la pluie et quand j'ai finalement regagné la maison, il y avait un mot scotché contre la porte. On aurait dit ton écriture.
-Un mot ? Avec mon écriture ? Mais je ne t'ai pas écrit de mot cette nuit-là ! J'ai renvoyé la fille chez elle parce que je n'étais plus d'humeur et je me couché en me disant que je viendrai te parler le lendin. C'était quoi, ce mot ?
-Tu disais que je foutais la merde dans ta vie, que je te saoulais et que tu en avais marre de moi. Que... tu voulais faire ta vie avec d'autres filles.
Effaré, se lève brusquement du canapé.
-C'est quoi ces bêtises ? je n'ai pas écrit ça ! Je n'aurais jamais pu te dire te telles méchancetés !
-Maintenant, je le sais. Mon père a avoué dans sa lettre qu'il avait falsifié ton écriture parce qu'il savait que le seul moyen de me faire partir, c'était que je crois que tu ne voulais plus de moi. Il dit avoir fait ça pour me protéger, mais je ne sais pas de quoi.
Un interminable silence s'installe entre nous ; épais, étouffant. Debout face à moi, me fusille désormais de son regard noirci.
-Tu l'as cru...
- je...
-Tu m'as cru capable de te faire du mal.
Ses mots flottent dans l'air à mesure qu'il recule. La déception qui se peint sur ses traits est telle que je ne peux plus bouger.
-La vérité c'est que tu n'as jamais eu confiance en moi. Pendant des années, je suis devenu fou à essayer de comprendre pourquoi je t'avais perdue. Et aujourd'hui, tu me dis que c'est à cause d'un tout petit bout de papier et d'une écriture grossièrement imitée ? Je croyais vraiment qu'on valait mieux que ça.
s'engouffre dans le couloir. Il ne reste plus que moi, mes larmes et ma colère sur ce foutu divan. De rage, je me lève pour suivre ses pas.
- ! Ne t'avise pas de partir comme ça !
J'attrape le garçon par le coude pour le forcer à se retourner. Son corps est plus tendu que la corde d'un arc.
-Ne me parle pas de confiance quand tu es celui qui m'a caché sa maladie pendant des années !
Nous nous toisons une minute, le temps pour nos regards d'assassiner la moindre brindille d'espoir qui grésillait encore dans mon cœur après notre douce nuit d'amour.
-Je crois qu'on s'est tout dit .
Je recule d'un pas. Il attrape sa veste et quitte la maison. Un silence assourdissant succède à la tempête. Je reste plantée devant la porte close, bouillonnant d'une multitude d'émotions contradictoires. A l'étage, j'entends Sabine qui s'active dans les chambres. Je ne peux pas rester ici. Il faut que je parte, et vite.
Je chope les clés de la Mustang au fond de mon sac en foulant l'herbe. L'air est humide et le ciel grisonnant. Quand mes mains accrochent le cuir du volant, je mets de côté toutes mes pensées pour me concentrer sur le bitume. Cap au nord, en faisant bien attention de n'emprunter que des routes sinueuses. J'ai besoin de me mettre en danger et de prendre des risques pour évacuer. La route est humide et la voiture n'adhère pas parfaitement à la chaussée. C'est parfait.
Deux heures plus tard, mes bras raides sont toujours soudés au volant. Je me suis fait assez peur pour aujourd'hui, je crois. Un dilemme s'impose désormais à moi : je pourrais m'échouer une nouvelle fois sur le sofa de Jamie ou bien prendre une cuite monumentale. Le visage d'Andy passe furtivement devant mes yeux. serait fou s'il me savait seule avec lui, les veines pleines d'alcool. Mais même si la tentation de le faire sortir de ses gonds est grande, je ne veux plus jouer à ce genre de jeu. A contrecœur, je renonce à mon plan.
A la nuit tombée, je retrouve l'appartement de Jamie vide. Je troc tout de suite mes vêtements contre un legging et un pull extra-large. Bien trop de tristesse tourbillonne au fond de mon cœur quand je branche ma playlist sur la stéréo. Mais ce soir, j'ai besoin d'exorciser ce que je ressens. Un stylo et une feuille blanche, je n'ai besoin de rien d'autre. Alors, je ferme les yeux et je déverse toute la rancœur que je ne sais pas exprimer.
A peine ai-je griffonné le dernier mot que je l'envoie aussitôt par il à . Puis j'éteins mon ordinateur et je laisse la nuit s'abattre sur mes pensées torturées. Le lendin matin, je ne suis pas étonnée de ne découvrir aucun nouveau message. Si n'a jamais été du genre boudeur et qu'il a toujours préféré désamorcer les situations électriques, il a bien changé. Et je ne suis pas encore prête à affronter cette nouvelle version.
***
L'album d'Imagine Dragons hurle à tue-tête dans la grande maison de mes parents pendant que je m'affaire à débarrasser les lieux. Haletante, je tire un immense carton jusqu'à l'entrée, là où j'en ai déjà entassé des dizaines d'autres. Je vais avoir besoin de bras musclés pour les évacuer.
Pour me défaire de cette morosité qui me colle à la peau, je me suis mis en tête de vider la maison. J'ai pris cette décision quatre jours plus tôt, au lendin de ma dispute avec . Revenir ici n'a pas été facile mais la colère que je ressentais envers mon père m'a aidée à faire abstraction de tous ces fantômes. Sans réfléchir à rien d'autre que la musique qui résonne contre les murs, j'ai passé quatre journées exténuantes à trier, ranger, jeter et réorganiser ma vie passée. Me replonger dans les albums photos fut douloureux mais revoir le regard aimant de mon père m'a fait prendre conscience qu'il n'a pas agi pour me blesser. Il a dit qu'il voulait me protéger et je le crois. Mon papa m'aimait, j'en suis certaine. Et chaque jour qui passe, je renoue avec une certaine sérénité qui m'aide à me souvenir paisiblement de mes parents.
