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Les paupières closes, j'entends les battements incomplets de mon cœur et je pense à mes parents. A leur cœur qui ne bat plus et au mien qui boitille maladroitement. Je pense à leurs bras réconfortants qui ne me réconforteront plus, à leur voix douce qui ne me bercera plus et à leur regard chaleureux qui ne me réchauffera plus. Et j'ai mal et je pleure et je veux les retrouver. De rage, j'essuie les quelques larmes qui décorent déjà mes joues avant de me reprendre. Je ne peux pas craquer, pas ici, pas devant cet abruti de kiné. Je dois comprendre ce qui leur est arrivé et leur offrir un dernier adieu. Je rouvre les yeux, bien décidée à bosser avec ce soignant inutile afin d'avoir un jour la possibilité d'aller visiter mes parents sur mes deux jambes.
C'est grâce à cette idée que je parviens à me motiver et à me concentrer sur les exercices déprimants qu'on me dnde de faire. Quand la séance est terminée, je ne vois aucune amélioration mais je ne dois pas m'attarder sur cette pensée. Je me focalise sur le souvenir de mes parents et je me fais la promesse de me battre pour eux.
La journée s'étire douloureusement, une affreuse migraine ayant décidé de brouiller mon cerveau. Une infirmière aux tempes grisonnantes s'arrête à mon chevet pour m'administrer quelques calmants mais ils peinent à faire effet. Les heures s'enfuient dans un brouillard tourmenté. A demi-consciente, je me remémore les mots du médecin : « handicaps invisibles... troubles de l'équilibre... troubles du sommeil... migraines » et j'attends simplement que la tornade dans ma tête se calme. C'est seulement en fin d'après-midi que je parviens à refaire surface.
Mes paupières vacillent doucement pour s'habituer à la luminosité exacerbée de cette fin de journée. Je respire paisiblement, légèrement rassérénée par mon repos salvateur quand je rrque la masse avachie sur le fauteuil à ma droite. Des cheveux pratiquement blonds emmêlés et une bouille angélique regonflent immédiatement mon cœur d'espoir. J'observe une demi-seconde les traits détendus du visage de mon frère qui somnole à côté de moi, une jambe négligemment balancée à travers l'accoudoir et les bras ballants.
-Enzo !
Mon petit cri le réveille en sursaut. Il tourne rapidement la tête vers moi en se frottant les yeux.
-T'es chiante, je dormais bien, marmonne-t-il entre ses dents.
-Viens vite par ici sale morveux !
Un léger sourire relève les coins de sa bouche mais il ne se fait pas prier pour venir s'allonger de tout son long à côté de moi. Je passe une main dans ses cheveux ébouriffés, ce qui le fait instantanément lever les yeux au ciel.
-P'tain, me décoiffe pas !
-Ah parce que tu crois que tu ressemblais à quelque chose ?
-Déjà plus que toi, ouais !
Je prends soudainement consciente du désastre visuel que je dois lui offrir : d'épais cheveux bruns en broussaille, un teint blafard, des cernes gris et un t-shirt blanc en coton sans forme. Je réprime une grimace que mon frère surprend tout de suite.
-T'es pas franchement belle mais je suis content de te revoir quand même, reprend-t-il en haussant les épaules.
Je le serre dans mes bras en enfouissant le bout de mon nez dans ses cheveux éclaircis par le soleil. Ses beaux yeux verts se plissent d'espièglerie et je sais avant même qu'il ouvre la bouche qu'il va me rembarrer.
-Ouais, ouais, c'est bon, le quart d'heure sentimental est terminé.
-Le quart d'heure sentimental, comme tu dis, n'a duré que trois secondes espèce de radin !
Enzo se met à rire de bon cœur en fourrageant avec son poing mes cheveux déjà en piteux état.
-Arrête de m'emmerder et dis-moi comment tu as su que j'étais là.
Ma question stoppe son geste. Son visage insouciant se fissure légèrement pour laisser un filament d'angoisse s'infiltrer à travers sa désinvolture.
-C'est qui m'a retrouvé. Il m'a dit qu'il me cherchait depuis quelques jours pour m'annoncer que tu étais à l'hôpital. J'ai rien compris à ce qu'il m'a raconté. Merde, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
-J'en sais rien, soufflé-je. Je me suis réveillée ici il y a trois jours et les médecins m'ont appris que j'ai eu un accident. Je ne sais rien de plus.
