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Sans plus m'adresser le moindre regard, tourne les talons en secouant la tête, sa déception suintant par tous les pores de sa peau. Au moment où il pose la main sur la poignée de la porte, un cri me traverse la trachée sans que je ne sache vraiment d'où il vient :
-Non ! attends !
Je me suis redressée dans mon lit, une véritable peur me poussant à envoyer bouler mes mauvaises habitudes.
-Non... ne pars pas, s'il te plait.
Le désespoir dans ma voix me terrorise. Non pas que je n'ai pas l'habitude de l'entendre mais plutôt parce que c'est la première fois que je le laisse s'exprimer en présence de quelqu'un. Et ça me fout une trouille bleue putain ! Alors, sans réfléchir, ma carapace reprend le dessus et je scelle mes lèvres. Je ravale toutes mes peurs pour les laisser pourrir mes entrailles et j'enfile un masque. qui s'est retourné quand j'ai crié, explore chacun de mes traits pour comprendre ce qui se passe dans ma tête mais le gouffre que je creuse désespérément entre nous est si profond qu'il s'y perd. Il frotte sa barbe qui râpe sous ses doigts calleux en soufflant longuement, le regard perdu.
Mon cœur tabasse ma poitrine comme un forcené. Quelques infimes secondes restent suspendues entre nous, retenant nos respirations, nos craintes et nos espoirs. J'ai terriblement envie qu'il réussisse à lire entre mes lignes mais je ne peux pas lui dnder l'impossible. Une autre minute se forme, tombe sur moi et se fraye un chemin sur ma joue, mon cou, mes angoissesA. Elle enrobe toutes ces phrases qu'il faudrait que je murmure pour les faire disparaître dans un océan de non-dits. Et je reste ainsi, paralysée entre la peur de me montrer vulnérable et celle de perdre définitivement mon ami. Je crois que sent ma détresse à travers mon silence puisqu'il fait quelques pas dans ma direction.
-Tu veux bien me répondre ? s'enquiert-il d'un ton cajoleur qui m'agace autant qu'il me réconforte.
Je respire une fois. Je hoche la tête une fois. Mon cœur s'arrête de battre une fois. Et pour une fois, je me force à rassembler mon courage pour le laisser revenir dans ma vie.
-Ok. Alors pourquoi est-ce que tu m'as mis à la porte il y a quatre jours ?
Son regard est si transcendant que je suis incapable de le soutenir. Lui confier ce que j'ai sur le cœur ne fait pas franchement partie de mes spécialités mais si en plus je dois le regarder bien en face, je sais d'avance que je serai incapable de finir ma phrase. Je tourne alors le visage vers la fenêtre. Le soleil est en pleine forme aujourd'hui. Il inonde le parc de ses rayons insouciants, faisant le bonheur des malades grouillant sur les bancs. Je laisse courir le bout de mes doigts sur les touches de son ipod et je me nourris de tous les souvenirs qui émergent.
-J-je... j'a... j'avais p-peur. Je vois bien que tu m'en veux et je voulais pas que tu restes ici par... par pitié.
Les mots sur ma langue sont de minuscules petits épines qui s'accrochent à ma forteresse, déchirent mes protections et me laissent un goût amer quand ils quittent mes lèvres. Celui de la vulnérabilité. Et putain, je déteste ça.
-Et pourquoi t'es partie quand on avait seize ans ?
-J'en sais rien . Je... je ne me souviens de rien depuis ce jour-là.
Une seconde. Un silence. Un regard.
-Quand je suis sortie du coma, les médecins ont découvert que je souffre d'une amnésie partielle. J'ai oublié les sept dernières années de ma vie.
Mon ami hoquète de surprise tandis que ses doigts se crispent légèrement autour du drap blanc qui recouvre mes jambes. Je les fixe ardemment, redoutant l'instant où la pitié va les pousser à agripper les miens. J'attends, j'attends, j'attends mais cet instant ne vient jamais. Quand je relève la tête, ses yeux me happent instantanément. Ils expriment tant de choses dans un alphabet que je ne comprends pas que je suis perdue. Pourquoi les A ne sont plus des A ? Et pourquoi ces mots que je ne comprends pas s'insinuent quand même à travers mes fissures ?
-Et... reprend-t-il de sa voix enrouée par l'émotion. Et tu sais si tu vas rester comme ça pour toujours ?
-Non. Ils m'ont fait passer plein de tests et ils disent que rien n'est irréversible pour l'instant. Ah et tant qu'on y est, je ne peux plus marcher non plus. Et c'est pareil, je dois attendre pour voir si je récupérerai un jour mes jambes.
