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J'entends une voix que je ne connais que trop bien et mon cœur s'emballe. Des bribes de conversation me parviennent.
« Pas possible maintenant »
« Laissez-moi pass... »
« Heures de visites »
Je prends une profonde inspiration qui me brûle les poumons et libère un long hurlement. Mon cri strident résonne dans le couloir et j'entends immédiatement des pas affolés s'approcher de ma chambre. Une nouvelle infirmière me rejoint et vérifie immédiatement toutes les machines qui m'entourent. Elle enchaine des gestes précis à une vitesse hallucinante mais je ne les vois pas. Mon regard reste figé sur mon ami qui se tient debout, en dehors de ma chambre.
Je le dévisage un long moment, incapable de prononcer le moindre mot. A l'instant même où je l'ai aperçu, un mur infranchissable s'est érigé entre nous. n'entre pas dans ma chambre, il reste dans le couloir, totalement immobile et le visage fermé. De mon lit, je voudrais plonger dans son regard bleu lagon mais je ne réussis qu'à m'écraser contre son glacier.
Je prends alors quelques secondes pour l'observer plus en détails. Il m'apparaît différemment et je ne comprends pas réellement pourquoi. Son visage me semble plus marqué, ses traits légèrement plus tirés mais sa peau toujours bronzée accompagne encore ses cheveux noirs. Ils sont toujours aussi indisciplinés, ses mèches totalement ébouriffées partent dans tous les sens et certaines lui tombent même sur les yeux. Cependant, il arbore aujourd'hui une barbe sombre qui le vieillit et il semble avoir troqué ses vieux T-shirt de groupes de rock des années 70 contre une chemise à carreaux cintrée ouverte sur un bout de coton gris. Sa carrure m'impressionne également. Il semble bien plus grand et musclé que la dernière fois que je l'ai vu. Comment est-ce possible de changer autant en si peu de temps ?
Hier encore, nous séchions les cours pour nous planquer au parc afin de passer des heures à jouer de la musique et à écrire. J'écris toujours au rythme des accords de . Si sa musique se montre douce et onctueuse, mes mots caresseront les pages avec volupté. En revanche, lorsque ses doigts grattent sa guitare abruptement, soyez sûrs que mes personnages souffriront. Nous avons toujours fonctionné de cette manière : nos humeurs fusionnent pour ne faire qu'une. Mais aujourd'hui, quand je regarde je m'effondre contre un mur de glace. Je suis définitivement seule pour gérer ce cauchr et je ne sais même pas pourquoi.
Cette constatation me blesse un peu plus que je ne le suis déjà. J'ai la sensation que toutes les douleurs physiques qui me tabassent le corps depuis que je suis réveillée ne sont rien par rapport à l'attitude de . Je préférerais me rendormir et replonger dans cet affreux trou noir plutôt qu'avoir à supporter le regard plein de rancœur de mon ami. C'est ainsi que malgré toute la force dont je suis capable de faire preuve en temps normal, je commence à m'étouffer. Le choc lié au comportement de conjugué à mes défaillances physiques me poussent dans une dimension où je ne maitrise plus rien. L'infirmière à ma droite se penche alors sur moi pour stabiliser les spasmes d'angoisse qui ont pris possession de mon corps puis elle commence à me ventiler avec une espèce de ballon en plastique vert qui devient en une demi-seconde mon phare dans la tempête que je traverse.
Je dois peut-être mettre cinq minutes à me calmer complètement. Quand elle estime que je ne risque plus rien, l'infirmière se décolle légèrement de moi avant de me parler avec une voix douce. Je ne sais pas du tout ce qu'elle me raconte, je ne l'écoute pas. Je rrque uniquement qui s'est approché de mon lit et qui se tient derrière la jeune femme en blouse blanche. J'essaie à nouveau de retrouver son regard et cette fois, j'y parviens. Mais ce que j'y lis me brise le cœur.
