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J'ai passé l'après-midi les yeux fermés, assise sur une chaise dans une salle sombre, entourée d'hommes et de femmes que je ne connais absolument pas, à écouter un fanatique répéter une multitude de phrases simples mais directives. Après avoir enchainé des exercices de respiration - particulièrement ridicules, si vous voulez mon avis – Jason nous a progressivement reconnectés avec la réalité. Sa voix grave mais douce associée à la lumière tamisée nous avait plongés dans une dimension particulière où il était pratiquement impossible de ne pas écouter ses suggestions verbales. Lorsque nous avons émergé de ce brouillant perturbant, mes compagnons de galère arboraient tous un sourire niais et un air reposé.
J'ai profité du petit goûter qui était mis à notre disposition pour faire connaissance avec l'une d'entre eux. Une femme d'environ quarante-cinq ans m'a interpellée pour me parler de ma mère, qu'elle connaissait bien apparemment. Nathalie – c'est ainsi qu'elle s'est présentée – souffre des mêmes troubles que ma maman. Elles se sont rencontrées lors de leurs premières séances d'initiation et elles ont rapidement entamé leur cheminement ensemble, participant pratiquement à toutes les séances organisées par Jason. La quarantenaire aux cheveux clairs et au regard noisette semble au bord des larmes à l'évocation de celle qui m'a donné la vie.
La gorge nouée, je repousse la déferlante d'émotions qui point dans ma voix pour me concentrer sur ma mission. J'en profite pour lui proposer un rendez-vous en aparté afin de partager nos souvenirs et nos expériences ; nous échangeons nos numéros de téléphone avant que je quitte le centre.
Ce soir, les garçons jouent sur la scène du festival du Grand Pont et je ne suis pas en avance. Je me hâte de grimper dans ma voiture et d'engloutir les kilomètres, l'esprit focalisé sur l'expérience que je viens de vivre. Je ne sais pas vraiment quoi en penser. Bien sûr, je ne crois pas un mot aux idioties que ce centre prône mais lorsque je me suis retrouvée au cœur du groupe, à écouter les suggestions positives de Jason, un sentiment bizarre a fait son apparition. Une sorte de conviction, presque un bien-être. Et c'est ce qui me fout la trouille.
Ces séances de groupe s'apparentent à de la manipulation et j'ai de plus en plus peur de ce que je vais découvrir. Il est tellement facile de manipuler des personnes faibles en plantant dans leur esprit des idées pour contrôler leur comportement sans qu'ils n'en soient réellement conscients. Dans ce genre de cas, la pression du groupe peut vraiment les pousser à se conformer aux autres, quitte à oublier leurs convictions primaires. La question est maintenant de savoir dans quel but ?
Le fil de mes pensées s'étiole lorsque je me gare sur le parking sauvage du festival. Au loin, j'entends des chanteurs s'égosiller, des fans s'époumoner et des instruments résonner. Je relègue en arrière-plan mes doutes en m'avançant à travers la foule. Un rapide coup de fil à Jamie me permet de retrouver mes amis.
-Ah bah enfin, te voilà ! Les garçons passent dans cinq minutes à peine.
-Ouf, j'avais peur de les avoir ratés !
Je salue Sophia et Alexandre puis je claque une bise sur la joue de mon frère, absorbé par sa conversation avec Laura. Je n'aime pas du tout le sourire benêt qu'il arbore en sa présence.
-Est-ce que tu vas bien ? interrogé-je Jamie qui semble plutôt tendue.
-Oui oui, répond-t-elle rapidement.
Son regard ne me pousse pas à creuser plus loin. J'imagine qu'elle n'a pas envie de parler de ses états d'âme en public mais je ne me voile pas la face. La présence d'Alexandre ne doit pas l'aider à se sentir très à l'aise. Pour preuve les incessants coups d'œil qu'elle lance en direction des tourtereaux. Je commence à papoter de tout et de rien pour lui changer les idées mais je suis rapidement surprise par l'attitude de Sophia, que j'observe à la dérobée. Elle aussi semble danser d'un pied sur l'autre, esquivant gentiment les marques d'affection de son petit-ami pour jeter quelques œillades volées à mon amie.
-As-tu parlé à Sophia de ce que tu ressens ? chuchoté-je discrètement à l'oreille de Jamie.
-Non pourquoi ?
-Je la trouve bizarre, comme si elle était troublée par ta présence.
