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- parle-moi.
-C'est toi qui dis ça ? me répond-t-il brutalement, les yeux toujours fixés droit devant lui.
J'encaisse. Mais sa froideur me fait mal.
-Justement. Je sais de quoi je parle.
Il souffle longuement et pourtant, j'ai l'impression qu'il aspire tout l'oxygène contenu dans mes poumons. Son silence retient en otage mes espoirs et exacerbe mes peurs. Je veux compter les secondes mais ses iris translucides les effacent toutes quand il décide enfin de m'offrir son regard. Il est perdu, triste, abattu et je n'aime pas ça. Ma main, qui n'a jamais quitté son bras, étreint doucement sa peau. Je veux qu'il sache que je suis là et qu'il n'a pas à garder pour lui tout ce qui semble le ronger. Mais mon ami ne semble pas de cet avis. D'un petit geste, il dégage son bras et ma main retombe mollement sur mon matelas.
-Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu ne sais plus rien de ma vie maintenant.
-Dis-moi ce qui ne va pas. Avant, on se disait tout !
-C'était avant. Avant que tu partes et que tu me laisses seul me démerder avec toutes les conneries qui sont tombées sur la tête.
Outch !
-Je suis là maintenant. Tu n'es plus tout seul. Raconte-moi ta vie. Dis-moi celui que tu es devenu.
Ses iris perçants sont assombris par un mélange de peur et de rancœur qui confère au bleu clair de ses yeux une nuance plus sauvage. Je frissonne. C'est comme s'il me mettait au défi de redevenir l'amie qu'il a perdue. Je me décale légèrement pour lui laisser un peu de place sur mon matelas puis ma main ruisselle dans la sienne pour le rapprocher de moi. Il me laisse faire, son regard toujours rivé au mien. Je sais qu'il sonde mes intentions et qu'il ne me fait plus confiance mais je sais aussi que je suis toujours parvenue à le rassurer pour qu'il s'ouvre à moi. Alors je continue d'agir comme je l'ai toujours fait et mes gestes familiers semblent ébranler sa garde. Il finit par s'asseoir sur mon lit et allonger ses jambes le long des miennes. Je vois que ses cuisses me touchent et je ne peux détourner mon regard de sa peau qui se colle à la mienne. Mon cœur bat instantanément plus vite. Je ne sens rien. Pas le moindre chatouillement. Pas le moindre frisson. Et je donnerais tout pour redécouvrir cette sensation qui fait galoper mon organe vital sans raison.
-T'as un boulot ?
Je commence par lui poser une question simple. Sa voix grave s'accorde avec la mienne pour donner le tempo de cet instant confidence.
-Ouais. J'suis tatoueur.
-Quoi ??? Mais t'as toujours détesté les aiguilles !
-Ouaip et alors ?
-Bah, je sais pas. Comment tu peux être tatoueur et avoir peur des aiguilles ?
-Je tatoue les autres, pas moi. J'aime le fait que les gens viennent me voir pour me confier une partie de leur histoire. Qu'ils me fassent assez confiance pour que je la grave sur leur peau et qu'ils apprécient mes dessins.
a toujours aimé dessiner. C'est un artiste au sens large du terme. L'art modèle sa vie, que ce soit au rythme des notes de musique qu'il fait souvent vibrer en public ou du son de son fusain glissant sur un morceau de papier qu'il ne dévoilera jamais à personne. Je sais qu'il les range dans une grande pochette verte qu'il garde précieusement et je n'ai jamais eu la chance de les découvrir, même quand nous étions inséparables. C'est son jardin secret.
-Je déteste le bruit de l'aiguille mais j'adore voir l'encre s'infiltrer sous la peau pour dévoiler ces bouts de vie que je mets en couleur.
-Et toi, tu es tatoué ?