Un mélange de rancœur, de soulagement et d'angoisse ternit ses deux billes bleues que j'aime de toute mon âme. Je n'ai jamais vu me regarder avec autre chose qu'un regard pétillant et protecteur. Putain mais que se passe-t-il ?! Malgré moi, je sens des larmes tenter de se frayer un chemin sur mes joues mais je les refoule du mieux que je le peux. Tout cela, ce n'est pas nous.
L'infirmière se tourne vers pour lui dnder de lui parler en privé. Ils se dirigent dans le couloir et je tends l'oreille pour comprendre ce qu'elle peut bien vouloir lui raconter mais tout ce que je parviens à distinguer ne m'aide pas le moins du monde.
« Fragile..., coma..., calmants... »
Je tente de reprendre des forces mais d'intolérables douleurs dans le bras gauche et dans la poitrine me dépossèdent de la faible emprise que j'avais jusque là sur mon corps. Mon bras est plâtré, mon buste totalement bandé, mes jambes toujours inertes sont couvertes de pansements et il me semble également que ma tête n'a pas été épargnée. Je n'ai pas le temps de réagir à tout cela que pénètre à nouveau dans ma chambre.
Son visage est maintenant beaucoup plus relâché et il me regarde comme si j'étais un petit animal blessé. Bordel, je n'aime pas ça ! Après avoir joué au gars distant, il n'a pas intérêt à jouer au mec compatissant. Heureusement pour lui, il se reprend vite et je retrouve enfin son vrai visage. Celui de mon ami. Celui qui a bercé mon enfance, mon adolescence et quelques fois mes rêves. Celui qui m'a toujours offert un mélange de douceur, d'assurance et d'espièglerie.
J'ouvre la bouche pour essayer de parler mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je tousse bruyamment et je parviens à me calmer. L'éclair de panique qui a traversé son visage se noie dans son lagon. s'avachit sur le fauteuil à ma droite puis me fixe longuement. Le silence entre nous est étrange. Nous n'avons jamais été gênés par nos silences mais aujourd'hui, tout est différent. La gêne, l'incompréhension et la distance brouillent nos beaux souvenirs.
-T'avais pas le droit de disparaître, murmure du bout des lèvres.
Je reste coite. J'arrête de respirer. Et j'attends la suite.
-Sept ans. Tu m'as laissé tout seul pendant sept ans. Et moi comme un con j'ai attendu ton appel tous les jours.
-Mais... non ... je suis là, je ne suis pas partie. On... on est... on est allés au bal samedi et puis...
Mon esprit commence à s'embrumer à nouveau et je ne peux rien faire pour le retenir. Je ne sais pas si m'écoute mais il continue de parler sans me laisser finir ma phrase.
-Et le jour où mon téléphone sonne, c'est parce que tu es à l'hôpital. T'as pas le droit de m'appeler au secours quand...
Ses mots partent en fumée à l'instant où ils passent la barrière de ses lèvres et je sombre à nouveau. Je ne sais pas quelle merde l'infirmière m'a administrée mais j'ai beau lutter, je replonge. Je ne vois plus je ne l'entends plus mais ses beaux iris m'accompagnent dans mes songes agités. Seulement aujourd'hui, son regard ne me sauve pas. Il m'enfonce encore plus.
Je ne sais absolument pas pourquoi je suis resté ici. Tu dors depuis trois heures maintenant, j'aurais dû m'éclipser et ne jamais revenir. Comme tu l'as fait il y a sept ans. Je ne veux pas replonger, tu n'as aucune idée du mal que tu m'as infligé. Et pourtant, je suis assis comme un idiot sur ce fauteuil inconfortable à ordonner à mes jambes de partir sans jamais réussir à les faire obéir. T'avais pas le droit de revenir tout chambouler. Mais comme d'hab, tu n'en fais qu'à ta tête. Et comme d'hab, je reste.