Pour toute réponse, mon amie se contente de baisser le regard.
-Il s'est passé quelque chose entre vous ? crié-je entre mes dents.
-Chuuuuut ! Et non, il ne s'est rien passé. C'est juste que...
-Que ?
Bon sang, je suis pire qu'un vampire assoiffé !
-C'est bizarre, j'ai l'impression qu'elle ressent elle aussi ce truc qui nous dépasse.
-Je pense aussi.
-Elle t'a dit quel-...
Jamie n'a pas le temps de terminer sa question que la foule se met à hurler. Je lève le visage vers la scène sur laquelle j'aperçois déjà Sam, Nico et plus beaux que jamais. Ils sont tous trois vêtus de noir et arborent une mine concentrée, fixée sur leurs instruments. Dès les premiers accords, je les sens totalement dans leur élément. Finis les doutes, envolées les appréhensions qui ont entaché leur sine. Ils sont sur le devant de la scène et illuminent déjà le festival de leur talent incomparable.
-Bonsoir, nous sommes les Lazy lads et nous avons très envie de faire la fête avec vous. Vous êtes prêts ?
Le public crie sa joie ; immédiatement les garçons commencent leur prestation avec quelques titres qu'ils ont joués au Sick one. Nico irradie de charisme, Sam fait corps avec sa batterie et vit chaque note qu'il crée avec passion. Je ne peux m'empêcher de contempler l'apaisement qui épouse ses traits et la sensualité de ses muscles qui roulent sous sa peau bronzée. Ses lèvres sont noyées dans sa barbe brune mais je suis sûre qu'elles s'étirent paresseusement. Je sens déjà leur chaleur rayonner dans les tréfonds de mon désir.
Contrairement au précédent concert, le public n'est pas seulement composé de jeunes mélomanes mais également de dizaines de groupies en quête de nouvelles proies à accrocher à leur tableau de chasse. Un petit groupe s'est déjà attroupé au pied de la scène et reluque sans gêne les garçons, essayant d'attirer leur attention avec leurs minis top qui dévoilent un peu trop de peau pour rester décents.
A mesure que les chansons s'enchainent, les groupies se déchainent. Sam joue de ses charmes et attise leur appétit. Mais c'est surtout l'attitude réservée de sagement placé derrière Nico, qui attire ces vautours. Je m'approche de la scène, mon instinct de lionne aux aguets. Comme à leur habitude, les garçons finissent leurs bouteilles d'eau en se les versant sur la tête. Les cris des jeunes filles les font sourire, je n'aime pas du tout ça.
La nuit est tombée, la basse résonne, la voix de Nico transcende l'air et la présence de fait disjoncter mon bon sens. Ses lèvres remuent timidement au rythme des paroles et maintenant que je connais leur goût, je ne peux détourner mon regard de leur courbe sensuelle. De mes iris ardents, je lèche chacun de ses mouvements. Bon sang, je veux ce garçon. Je le veux entièrement.
Comme s'il avait entendu mes pensées, relève brièvement les yeux pour finir de m'enflammer. Sa langue joue à me rendre folle et sa chemise trempée me nargue, me hurlant silencieusement de l'arracher. J'ai toujours trouvé ce garçon particulièrement sexy mais depuis que je sais que mes envies sont réciproques, je m'autorise enfin à laisser rugir le torrent de désir débridé qui sommeillait en moi.
Cependant, l'attitude des groupies commence sérieusement à me taper sur les nerfs. Elles se dandinent et même si ne leur porte pas la moindre attention, elles m'agacent. Je n'ai jamais supporté ses prétendantes, ce n'est pas aujourd'hui que nous sommes sur le point de nous succomber que je vais les accueillir à bras ouverts.
Après avoir enchainé un accord absolument monstrueux sur sa batterie, Sam laisse retomber ses baguettes, le public vrombissant à ses pieds. Pas de doute, les garçons savent comment terminer une chanson ! Nico se retourne vers ses deux acolytes, je ne distingue plus son visage mais lorsque les regards de Sam et de convergent simultanément vers le mien, je comprends.
C'est l'heure de vérité.
A ma grande surprise, Nico laisse sa place à qui s'avance, confiant, pour attraper le micro. Lui qui ne se retrouve sur le devant de la scène que très rarement a déjà fait deux exceptions pour moi. Mon cœur s'échauffe. Dans la nuit noire, son visage imperturbable est mon seul phare. Je le caresse de mes cils, pantelante à la simple idée que ma chanson sera sienne.