-Quoi ???
Son regard affolé et son corps tendu engloutissent tout l'oxygène qui nous entoure. Je ne sais pas vraiment quoi faire ni quoi penser alors je le laisse digérer toutes ces bonnes nouvelles.
Il finit par s'asseoir sur le bord de mon lit, les épaules voutées et la tête baissée.
-Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Je lui raconte alors ce que les policiers m'ont rapporté. Au fil des mots, le masque qu'il portait ces derniers jours part en fumée. Je retrouve enfin le visage si expressif de mon ami d'enfance. Ses sourcils noirs qui se rejoignent quand il est préoccupé. Ses lèvres si roses qui se pincent quand il est contrarié. Ses mains qui frottent son menton désormais recouvert d'une barbe qui lui va à merveille quand il plonge dans ses pensées. Et ses yeux, si vivants, éclairés, animés.
Le souffle d'espoir qui m'assaille est presque trop violent. C'est sans doute pour cette raison que je laisse mon cœur prendre les commandes sans tergiverser.
-Pose-moi ta dernière question.
L'incrédulité danse sur ses traits quand il tente de déchiffrer mes paroles. Mais il finit quand même par chuchoter les mots que j'attends.
-Pourquoi je ne te reconnais plus ?
-Parce que je ne sais plus qui je suis . Depuis que je suis réveillée, je découvre une vie qui n'est pas la mienne. Je ne sais plus rien et pourtant, tout ce que je sais c'est qu'on ne peut pas continuer à se faire la guerre. Pas nous. Alors... je... je suis désolée pour tout le mal que je t'ai fait. J'aimerais tout t'expliquer et qu'on reparte du bon pied mais je ne me souviens de rien. J'espère juste que tu pourras me pardonner et revenir de temps en temps.
Ma tirade me laisse haletante. Je sens mes joues s'échauffer et je me déteste instantanément d'avoir laissé sortir tout ça. enfouit sa tête entre ses mains en soufflant longuement, très longuement. Quand il relève le menton, mon estomac se tortille dans tous les sens. Mes yeux sont absolument incapables de se détourner de son sourire en coin et de sa petite fossette qui orne maintenant sa joue gauche. Je n'avais pas conscience que ce spectacle me manquait autant.
-Pousse-toi.
Il attrape son ipod et me fait signe de lui laisser un peu de place. Je le regarde comme s'il me parlait chinois si bien qu'il lève les yeux au ciel et ne se gêne pas pour me pousser. Il s'assoit à côté de moi, sélectionne une chanson que je ne connais pas et me tend un écouteur. Fébrile, je le mets dans mon oreille. Il m'incite ensuite à poser ma tête contre son épaule. Quand ma peau retrouve la sienne, je soupire de soulagement et peu à peu, les paroles s'infiltrent dans ma tête.
Ma maman m'a choisi des vêtement tout moche pour la rentrée. Hier j'ai essayer de les découper avec des ciseaux comme tu m'avais dit de faire mais elle m'a surpri et elle m'a grondé. Je suis puni. Je n'ai plus le droit de sortir dans le jardin après le gouté. Alors si t'as envi d'être puni avec moi, rejoint moi tout à l'heure dans ma chambre. J'ai piqué des bonbecs à la supérette et j'ai caché une bouteille de grenadine sous mon lit.
Tu fais tout le temps tout plein de fautes quand tu écris mais je t'aime bien quand même. C'était rigolo de se cacher sous ton lit hier pour le goûter mais je crois bien que ta maman m'a vue partir en douce. Elle est tout le temps gentille, je suis sûre qu'elle ne te grondera pas. Moi, ma maman ne me fait pas des câlins et des bisous quand elle est fâchée contre moi. Tu as entendu comment les deux idiotes nous ont appelés à la récré ? Em&M's. J'aime bien, c'est marrant.
Je fais des faute si j'ai envie d'abord ! Je veux bien qu'ont soit les Em&M's mais je veux pas être celui qui est bête. Alors tu sera le jaune et moi le rouge. Tu sais, tout à l'heure on va faire de l'escalade en sport mais ma maman ne veux pas que je participe. Elle dit que c'est trop dangereux. La maitresse a refusé que je reste à la maison. Je suis obligé de venir en sport et de vous regarder. Je suis sur que tout le monde va se moquer de moi.