Il fait noir autour de moi. Seul le bruit des machines brise le silence angoissant qui m'environne depuis que je me suis retrouvée télescopée dans une réalité qui n'est pas la mienne. L'espace d'une demi-seconde, j'oublie où je suis et ce qui m'est arrivé. Mais ce trou de mémoire n'est qu'un mirage. La réalité me rattrape si violemment que j'aurais préféré rester indéfiniment dans l'ignorance. Plutôt ironique pour une amnésique, vous ne trouvez pas ?
Mes yeux papillonnent désagréablement dans la pénombre tandis qu'une perfide sensation s'infiltre dans mes veines. Je suffoque. Je commence à me sentir submergée par toutes les catastrophes qui me tombent sur la tête mais il suffit que je l'aperçoive pour que tout parte en fumée. . Recroquevillé sur un vieux fauteuil et manifestement endormi. Il est là. Il est resté avec moi. Plus que de ses mots, je me souviens de la rancœur qui abimait son regard hier soir. Et malgré cela, il est resté auprès de moi. Le poids qui comprimait ma poitrine s'allège instantanément. J'essaie vainement de me tourner vers lui mais mes jambes inertes m'en empêchent. Je me rendors rapidement, me raccrochant aux moindres bribes d'espoir que je peine à récolter.
Un bruit me sort de mes songes. J'ouvre difficilement les yeux, la migraine qui tabasse mon crâne ne me facilitant pas la tâche. Mon regard se pose sur et je me sens déjà un peu plus légère. Je suis un bateau en pleine tempête, je serais capable d'affronter tous les raz-de-marée qui m'attendent tant que je pourrai me raccrocher à mon phare. Je demeure silencieuse quelques minutes, le temps de me nourrir de toute la force que mon meilleur ami a toujours eu en lui.
Ses traits tirés et ses yeux fatigués me font culpabiliser mais j'avais trop besoin de lui ici pour regretter qu'il soit resté. Ses prunelles bleu turquoise sont cachées par ses sourcils froncés et ses mèches noires totalement désordonnées qui retombent négligemment sur son front. Ses lèvres sont pincées et sa main caresse distraitement sa barbe. Quelque chose le tracasse et j'en ai la confirmation lorsque je m'attarde un peu plus sur son visage.
Habituellement, est un mélange de force et de douceur. Il peut se montrer aussi déjanté que réfléchi et je dois bien avouer que si je réussis toujours à sortir indemne de nos conneries, c'est uniquement grâce à lui. Moi, je fonce dans le tas et je gueule avant de réfléchir. Lui, il pose délicatement sa main sur mon bras et prononce toujours les mots qui vont nous sortir du pétrin. Mais aujourd'hui, il semble totalement perdu. Je n'avais jamais vu le doute ternir son assurance et je ne comprends pas ce qui a bien pu nous mener là où nous en sommes. Et dire que mon seul souvenir récent, c'est ce putain de bal du lycée ! Je me concentre pour tenter de trouver le moindre indice qui pourrait expliquer pourquoi mon alter égo se comporte comme un étranger aujourd'hui mais je ne trouve rien. Lors de cette soirée, nous avons ri, nous nous sommes moqués des couples bien niais qui nous entouraient et nous avons fini par squatter le petit parc, les mains pleines d'alcool et de merdes à fumer. Une soirée classique, en somme. Alors qu'est ce qui a bien pu nous arriver pour que mon meilleur ami me rejette aujourd'hui ?
Soudain, relève la tête et son regard bleu lagon me réchauffe instantanément. Cela ne dure qu'une seconde mais je sais que je n'ai pas rêvé. Immédiatement, il se renfrogne et se contente de rouler en boule le papier qu'il tenait dans ses mains pour le lancer dans le bac à l'autre bout de la chambre. Quand la feuille tachée d'encre atterrit dans la poubelle, un petit sourire de satisfaction nait aussi vite qu'il meurt sur ses lèvres.
