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Chapitre 03

Chapitre III

C’est étrange, je pense en balayant la pièce du regard. J’ai passé presque dix ans de ma vie ici et voir cet endroit nu, sans meubles, sans tableau, sans décoration ne m’affecte pas plus que ça. C’est étrange mais sans plus. Faut dire que je ressens une plus grande excitation à rentrer au pays, qu’à rester ici. Et pourtant, tout le monde en rêve. Tout le monde en rêve, sauf moi.

J’ai vécu le genre d’enfance utopique bercée par une relation assez fusionnelle avec mes parents. Mon père et moi étions assez proche et de lui, j’apprenais tout ce que je n’apprenais pas à l’école. J’avais ma famille, mes amis et c’était assez. Pas pour mon père. Il tenait à ce que ses enfants aillent en France, obtiennent de bons diplômes et de bons postes. Il voulait que l’on devienne des « quelqu’un ». Je ne partageais pas son point de vue. J’estimais qu’on pouvait devenir quelqu’un tout en restant en Brazza, sauf que je ne lui ai rien dit. Discuter avec mon père, sur ce sujet, ce n’était pas possible. Il avait beau être ouvert d’esprit, il y avait ce complexe qui l’enfermait sur certains points, dont la pensée que la France crée des « quelqu’un ». Avec deux grands frères devant moi, je pensais avoir le temps de le préparer afin qu’il se fasse à l’idée, qu’il avait presque réussi son pari. Deux enfants sur trois en France, c’était pas mal sauf que je n’avais pas prévu que sur ses trois fils, je serai le seul à obtenir mon visa pour la France. Dès la première demande, je l’ai eu dès la première demande. Mes frères ont tous les deux renoncé à la quatrième avant d’essayer de les obtenir en passant par le Sénégal. Là-bas, je ne sais pas combien de fois ils ont essayé, je sais simplement qu’ils ont fini par rentrer lorsque j’entamais ma troisième année universitaire. Parce que je ne pouvais pas me payer le luxe de le refuser, je suis monté, et ai emménagé chez mon oncle, Ta’Francis. Le frère de ma mère. « Même père même mère », comme aime à le mentionner ma mère. « Le même sang coule dans nos veines ».

Il avait beau être le frère de ma mère, son chouchou, dont elle était plus que fier, on ne le voyait presque jamais si ce n’était durant l’été. La période où tous les congolais de Guèle descendent sur Brazza pour montrer leur opulence, leur vie luxueuse, le français plus soutenu qu’à leur départ, leur vêtement de grande « griffe », inaccessible pour nous autres restés au pays.

Il excellait dans le matalana, le m’as-tu vu, et trouvait en ma mère, l’une des rares personnes à hisser son nom au rang de « quelqu’un ». ça m’a un peu plus éloigner de lui, parce que j’avais fini par comprendre que l’abondance financière était éphémère, ne durait qu’un temps, de juillet à septembre et demandait bien des sacrifices durant toute l’année pour pouvoir exister.

« Toc, toc, toc. »

Je sors de mes pensées et m’avance vers la porte d’entrée intrigué en me penchant vers l’œil de boeuf. Je n’ai pas le souvenir d’avoir rendez-vous avec qui que ce soit.

Personne n’apparaît dans le champ de vision et je me fais la réflexion qu’il doit s’agir d’un bruit imagé de ma part.

Je retourne vers les cartons et reprends mon rangement lorsque je crois de nouveau entendre des coups frappés à ma porte. Là encore, après m’être abaissé de nouveau vers l’œil de bœuf, je ne vois personne.

« — Connerie. je marmonne. »

Il doit surement s’agir des jeunes de l’immeuble qui s’ennuient fortement, je pense alors que des coups sont encore frappés à ma porte.

Cette fois, je déverrouille la porte d’entrée et me précipite dans le couloir pour intercepter les gamins.

« — T’es vraiment con Moses. »

Il se plie de rire tout en me chariant sur la façon dont je suis sorti de l’appartement.

« — On aurait dit un vigile prêt à fracasser des têtes !

— Tu penses pas que t’as passé l’âge de ce genre de gaminerie ?

— Laisse-moi réfléchir… Non. il me sourie de toutes ses dents.

— Pff… »

Je retourne dans l’appartement et laisse la porte ouverte derrière moi.

Si ça ne tenait qu’à moi, je jetterais tout et ne m’encombrerais de rien. De ces années en France, il n’y a presque rien que je ne veuille garder. J’ai attendu ce moment si longtemps que j’ai l’impression qu’emporter quoi que ce soit avec moi c’est une façon de me garder ici.