-Quand je t'ai annoncé que je voulais rentrer en France pour... pour l'enterrement de papa et maman, tu as refusé de venir avec moi. T'as fait ta tête de mule et tu m'as juste dit que c'était trop dur pour toi. Alors te retrouver ici et à l'hôpital, t'imagines bien que ça m'a fait un choc.
Q-quoi ? Comment ça ?
-Enzo, écoute-moi.
Je déglutis difficilement, la gorge nouée.
-Je... je ne me rappelle de rien. Ces conneries de médecin disent que je souffre d'une amnésie partielle et tous mes souvenirs de ces sept dernières années m'ont échappé. Quand je me suis réveillée, je croyais avoir seize ans. Alors s'il te plait Enzo, file-moi les pièces manquantes de mon puzzle.
Mon frère se redresse légèrement afin de pouvoir m'interroger silencieusement du regard. De minuscules ridules ornent les coins de ses paupières mais il reste toujours aussi beau. Sa peau claire me semble à peine plus marquée, moins juvénile. La maturité qu'il a acquise lui confère encore plus de charme et je me dnde un instant où est passé mon petit frère au sourire enfantin.
-Sérieux ? Genre là je peux te raconter tout ce que je veux et tu vas me croire ?
-Enzo !
-Ok, ok... bon alors on vit ensemble en Italie depuis sept ans et tu enchaines pas mal de petits boulots sans te prendre la tête. Ces derniers temps, tu étais cuistot dans une cantine scolaire. Tu continues toujours avec ton appareil photo et tes stylos mais tu ne m'as jamais laissé voir ce que tu en fais.
-Mais pourquoi est-ce qu'on est partis d'ici ? Comment ça se fait qu'à seize ans, on a tout quitté ?
Mon frère se perd un instant dans ses pensées avant de reprendre la parole.
-C'était bizarre. Nos parents nous ont inscrits dans une pension en Italie et ils ont décidé au retour des vacances d'été qu'il fallait qu'on parte « faire nos propres expériences », mime-t-il avec ses doigts. Toi, tu as hurlé sur eux. Tu ne voulais pas partir et tu as passé la soirée entière à gueuler mais au petit matin, tout avait changé. Tu étais muette et tu es montée dans cette bagnole qui nous a emmenés loin de notre maison d'enfance. Je n'ai jamais su ce qu'il s'était passé dans la nuit pour que tu acceptes finalement de partir.
-Et..., reprends-je la voix enrouée par l'émotion. Et c'est comment l'Italie ?
-C'est cool, répond-t-il immédiatement, son petit sourire malicieux déjà collé aux lèvres. Toi tu fais tes conneries avec les mecs et moi, tu me laisses tranquille. Que dnder de plus ?
Je souris tristement en entendant mon frère me conter une vie dont je n'ai aucun souvenir. Je le laisse encore un moment évoquer une multitude d'anecdotes qui me font tantôt rire, tantôt froncer les sourcils. Quand il termine son monologue, deux constatations s'offrent à moi : premièrement, mon frère n'a pas changé. Il est resté ce petit gamin railleur et parfois irresponsable. Deuxièmement, moi non plus, je n'ai pas changé. J'enchaine toujours les hommes, les soirées et les cocktails.
Enzo se lève de mon lit pour se dégourdir les jambes. Je le regarde bouger ses membres avec une telle envie que je suis pratiquement sûre de baver devant lui. Voyant certainement que je le fixe avidement, il s'arrête en plein mouvement, son genou gauche remonté au niveau de son torse.
-Pourquoi tu me mates comme si j'étais un Dieu du Stade ? Enfin, je sais bien que je suis un sacré canon mais t'es ma sœur ! Arrête de me regarder comme ça !
Je pouffe en entendant ses âneries. Bon sang, ce que j'aime mon frère ! Il a toujours eu ce don inexplicable d'éloigner les nuages dès qu'il est avec moi.
-T'es con Enz' ! C'est juste que moi aussi, j'aimerais en faire autant...
-Comment ça ? m'interroge-t-il sur un ton un peu blasé, le genou toujours en l'air.