Si quelqu'un essaie de se moquer de toi, je lui ferais un croche-patte et je lui tirerais les cheveux. On s'en fiche de ce qu'ils diront. C'est pas grave si tu ne montes pas tout en haut du mur. Moi je sais que tu es fort et que tu pourrais monter jusqu'en haut du ciel si tu le voulais. Tu viens chez moi après l'école ? Je dnderai à ma maman de faire des crêpes et on regardera les Tortues Ninja.
Je viens juste de rentrer chez moi et je ne sais pas quoi faire. Tout ce que tu m'as dit m'a complétement chamboulé. Ton amnésie, ta paralysie... ce n'est pas comme ça que j'imaginais ton retour. Moi je voulais des explications et un nouveau départ mais là... je suis perdu. Pourquoi tout doit toujours être compliqué ?
L'été est particulièrement généreux cette année. Le soleil nous offre sa meilleure prestation et la chaleur nous enrobe dans son onctuosité bienvenue. A travers la vitre de ma chambre, j'admire ces magnifiques feuilles vertes bien accrochées aux branches de cet arbre si majestueux voleter au rythme de la petite brise qui se faufile entre elles. Je crève d'envie de pouvoir sortir de cette chambre et de m'allonger dans l'herbe pour profiter de tous les petits bonheurs dont recèle cette saison. Mais il hors de question que je pose mon cul dans ce foutu fauteuil roulant ! Je préfère encore rester enfermée ici, à l'abri de tous ces regards qui ne manqueront pas de dégouliner de pitié.
En attendant, je continue de m'évader en écoutant la musique de . Depuis cinq jours, je passe mes journées le nez collé à la vitre de ma chambre et les mains enroulées autour de l'ipod de mon ami. Je dévisage chacun des éclats de soleil que je savoure, chacun des sourires que je croise, chacun de ces parfums estivaux qui contentent tous mes sens. Bizarrement, tout me paraît beaucoup plus vivant depuis que et moi avons fait la paix. Rien n'est résolu bien sûr, mais il a compris la raison de mon comportement et il semble avoir accepté l'idée que les réponses à ses questions arriveront plus tard. Peut-être. Alors en attendant que mon satané cerveau se décide à arrêter de jouer au con, il passe toutes ses fins de journée avec moi.
En cinq jours, j'ai eu l'occasion de découvrir ce nouveau . Il ressemble énormément à celui de mon enfance mais il a beaucoup changé. Ou devrais-je dire, il a beaucoup évolué. a toujours été mon roc, celui qui ne cille pas et attend tranquillement que je termine de brasser de l'air pour prendre ma main et me guider sagement vers la maison. Mais aujourd'hui, il s'affirme plus. Il mène sa vie fièrement sans même s'en rendre compte et je l'admire pour ça. Il dit ce qu'il pense. Il vit comme il l'entend. Et l'honnêteté de chacun de ses gestes me ramène inlassablement à mes mensonges. A tout ce que je ne serai jamais capable de faire voler en éclats parce que celle qui se cache derrière n'a aucune valeur. Alors je me contente de l'écouter, de le chambrer un peu et d'être fière de lui. En secret bien sûr.
Tous les soirs, quand il entre dans ma chambre, je vois bien cette furtive lueur de ressentiment qui trouble encore son regard. Il m'en veut toujours et je n'ai aucun moyen de lui donner ce qu'il attend. Tous les soirs, quand il entre dans ma chambre, mon sourire est aussi grand que la tristesse qu'il dissimule. Et j'ose croire que c'est ce qui atténue les profondeurs sombres de son lagon turquoise. Mais tous les soirs, quand il entre dans ma chambre, je comprends que quelque chose d'enfoui entache sa joie de vivre. Et malgré mes nombreuses tentatives, il se débrouille toujours pour bafouiller que tout va bien et changer immédiatement de sujet.
Ses visites sont une véritable bouffée d'oxygène. Elles me coupent de la réalité l'espace d'une heure ou deux et quelques fois, je parviens même à oublier ces foutus jambes qui ne veulent plus me porter nulle part. Mais son regard triste me ramène inlassablement à sa réalité. Celle que je ne partage plus. Dont je ne connais plus rien. Et tous les soirs quand il part, je me maudis d'avoir un jour choisi de quitter sa vie. Sérieusement, qu'a-t-il bien pu se passer pour que je mette les voiles ?