« — C’est bon, t’es prêt à partir ?

— Ouais, presque. je réponds vaguement en rangeant des assiettes dans un carton.

— Tu pars avec tout ça ? Il me demande en venant se placer devant moi.

— Une bonne partie des cartons que tu voies, contiennent des affaires vendues qui seront récupérés demain et l’autre partie revient à plusieurs associations. Le deal était que je fasse les cartons et qu’ils viennent récupérer le tout. Demain aussi.

— Donc c’est définitif. Tu pars …pars !

— Ouais. »

Je réponds à sa question tout en poursuivant mon rangement.

Le ton de sa phrase n’a rien montré mais je le connais. On se connaît. On n’a pas besoin de trop parler pour se comprendre. C’est d’ailleurs une des choses qui nous a rapprochées. Avoir fait face à des situations que l’on n’aurait jamais imaginé, être trahi par les membres de nos familles, ceux même en qui nos parents auraient probablement donné leurs mains à couper, nous a également rapproché.

« — Je vais te manquer, mais tu t’y feras. je balance pour dégager un peu l’atmosphère de cette lourdeur qui s’est installée.

— Sois sérieux deux secondes ! Ta tête de charo va manquer à qui ?

— Je vais laisser une de mes photos à So comme ça, lorsque tu seras triste, elle n’aura qu’à te la montrer pour te réconforter.

— Tchrrr imbécile ! il crache avant de rire. »

Il me manquera aussi, je m’abstiens de lui dire. Et c’est bien l’une des rares personnes qui me manquera.

On ne s’est pas connus ici, en France. On était dans le même lycée, mais on ne se fréquentait pas plus que ça. Il a fallu qu’on atterrisse ici en France et qu’on se retrouve dans la même fac, pour suivre des études éco-gestion. Il avait déjà la tutelle de Mickaela et devait faire face à sa famille. Un poids qui venait se rajouter à ses études qu’il s’était interdit de rater.

« — Mais en y pensant, je crois que je vais également me pencher sur la question du retour au pays.

— Toi ? Tu veux rentrer.

— Bah je sais pas ! il souffle passant la main sur sa joue. Tout le monde est en train de partir actuellement. Peut-être que je suis en train de rater un truc.

— A bon ? Qui d’autre que moi part ?

— Micka. Et c’est marrant mais elle part en même temps que toi ! »

Y’a rien de marrant dans sa phrase malgré le rire bref qu’il a placé à la fin. Ça sent plus l’accusation et ça a le don de m’irriter.

« — Ca veut dire quoi ça ?

— Je sais pas, tu trouves pas cette coïncidence marrante ?

— C’est pour ça que t’es venu ? Parce que tu penses qu’il y a quelque chose entre Mickaela et moi ?

— Y’a quelque chose ? »

J’arrête de placer des assiettes dans le carton pour lui faire face.

« — Il n’y a rien entre Mickaela et moi. S’il s’avère qu’elle va également se retrouver à Brazza sache qu’il s’agit une réelle coïncidence.

— Okay. il souffle presque de soulagement. Tu sais que …

— Que tu la protèges des enfoirés comme moi qui ne sont pas dignes d’elle. Je sais. je complète sa phrase en replaçant des assiettes. Même si j’étais le dernier homme sur terre, que Mickaela serait la dernière femme et que le sort de l’humanité dépendrait de nous, je ne la toucherai pas. Sois rassuré.

— Gars, je voulais pas sortir ça comme ça mais… je m’inquiète pour elle. Elle va se retrouver seule là-bas, avec la famille de notre père et je serai pas là pour prendre soin d’elle !

— C’est une grande fille Moses. T’as beau avoir joué le rôle de père pendant une partie de sa vie, oublie pas que tu restes son grand frère. Essaie de lui faire un peu confiance et tu seras peut-être surpris en bien.

— Tu veux que je lui fasse confiance alors qu’il y a une période de sa vie où elle avait le béguin pour toi ? il lance en ricanant.

—…

— C’était une blague.

— T’inquiète. Je sais. »

Avoir le béguin pour moi est une tard, je sais et souvent, je me demande si cette phrase aurait eu du sens si les choses s’étaient déroulées autrement pour moi. Après tout, ce sont les évènements qui m’ont conditionné.