-Baisse la jambe crétin, t'as l'air d'un idiot !
Il s'exécute silencieusement en attendant mes explications. Mes yeux s'attardent sur le drap blanc qui cache mes jambes inertes et je soupire.
-Depuis l'accident, je... je ne peux plus marcher. Je ne ressens rien à partir de mes hanches.
Le pied d'Enzo retombe brusquement au sol au moment où mon frère expulse brutalement tout l'air contenu dans ses poumons.
-Quoi ? Tu... tu veux dire que tu vas rester...
Les mots qu'il ne veut pas prononcer meurent dans un silence. Mon cœur s'effrite au fin fond de ma poitrine quand je les entends.
-J'en sais rien. Les médecins disent qu'il faut attendre pour connaitre les séquelles définitives.
-Putain... c'est la merde ça...
J'éclate de rire.
-Ouais, comme tu dis. C'est la merde ça...
Mon frère commence à arpenter la chambre en continuant de parler. Il me parle de nos parents qui lui manquent et de ses interrogations concernant ce qui leur est arrivé. Il me raconte que les policiers lui ont parlé d'un accident similaire au mien et l'inquiétude se loge au creux de mes entrailles. Qui nous en veut au point de vouloir nous tuer ? Je me reprends rapidement et pour ne pas alarmer mon frère, je détourne habilement la conversation sur lui. Il m'explique avoir monté un petit groupe de musique en Italie avec ses copains du lycée et quand il évoque la chanteuse, ses joues rougissent timidement. Je dois me mordre la langue pour ne pas le taquiner sur son béguin évident.
Enzo finit par s'en aller quand les soignants le mettent dehors. Malgré le poids qui plombe mes jambes, je ne me suis jamais sentie aussi légère. Mon frère est certes le garçon le plus chiant et insouciant que je connaisse, il n'en reste pas moins celui que j'aimerai et que je protégerai éternellement.
Le lendin, une armée de blouses blanches me réquisitionne une nouvelle fois pour me faire passer d'autres examens. Ils commencent à m'expliquer ce qu'ils comptent me faire mais comme je ne comprends absolument rien à leur charabia médical, je ne les écoute pas vraiment. Les flashs des appareils dans lesquels ils m'installent me donnent envie de vomir. Ils réveillent cette saloperie de migraine qui était tapie dans les recoins de mon esprit et même le plus puissant des antidouleurs ne soulage pas cette ignoble sensation. Quand je regagne enfin ma chambre, j'ai l'impression d'être un lendin de cuite, l'alcool et la fête en moins.
Je somnole quelques heures afin de reprendre des forces. La visite de mon frère hier m'a insufflé plus de détermination qu'il ne m'en fallait. Je suis bien décidée à aller mieux pour sortir d'ici le plus rapidement possible et découvrir ce qui est arrivé à ma famille. Lorsque l'imbécile de kiné me salue, je lis dans son regard qu'il est surpris de me voir aussi motivée à travailler aujourd'hui. Je me force alors à ne pas répondre à ses encouragements préconçus et à me focaliser sur tous les muscles que je ne sens plus mais qui sont toujours là. Quand tous mes efforts sont terminés, j'essaie de faire taire la petite voix dans ma tête qui me rappelle sans relâche que mon état ne s'améliore pas. Alors pour faire distraction, je fourre les écouteurs de l'ipod de dans mes oreilles et je laisse la musique court-circuiter mes pensées.
La voix du chanteur de Linkin Park entonne In the end et je le laisse emporter toutes les angoisses que je ne serai jamais capable d'exprimer. Les notes des morceaux qui s'enchainent vibrent au plus profond de moi, m'apportant une sérénité à laquelle je ne croyais plus. Je ferme les yeux pour savourer ce moment mais quelques minutes plus tard, un petit frisson me parcourt l'échine.
