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Jamie me plante une bise sur la joue et disparait tandis que je m'affale sur le canapé, la tête la première. Le studio baigne dans la pénombre, laissant mes pensées rebelles vagabonder vers le passé, vers cette nuit que je revis désormais partiellement. Les yeux clos, je me revois adolescente, les cheveux trempés et les paupières ravagées de larmes. Je sens de nouveau le grain du papier entre mes doigts et mon cœur pulvérisé par les mots assassins de cette maudite lettre. Je me souviens m'être roulée en boule dans un coin de ma chambre et avoir hurlé silencieusement de douleur. Je me rappelle avoir épuisé toutes mes forces et toutes mes larmes. Et c'est seulement à cet instant que j'ai réussi à me relever et à faire ma valise. Je revois les rayons orangés d'un soleil qui se lève et la noirceur du poids qui avait pris place dans ma poitrine. Je ressens encore la surface crevassée de mon cœur, abimé par le plus gros chagrin que j'ai jamais connu. La sensation du gravier qui crisse sous mes semelles lorsque je quitte ma maison au petit matin sans jeter un regard en arrière. Le bruit de la portière qui claque pour tirer définitivement un trait sur ma vie. La douleur. Le vide. Et le chagrin.

Je me souviens de tout. Sauf de ce qui était écrit sur cette putain de lettre.

Les mots ne sont pas clairs dans ma tête, je ne distingue que des ombres floues. Je sais simplement qu'ils m'ont détruite. Et j'ai beau rassembler toutes mes forces, je ne parviens pas à mettre le doigt sur l'une des dernières pièces du puzzle qu'était ma vie.

Quand l'aube pointe le bout de son nez, je n'ai dormi que quelques heures. Un instant, je suis tentée d'appeler pour lui raconter ce dont je me souviens et mendier un peu de soutien mais je me reprends vite. Si je ne veux pas abandonner notre relation, je ne suis pas non plus prête à encaisser un nouveau rejet de bon matin. Je me contente donc d'un petit message qui restera sans doute sans réponse.

Moi : J'espère que tu es bien rentré hier. Est-ce que tu penses qu'on pourra se voir un moment ce soir ? Tu me manques.

Après avoir balancé mon téléphone dans mon sac, je me prépare en vitesse pour rejoindre Natur'alliance. Les tensions dans mon couple ont au moins le mérite de redoubler ma motivation à faire tomber le Dr Copri. Et s'il n'existe aujourd'hui aucune preuve concrète, tous mes soupçons convergent vers un seul et même homme. J'ai donc décidé de passer à l'étape supérieure.

Je me présente à l'accueil une heure plus tard.

-Bonjour, pouvez-vous m'indiquer où se trouve le service comptabilité ?

-Au fond du couloir sur votre gauche, marmonne l'hôtesse sans lever les yeux de son classeur.

Toujours aussi aimable celle-la !

Je me dirige vers le bureau qu'elle m'a indiqué. Une voix mélodieuse résonne derrière la porte, m'invitant à rentrer sans plus tarder.

-Bonjour, je suis Mademoiselle Pazzi et j'aimerais faire un don.

-Bonjour, installez-vous, je vous en prie.

Un homme d'une quarantaine d'années au sourire pétillant me fait face. Il pousse une montagne de dossiers pour m'offrir une tasse de café fumante.

-Merci.

-Vous souhaitez faire un don, c'est bien cela ?

-Oui, j'aimerais reprendre les versements que ma mère avait mis en place de son vivant. Je veux faire perdurer son engagement, je suis persuadée que c'est ce qu'elle aurait voulu.

-Je comprends. Il vous suffit simplement de remplir ce formulaire et de me donner vos coordonnées bancaires.

-Parfait, réponds-je en m'emparant de la feuille qu'il me tend.

Quelques minutes plus tard, je sors de son bureau délestée de plusieurs centaines d'euros. Un goût de vengeance flotte sur mes lèvres mais je ne montre rien. Je ne me suis pas adressée directement au Dr Copri pour ne pas éveiller ses soupçons mais je sais qu'il entendra parler de mes dons très rapidement. Je veux qu'il me croie sincèrement impliquée.

Je retrouve ensuite Nathalie dans une grande salle remplie de tables sur lesquelles sont placés des flacons, des sachets et bols garnis d'herbes séchées. Qu'est-ce que c'est encore que cette connerie ?

- ! Quel bon vent t'amène ?

-J'ai envie de passer la journée avec vous. Qu'est-ce que tu organises ?

-Je mets en place un atelier d'aromathérapie. Le Professeur Monlize va bientôt nous rejoindre pour nous présenter de nouvelles huiles essentielles sur lesquelles il a longuement travaillé. Tu devrais rester avec nous . Les huiles essentielles sont très efficaces pour soigner toutes sortes de maux.

-Avec plaisir, grimacé-je pour masquer tout ce que je pense réellement de ces bêtises.

Lorsque Nathalie a fini de s'activer dans tous les sens, une dizaine de membres de la communauté nous rejoignent. Puis c'est au tour du Professeur Monlize, un grand homme d'une soixante d'années que je n'avais jamais vu, de pénétrer dans la salle. Immédiatement, les conversations futiles qui bourdonnaient dans la grande pièce cessent.