Quelqu'un frappe à la porte et m'extirpe de mes pensées. Je me redresse légèrement, mes jambes capricieuses ne me laissant pas d'autre choix que d'être inlassablement allongée dans ce lit. Un petit sourire se dessine sur mes lèvres quand je pose les yeux sur mon ami. Il entre doucement dans la chambre en tenant un grand sac de sport noir dans sa main gauche. Il le pose sur la petite table en face de mon lit et me tourne le dos pour l'ouvrir. Son attitude est étrange. Il ne prononce pas le moindre mot mais surtout, il évite mon regard.
- ?
-Huuum ?
-Regarde-moi s'il te plait.
-Attends, je m'occupe de ce truc d'abord.
Sa voix est lourde d'un poids trop encombrant pour laisser briller son habituelle joie de vivre. Ça suffit, j'en ai marre de faire semblant de ne pas m'inquiéter pour lui. Il ne va pas bien depuis plusieurs jours et je veux faire tout ce que je peux pour l'aider. Je le laisse grommeler en se débattant avec la fermeture éclair de son sac pour en extraire un gros cercle noir. Je reconnais rapidement la cible avec laquelle nous jouions aux fléchettes quand on était gamins. On passait des heures dans sa chambre à enchainer les lancers et à papoter tranquillement. Sans me dnder mon avis, mon cœur se gonfle de gratitude envers ce garçon plus qu'attentionné.
-T'as ressorti la cible ? parviens-je à formuler, la voix chargée d'émotions auxquelles je ne suis pas habituée.
-Ouaip. On va voir si t'es toujours aussi nulle avec des fléchettes dans les mains.
-Me cherche pas, je pourrais mal viser et faire atterrir ma fléchette un peu trop près de ton oreille si tu vois ce que je veux dire...
-Hé ! crie-t-il en se retournant à moitié. T'avais juré que c'était un accident !
-Désolée, je ne m'en rappelle plus. Je ne suis plus qu'une innocente amnésique, tu sais bien ! contré-je avec un petit sourire mesquin greffé aux lèvres.
-Pff t'es amnésique quand ça t'arrange ! Allez, prends tes fléchettes et laisse-moi accrocher ça au mur.
Il se retourne à nouveau pour fixer le grand cercle noir contre le mur qui fait face à mon lit et je l'observe à la dérobée, me sentant soudain presque un peu trop légère. Les muscles de son dos s'étirent lorsqu'il lève les bras pour accrocher la cible et je me perds une seconde dans la contemplation de son corps. Les veines saillantes de ses bras dessinent un chemin dans lequel je m'égare. Son t-shirt blanc à col V et son short en jeans déchiré mettent parfaitement en valeur sa silhouette pleinement sculptée et sa peau naturellement bronzée. Et les quelques petites mèches brunes qui chatouillent son cou partent dans tous les sens mais ce look un peu négligé lui va à merveille.
-Et voilà ! Dégaine la première flèche poupée !
J'ai toujours détesté ce surnom à la con qu'il s'obstine à me donner juste pour m'énerver. En guise de réponse, j'envoie ma première fléchette à quelques centimètres du centre de la cible. Il la fixe d'un regard ahuri, la bouche légèrement entrouverte. Plus fière de moi que jamais, je me mets à chantonner l'air de We are the champions. J'adore fanfaronner juste pour l'emmerder.
-La chance du débutant, ouais ! grogne-t-il en se plaçant face à la cible.
Je m'apprête à le rabrouer quand un jeune homme en blouse blanche entre dans ma chambre. Il s'arrête net sur le palier en voyant mon ami prêt à lancer sa fléchette. L'incrédulité que nous lisons sur son visage nous fait tous les deux pouffer de rire au même moment.
-Que se passe-t-il ici ?
-On s'entraine pour les JO ! réponds-je, guillerette.
-Bon, je vais faire comme si je n'avais rien vu.
Le grand maigrichon s'approche des feuilles qui pendent au bout de mon lit et note rapidement plusieurs trucs illisibles. Il nous jette un dernier coup d'œil amusé avant de refermer la porte derrière lui. Sans jamais me regarder, se positionne à nouveau et lève le bras en direction de la cible. Son corps dégage une tension qui me fait frémir. Peu à peu, le mouvement de sa main se dissipe dans un brouillard dans lequel seul son visage tourmenté éclot. Il fait tout ce qu'il peut pour enfouir ses préoccupations mais moi, je ne vois que ses sourcils froncés et ses traits tirés. Ses lèvres pincées et son regard éteint. Et mon cœur se serre pour ce garçon que j'aidais autrefois à affronter n'importe quelle épreuve. Alors qu'il s'apprête à lancer une nouvelle fléchette, je pose doucement ma main sur son bras pour stopper son geste.