Je sens ce frémissement déployer ses ailes dans ma colonne vertébrale pour remonter retrouver la chaleur de ma nuque et m'ensuquer. Mes joues s'échauffent doucement. Cette sensation, je la reconnaitrais entre mille. J'avais 3 ans la première fois que je l'ai ressentie. Ma mère m'avait forcée à enfiler une robe rose à carreaux blancs et j'avais lutté pour l'empêcher de nouer ces deux couettes ridicules sur ma tête mais elle m'avait grondée et j'avais été obligée de la laisser faire. Alors je boudais. J'avais croisé rageusement les bras sur ma poitrine et je boudais. Jusqu'à ce qu'un petit garçon aux cheveux noirs et aux yeux transparents entre dans la classe. Le visage baissé, il semblait perdu et mal à l'aise dans ce pantalon à pince qui le gênait. Mais quand j'ai enfin pu croiser ce regard, je n'ai pas compris pourquoi un frisson s'était logé dans le creux de mon dos. Je me suis sentie bizarre mais j'aimais bien cette sensation. Alors je lui ai fait un petit signe de la main pour lui dire de venir s'asseoir à côté de moi et il m'a rejoint.
Ma gorge se noue quand j'entends la respiration silencieuse de celui qui se tient à quelques pas de moi. Je ne sais pas quoi penser de sa présence. Est-il venu pour que nous nous retrouvions enfin ou bien pour vider son sac à nouveau ? Cette possibilité me serre le cœur et instinctivement, mes doigts se nouent à son ipod. Je respire profondément une dernière fois avant d'affronter son regard impassible.
est debout, sa hanche appuyée contre le chambranle de la porte, les bras croisés sur sa poitrine. Il me fixe de ses deux billes azur qui s'assombrissent immédiatement quand nos regards se percutent. Je peux y lire tant de ressentiment qu'une profonde tristesse se loge dans mon cœur. Parle-moi ! Mes yeux ne peuvent pas lâcher les siens tant notre échange silencieux me désarçonne. J'ai l'impression qu'il me pose un millier de questions inaudibles auxquelles je ne pourrai jamais répondre. J'ai l'impression qu'il n'entendra jamais le SOS que mes lèvres ne pourront pas formuler. Et surtout, j'ai l'impression que lui-même ne sait pas ce qu'il fait ici. J'ai envie qu'il s'approche et qu'il m'explique tout ce qu'il a sur le cœur mais je suis bien trop bornée pour oser le lui dnder.
Contrairement à l'adolescent qu'il était, le qui me fait face soutient mon regard et ne flanche pas. A tel point que ma détermination commence à faiblir et que je me sens mal à l'aise. Moi ? La fille qui avance dans la vie comme un rouleau compresseur sans jamais se retourner, mal à l'aise ? C'est bien la première fois putain ! Mes yeux s'autorisent une nouvelle contemplation de son corps sculpté et de son visage hypnotisant, prenant bien soin de s'attarder sur la rangée de cils noirs qui borde son lagon et les mèches brunes qui taquinent son front.
-Il y a quelque chose que je ne comprends pas . Pourquoi tu m'as envoyé chier l'autre jour ? Pourquoi t'es partie il y a sept ans ? Pourquoi je ne te reconnais plus ?
La voix rocailleuse de mon ami ne brise pas seulement le silence. Elle attise la tension qui règne déjà entre nous. Je sais que je devrais me concentrer sur ses mots mais je ne peux pas m'empêcher de vouloir entendre sa voix encore et encore. Elle a tellement changé ! Elle n'était pas aussi... assurée et masculine mais je dois reconnaître que ça lui va vraiment bien. Aussitôt, je me dnde à quoi elle ressemble quand elle vogue sur les vagues de sa guitare.
-Je veux que tu me répondes, sinon c'est la dernière fois que tu me vois . Je ne prendrai plus le risque que tu me blesses à nouveau.
Ses mots durs associés à sa voix égratignée me font frissonner. Je me sens prisonnière de son ultimatum et mon premier reflexe est de me braquer. Putain, je déteste être au pied du mur. Alors je croise les bras sur ma poitrine en fronçant les sourcils et j'attends. Mais n'abandonne pas tout de suite. Il me laisse encore quelques minutes pour me décider à arrêter mes conneries. Voyant que je ne compte pas décrocher le moindre mot, il se redresse en soupirant. Ses yeux quittent les miens pour s'étaler au sol et je devrais être heureuse d'avoir gagné ce duel. Heureuse qu'il ne me pousse pas plus loin. Heureuse de pouvoir continuer à faire semblant d'être cette fille forte et inatteignable. Alors pourquoi est-ce quand ses deux mers exotiques se retirent, je me retrouve perdue en pleine jungle hostile ?