Deux heures durant, il nous bassine avec ses remèdes miracles et ses lubies ridicules. « Votre mari a un cancer ? Servez-lui cette merveilleuse tisane tous les matins et il ira beaucoup mieux ! ». « Vous souffrez de dépression ? Ne vous en faites pas, quelques gouttes de cette huile essentielle vous sauveront de vos démons ». Je dois me retenir pour ne pas secouer tous ces pauvres naïfs qui boivent ses paroles. Les personnes qui fréquentent Natur'alliance sont parfois tellement désespérés qu'elles seraient prêtes à tout pour éradiquer leurs maux. En fin de matinée, je repars les bras chargées de remèdes qui vont soi-disant m'aider à gérer au mieux mes crises d'angoisse. Inutile de préciser que je les bazarde à l'instant même où je rentre chez Jamie.

Mon petit manège dure ainsi une bonne sine. Je passe mes journées au centre, à participer à toutes sortes d'atelier, de séance ou de groupe de paroles. Le soir venu, j'essaye d'attirer l'attention de qui est complètement absorbé par son groupe de musique et le contrat qu'il veut décrocher. Il fait preuve d'un tel acharnement que bientôt, toutes leurs nuits sont dédiées à l'enregistrement de nouvelles démos. Grâce à Sam qui a transformé son sous-sol en studio amateur, les garçons travaillent sans relâche, peaufinant tous leurs titres. Quand les étoiles tachètent le ciel et qu'ils n'ont même plus la force de tenir leurs instruments, ils s'écroulent sur un vieux canapé en cuir élimé.

C'est à ce moment précis que je retrouve quelques fois mon . Lorsqu'il n'est plus que musique, ses bras passent autour de mes épaules pour me ramener à lui et me faire écouter la mélodie de son cœur. Ses lèvres se posent distraitement sur mes cheveux et je l'entends humer silencieusement mon parfum, recréant brièvement notre bulle d'amour. Et c'est grâce à ces toutes petites secondes volées que je m'accroche encore à ce Nous qui ne nous ressemble plus vraiment.

Un soir, alors que les garçons ont répété jusqu'au bout de la nuit et que je somnole sur le sofa, enroulée dans un plaid, s'accroupit et replace délicatement une mèche de cheveux derrière mon oreille. La simple sensation de ses doigts sur ma peau me réveille instantanément.

-On a besoin de toi Em'.

-Hein ?

-On a besoin de nouveaux titres et tu es la seule à pouvoir écrire pour nous.

La déception déferle à toute allure dans mes veines. J'aurais tellement voulu entendre d'autres mots dans sa bouche.

-Je... je n'arrive pas trop à écrire en ce moment, grommelé-je en me renfrognant.

Le lendin matin pourtant, je me surprends à défier ma feuille blanche de mon encre noire. Malgré d'innombrables ratures, rien ne vient. Et j'ai beau me forcer, essayer, tout tenter, je ne parviens pas à aligner un seul couplet. La dnde de résonne à nouveau dans ma tête. Je suis tellement en colère qu'il me croit capable d'écrire en ce moment !

L'eau brûlante de la douche n'apaise pas mon agacement, au contraire. Quand l'album de Niall Horan se déclenche dans ma playlist, je ne peux m'empêcher de me concentrer sur une chanson en particulier et de ruminer ces paroles qui s'impriment dans mon esprit. Une à une, elles me ramènent à l'homme que j'aime et au gouffre dans lequel on s'enlise. C'est sans doute parce que je ne trouve plus les miens que je m'autorise à emprunter ses mots.

Avant mon habituelle visite à Natur'alliance, je fais un petit saut chez . Bien sûr, il a déjà décampé je-ne-sais-où mais tant pis. Je dépose les paroles de Fire away sur son bureau puis je repars aussi vite.

Au moment où je passe les portes du centre, j'aperçois Jason et le Dr Copri qui discutent tranquillement dans le hall d'entrée. Mon corps se tend immédiatement à la vue de l'homme qui est, j'en suis certaine, derrière la mort de mes parents.

- ! Quel plaisir de vous voir ! claironne Jason.

Je lui offre mon plus beau faux sourire.

-Je vous attendais, continue-t-il. J'ai réussi à organiser un nouvel entretien avec notre fidèle thérapeute spécialisé dans l'hypnose. Je vous avais déjà proposé une séance que vous aviez déclinée, vous vous souvenez ?

Instinctivement, je recule. Le poids du regard du Dr Copri me met tellement mal à l'aise.

-Euh... oui.

-J'aimerais vraiment que vous acceptiez de passer un moment avec lui. Je vous connais bien maintenant et je vous assure qu'il saura vous écouter et dénouer les angoisses profondément logées en vous.

Je ne veux pas faire cette séance. Je ne veux pas perdre le contrôle de mon esprit ici. Mais le Dr Copri me scrute avec une telle intensité que je me retrouve coincée. Si je refuse, tous mes efforts pour lui faire croire à mon embrigadement seront réduits à néant. C'est avec une affreuse boule dans la gorge que je m'entends lui répondre :

-C'est d'accord.

Le sourire de Jason se répand sur son visage. L'homme à sa droite me lance un regard entendu. J'ai déjà l'impression de m'embourber dans les ennuis alors que la séance n'a même pas commencé.

-Je suis ravi que vous ayez enfin décidé d'être entièrement avec nous, annonce le Dr Copri. Faites-nous confiance, nous allons prendre soin de vous.

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