Je veux lui parler, lui dire quelque chose, n'importe quoi mais les mots se délient, les lettres se séparent et les sons meurent dans un silence inconfortable. Une vilaine toux réveille toutes les douleurs qui avaient disparues ces dernières heures. Une terrible sensation de déchirure me traverse la poitrine, comme si on me dépeçait à vif. Une profonde souffrance lacère mon bras gauche. Des brûlures intolérables explosent dans mon dos. Violemment. Profondément. Intensément. Mon crâne est toujours martelé par cette foutue migraine et j'ai l'impression que mon cerveau sous pression ne va pas tarder à éclater. Mais le plus douloureux reste irrémédiablement la sensation de vide qui habite mes membres inférieurs. Je ne ressens absolument rien à partir de mes hanches jusqu'à mes pieds et putain, je donnerai tout pour endurer la pire des douleurs dans les jambes.
Je tente laborieusement de gérer le mal qui me met à terre mais je suis forcée de constater que j'échoue lamentablement. Je ferme brièvement les paupières pour réfréner ces douleurs insupportables. La main de se pose sur mon bras et je les rouvre rapidement. Comme à son habitude, ses iris inquisiteurs scannent mes prunelles émeraude pour trouver toutes les réponses à ses questions silencieuses. Je n'ai jamais rien su lui cacher. Je ne l'ai d'ailleurs jamais voulu. A quoi bon faire semblant quand il est le seul à pouvoir lire en moi ? Mais aujourd'hui tout est différent. J'ai été parachutée dans une dimension à laquelle je ne comprends absolument rien alors je ne le laisserai pas faire de moi ce qu'il veut. Pas tant que je n'aurais pas réellement retrouvé mon meilleur ami.
-Ca va ? T'as mal quelque part ? me dnde-t-il d'une voix inquiète
-Non, tout va bien, réussis-je à lui répondre d'une voix d'outre-tombe.
-T'es sûre ? T'as pas l'air bien...
J'ai presque envie de lui rire au nez face au ridicule de sa question mais je me retiens. Je lui offre simplement un petit sourire qu'il devine faux mais il ne dit rien. Je m'apprête à lui poser une multitude de questions pour essayer de comprendre ce qui nous est arrivé quand l'apparition du médecin et de son armée de clébards en blouse blanche me coupe l'herbe sous le pied.
-Bonjour Madame Pazzi. Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?
Je roule des yeux, passablement agacée par cette question à la con. Ayant certainement compris que j'allais le remballer aussi sec, le cinquantenaire grisonnant enchaine rapidement en posant quelques questions à ses étudiants. Alors qu'un petit rouquin à lunettes s'apprête à réciter mon glorieux dossier médical, le médecin le coupe pour s'adresser à .
-Excusez-moi monsieur, êtes-vous de la famille de Mme Pazzi ?
Surpris par cette interrogation, se contente de bafouiller une réponse glaçante.
-Euh, non... je suis... un... un ancien ami.
« Un ancien ami » ?? Je tourne brusquement la tête vers lui mais il ne m'adresse aucun regard. Ma migraine redouble d'intensité. Il fixe le docteur en dansant d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. J'espère bien qu'il est mal à l'aise ! Non mais c'est quoi cette réponse de merde ? Je n'ai pas le temps de laisser les flammes de ma colère s'embraser que Docteur Je-ne-me-rappelle-plus-de-son-nom-et-je-m'en-tape lui dnde de quitter la pièce.
-Seule la famille est autorisée à rester au chevet de la patiente.
Il y a encore quelques minutes, je me serais battue pour qu'il reste à mes côtés. Mais je ne fais rien. J'ai toujours détesté attirer la pitié et je viens de comprendre que c'est ce qu'il l'avait fait rester à mes côtés cette nuit. Alors je reste silencieuse et je tourne la tête vers la fenêtre pour ne pas le regarder quitter ma chambre. Le médecin reprend la parole lorsque referme la porte derrière lui mais je me contrefous royalement de tout ce qu'il pourra bien m'annoncer. Je suis bien trop triste et en colère.