-Ce soir, grâce à une personne très chère à notre cœur, nous allons vous présenter la plus belle chanson jamais écrite. J'espère que nous serons à la hauteur de ses paroles, entonne d'une voix légèrement rocailleuse.
Les cordes de la guitare de Nico composent de délicieuses notes. Puis ferme les yeux, agrippe le micro et déclame sensuellement les toutes premières paroles que j'ai écrites avec mes tripes.
I'll embrace the terrific taste of trust
Ces derniers mots glissent comme du miel sur les lèvres de je crève d'envie de les cueillir de mes doigts pour les déguster, les savourer comme le plus précieux des mets mais ils s'envolent déjà à travers son souffle, glissant le long de sa barbe pour se loger au plus près de la peau fine de son cou, là son cœur donne le tempo d'une musique que je rêve de fredonner les yeux fermés. Les groupies hurlent à m'en crever les tympans mais je ne les entends plus. est partout partout partout en moi.
Son regard assombri vibre sur ma peau, détaillant sans aucune retenue chaque parcelle de peau que je lui réserve. Il me regarde et je sais qu'il me voit. Il me voit comme je ne me suis jamais montrée. Il voit les aquarelles et les fusains. Il voit les tons pastel et les nuances de gris. Il voit les ratures et les mots doux.
Et il sourit. Il sourit comme s'il observait le plus beau des diamants, son sourire enfoui étincelant dans mon cœur.
Il n'a pas peur de ce que je suis. Alors, moi non plus, je n'ai plus peur.
La lumière sur la scène n'est plus. Je quitte le public et ses insupportables groupies pour foncer vers les coulisses. Haletante, je zigzague entre les musiciens, je bouscule les gens sur mon chemin et je cours, je cours, je cours. J'ouvre une porte ; ce n'est pas la bonne. Je continue ma course, j'ouvre une seconde porte et je manque m'étaler contre le torse musclé d'un inconnu. Je prends à peine le temps de m'excuser que je suis déjà repartie. La dernière porte que j'ouvre est blanche. Comme la page qui m'attend pour tout recommencer.
Surpris par mon entrée brutale, Sam et Nico se retournent en grognant mais je ne les vois pas. Mon regard est fixé sur le garçon qui tient en otage les battements de mon cœur.
J'arrête de courir
J'avance
J'avance, j'avance, j'avance
Je tremble
Je tremble, je tremble, je tremble
Mais je suis sûre de moi
Je pose mes paumes contre la peau rugueuse de sa barbe ; les pièces du puzzle de ma vie s'imbriquent enfin parfaitement.
Je ferme les yeux ; je sens le souffle chaud et saccadé de caresser ma bouche. Puis mes lèvres caresser les siennes.
Et une gerbe d'étincelles s'embrase au creux de mon ventre, ricochant sur chacune de mes terminaisons nerveuses pour me faire perdre la tête. Si la douceur de sa peau coule sous mes doigts, la rudesse de son baiser courcircuite mes appréhensions. Je m'offre à lui sans retenue. Mon corps s'affaisse contre le sien au moment où les bras de s'enroulent chaudement autour de mes épaules, me plaquant ainsi au creux de son torse puissant. Sa respiration cahotée tinte comme un ronronnement à mes oreilles. Je me sens libérée de moi-même.
Cependant, les mains de me repoussent rapidement. Je grogne de frustration en m'accrochant coûte que coûte à ses lèvres mais le garçon aux yeux bleus baisse la tête pour délier nos bouches. Dans ma poitrine, mon cœur se fait tout petit, se protégeant déjà du rejet auquel il va sûrement devoir faire face.
-Attends Em, dis-moi à quoi tu joues...
Dans son regard, je ne lis que de l'espoir. Et cela me suffit pour me combler de confiance.
-A être moi-même, pour la première fois de ma vie.
Dans mon dos, je crois entendre mes amis hoqueter de surprise mais balaie leur réaction de ses lèvres gourmandes. Ses doigts impriment leurs empreintes sur mes hanches tandis que ses jambes s'emmêlent aux miennes pour me pousser vers la sortie. Il vient de prendre le contrôle de notre étreinte et pour la première fois, je sais que je vais le laisser me mener où bon lui semble.
Parce que je suis déjà accro à ce Nous qui me colle à la peau.