Tous les soirs, je rentre dormir chez Jamie. J'ai commencé à lui parler de l'idée qui me trotte dans la tête et elle semble vraiment enthousiasmée par mon projet. Je sais qu'elle se fiche pertinemment que je squatte son canapé mais j'ai récemment réalisé que je n'avais plus de foyer. Depuis que je suis sortie de l'hôpital, je me laisse porter par les évènements. Il est grand temps que je redevienne l'actrice de ma propre vie. J'ai donc décidé de vider la maison de mes parents et de changer toute la déco pour créer mon propre nid. J'aimerais investir l'étage et consacrer le rez-de-chaussée à un lieu d'accueil convivial. Dans mes rêves les plus fous, je me vois à la tête d'une structure qui viendrait en aide aux adolescents perdus dans leur propre vie. Je veux créer un cocon, un foyer où les jeunes pourraient se retrouver et apprendre à gérer leur mal-être autour d'activités artistiques et créatives. Je veux tendre la main à ceux qui, comme moi ne savent pas se servir des mots pour exorciser leurs démons. Même si je ne sais absolument pas si je viendrai au bout de ce projet, ça me fait du bien de me sentir de nouveau active.
Mes longues journées de labeur m'ont déjà permise de débarrasser entièrement la chambre de mes parents, le bureau de mon père et la chambre de mon frère. J'ai également pris rendez-vous avec une association qui vient en aide aux plus démunis pour leur faire don de tout le mobilier que je ne veux plus. Il ne me reste plus que ma chambre et l'étage sera vide.
Comme mon cœur.
Ce satané machin que j'ai enfermé à double tour il y a des années mais qu'un garçon aux yeux clairs a fait exploser.
Je ne veux plus l'écouter. J'ignore le trou béant qui grignote ma poitrine et la douleur qui irradie au plus profond de mon être à chaque fois que j'entends le prénom de . Je ne sais pas vraiment comment faire autrement de toute façon. Il n'a jamais répondu à la chanson que je lui ai envoyée par mail et je n'ai plus envie de m'attirer ses foudres. Alors je range, je trie et je nettoie pour oublier. Il y a des soirs où je me dnde ce qui me fait le plus mal : son silence ou ses mots ? Ces nuits-là, je m'endors sans trouver de réponse.
Je secoue la tête pour chasser mes idées noires. Tandis que j'empile un nouveau carton au pied des escaliers, la sonnette se fait entendre. Surprise, j'ouvre la porte avec réticence. Une pointe de déception s'infiltre sous ma peau. Là où j'espérais secrètement découvrir celui de son fils, c'est le visage souriant de Sabine qui m'accueille.
Son regard se voile aussitôt qu'elle aperçoit les affaires que je projette de bazarder.
-Tu nous quittes ?
-Non, je fais simplement un peu de place.
-Tant mieux. Je suis venue te prévenir que nous allons repartir dans notre maison de campagne.
Je ne m'y attendais pas du tout.
-Notre garçon a besoin d'espace et je crois que notre présence l'étouffe. Il nous a dndé de lui faire confiance. Il est assez grand pour qu'on puisse le laisser gérer seul sa vie, pas vrai ?
-Bien sûr.
-Je te le confie ma chérie. Prends bien soin de lui et sois patiente. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi. Je serai toujours là pour toi.
-Merci Sabine, murmuré-je en acceptant son étreinte maternelle.
Ce petit interlude me chamboule totalement. Leur départ me surprend mais je peux aisément imaginer l'inconfort qui régnait dans leur maison, avec un bougon qui souhaite vivre sa vie sans qu'on lui rappelle constamment qu'elle est en sursis. Cependant, j'aimais l'idée d'avoir Sabine près de moi, comme si elle comblait un peu le manque que ma mère a creusé par son absence. Je me sens de nouveau un peu plus seule encore, plombée par la désagréable impression que je n'ai pas le droit d'être si triste. Après tout, je ne suis que... que quoi d'ailleurs ? Leur voisine ? La fille de leurs amis ? La copine de leur fils ? Je ne sais même pas si c'est toujours le cas.
L'après-midi coule dans une brume morose jusqu'à ce que la sonnerie retentisse de nouveau, laissant apparaitre Nico derrière le bois foncé.
-Ah ! Te voilà enfin ! Je t'ai cherchée partout !
-Comment ça ? réponds-je en le laissant entrer.
-Tu ne réponds pas au téléphone et tu n'étais ni chez ni chez Jamie. Je me suis dit que j'allais attendre de venir ici avant de lancer un avis de recherche.
-Désolée, je suis juste assez occupée. Je ne consulte pas beaucoup mon téléphone ces jours-ci.
-Je vois ça, lance-t-il en jetant un coup d'œil aux cartons amoncelés à côté de moi. Qu'est-ce que tu fabriques ici ?
-Je fais du tri et crois-moi, il y a de quoi faire !
Mon ton faussement joyeux ne le trompe pas, je le lis dans son regard. Pourtant, il se contente de planter une bise sur ma joue avant de se débarrasser de son manteau et de retrousser ses manches.
-On commence par où ?
Je reste une seconde coite, surprise par la bienveillance qui se dégage de son visage fraternel.
-Par... l'étage, conclus-je maladroitement.
Nico ne fait cas de mon trouble puisqu'il grimpe déjà les marches. Je lui emboite le pas en reprenant mes esprits.