En arrivant chez Ta’Francis, je pensais trouver un père malgré tout ce que je savais de lui. Et les premières semaines, ça a été le cas, puis un soir, il est venu m’annoncer qu’il faudrait que je cotise de façon mensuelle aux charges de la maison. Je pensais que la cotisation était libre jusqu’à ce qu’il estime que les cent cinquante euros que le lui remettaient n’étaient pas suffisant. Qu’il me fallait au moins contribuer à hauteur de quatre cent cinquante euros. J’étais logé, nourri, blanchi dans la maison de mon oncle, le frère de ma mère « même père, même mère », mais je pouvais comprendre, il avait des bouches à nourrir. Je me suis trouvé un post de caissier à mi-temps à Auchan, de dix-huit heures à vingt-trois heures tous les soirs après les cours en semaine, puis de huit heures à quatorze heures, avec une heure de pause le samedi.

Trente heures de travail la semaine en plus de mes heures de cours, presque un emploi à temps plein ici, mais il me fallait bien ça pour vivre.

De Logé, nourri, blanchi, je suis passé à « logé ». Certains soirs, lorsque je n’étais pas trop fatigué pour penser, je me questionnais sur le comportement de mon oncle, les raisons qui le poussaient à se montrer aussi froid et amer envers moi. J’ai supposé qu’il devait envier ma mère. Mais ça n’avait aucun sens de penser de cette façon. Après tout, c’est lui qui avait réussi, c’est lui qui était arrivé en France et qui faisait les aller-retour chaque année. C’était autre chose. Mes pensées m’ont emmené à penser qu’il en voulait à ma mère et qu’à travers la façon dont il me traitait il se vengeait d’elle, mais la question qui suivait juste après était : qu’est-ce qu’elle avait bien pu lui faire. Je ne trouvais aucune réponse si ce n’est : confiance. Elle lui avait fait confiance pour prendre soin de moi, son fils. Etait-ce trop lui demander ?

Probablement, je me suis dit, ce soir du vingt-quatre décembre où j’ai tenté d’introduire ma clé dans la serrure sans succès.

J’ai pensé qu’il y avait une autre clé derrière la porte, alors j’ai sonné. J’ai sonné pendant une bonne dizaine de minutes avant de comprendre.

J’ai passé les trois semaines qui ont suivi à dormir dans la cage d’escalier, emmitouflé dans mon manteau. La journée je la passais chez des amis, et le soir, j’étais toujours le dernier à partir pour retourner chez Ta’Francis et m’endormir dans les étages. Avec ma paie, je m’octroyais un jour dans la semaine où je dormais dans un hôtel pas cher. Le seul jour où je pouvais me laver. Mais ça devenait insupportable. On dit que les nuits d’hiver sont les plus courtes et pourtant, j’aurais pu jurer qu’une seule durait bien quinze jours. Et un soir Ludivine m’a proposé de passer bosser notre TD en binôme chez elle, après mes heures à Auchan. Mais on n’a pas travaillé. Elle voulait m’expliquer combien je serais heureux en étant auprès d’elle. J’avais froid, j’étais fatiguée et je ne me voyais pas dormir une nuit de plus dans la cage d’escalier. Je suis resté avec elle pendant deux semaines, puis ses parents sont rentrés de leur voyage en Egypte. Et Jessica m’a interpelé.

C’est comme ça que j’ai arrêté de dormir dans la cage d’escalier : je passais du lit d’une femme à celui d’une autre. J’ai commencé avec les filles de la fac puis ça a été avec celles des multiples soirées que j’enchainais. C’est là-bas que j’ai pris conscience du nombre de femmes qui, ayant besoin d’affection, étaient prêtes à tout. C’est comme ça que je suis devenu l’enfoiré qui baise tout ce qui bouge.

Quand Moses m’a proposé de vivre avec Mickaela et lui, j’aurais pu arrêter. J’aurais pu.

« — Tu veux un coup de main ?

— Te sens pas obligé. J’ai compris que c’était une blague.

— Je sais. Je te propose de gagner en temps, histoire de pouvoir faire autre chose après.

— Dans ce cas ! »

Je lui glisse un carton contenant du papier bulle et lui donne l’instruction de se démerder parce que c’est ce que je fais depuis que j’ai commencé à faire ces foutus cartons.

Il ne nous faut pas moins de deux heures pour tout emballer et enfin nous poser.

« — Je suis claqué !

— On est deux.

— Bon, je vais devoir y aller. il décrète en se levant du sol où il s’était laissé tomber. »

Un truc à familial, je pense. Malgré les différents cartons que tout le monde aurait pris le réflexe d’utiliser comme chaise, il a préféré s’asseoir à même le sol. Mickaela aussi faisait ça, je parie qu’elle le fait toujours.

« — Merci pour ton aide.

— On est ensemble. »

Alors que je le raccompagne vers la porte d’entrée, on tombe nez à nez avec Tom, chargé de cartons de pizza dans les mains.

« — Qu’est-ce que tu fais là ? je demande étonné.

— Pousse-toi dis-donc ! Je viens profiter de ma nouvelle télé ! il grogne en entrant dans l’appart avec force. Putain ! Y’a vraiment plus rien ici quoi ?!

— Bonne chance. me sourit Moses avant de sortir. »

Il va m’en falloir, je me dis intérieurement, en refermant la porte.

« — Mon bébé ! Papa est venu te voir ! Demain tu seras à la maison, placé dans le bel espace que je t’ai réservé !

— Justement, tu devais la récupérer demain, alors tu fous quoi ici.

-- Je me suis dit que t’avais pas encore rendu ta box et ton abonnement Being devait toujours passer et ce soir il y a un dangereux match ! J’ai ramené à boire et à manger, dis-moi merci ! Impoli ! Espèce de congolais là ! il lance en posant les pizzas sur le comptoir. »

Il récupère le carton posé à côté, celui contenant les assiettes que j’ai rangées, et le temps de lui ordonner de ne surtout pas toucher le carton, un bruit de casse se fait entendre.

« — Y’avait quoi dedans ?

— Les assiettes qui devaient partir à l’association.

— Oh… C’est pas grave. Tu leur diras que tu as finalement décidé de leur offrir un service pour des ateliers mosaïques ! Tes assiettes étaient tellement moches qu’elles ne seront une grande perte pour personne. »

Je fouille le sac à dos posé à mes pieds et y trouve un marqueur que j’utilise pour faire une croix sur le carton avant de prendre une bière et une part de pizza et m’installer à mon tour sur un carton.

« — Quelles nouvelles ?

— Rien de spécial… Si ce n’est que Moss vient de m’apprendre que Mickaela s’installe à Brazza. »

Il se tourne vers moi, me fixe sans ciller pendant dix secondes avant d’éclater de rire.

« — C’est une blague ? Dis-moi que c’est une blague !

— On va probablement pas se voir.

— Là où tu me parles d’elle ? Ah-ah ! Enfin on va voir la tête de mini Tsana ! Je serai aux premières loges et couperai le cordon ombilical. il marmonne avec un rire sadique. Ah-Ah-Ah ! Quand je pense que tu vas aller gâter la sœur d’autrui avec tes positions de pervers là ! Je la verrai plus de la même façon…

— Il va rien se passer !

— T’arrives à t’en convaincre quand tu dis ça ? »

Oui puisqu’il s’agit de la vérité.

Moss a été là pour moi lorsque je pensais ne compter pour personne. Contrairement à Ta’Francis, il ne m’a rien demandé et n’a fait que m’offrir l’opportunité de m’en sortir. Je lui dois beaucoup et la moindre des choses est de le respecter. J’apporterai rien de bon à Mickaela et si on y réfléchit longuement, ce que je pense ressentir pour elle est peut-être dû au fait qu’elle soit inaccessible. J’ai toujours aimé les défis, surtout lorsque pour les relever, il fallait passer une interdiction. C’est probablement ce qu’elle est pour moi, un défi que j’essaie de relever parce qu’elle m’est interdite. Mais cette fois, je laisserai pas ma connerie prendre le dessus. Y’a trop de choses en jeu. Mickaela et moi, il n’y a aucune chance.

« — Faut commencer doucement avec la petite ! Pas les positions de vicieux que tu faisais pendant les soirées de l’époque.

— Je ne ferai rien avec elle et je te rappelle que c’est toi qui faisais des positions de vicieux comme tu dis, Doc Gynéco !

— Ouais, je m’en souviens. Examen gratuit. C’était la bonne époque. il murmure nostalgique. Aujourd’hui, je fais payer les consultations et c’est plus des abricots si appétissants que je vois. Quelle tristesse. Mais je crois que le jour où Mickaela accouchera, j’oublierai tout ça !

— T’es vraiment un grand malade. J’espère pour toi que ni Moses ni son mec ne sera trop brutal avec toi. Quoique, ce serait pas si mal s’ils venaient à te casser la figure !

— T’oseras pas me frapper, tu seras bien trop content que je mette ton gosse au monde.

— N’importe quoi, je sais même pas pourquoi je discute avec toi.

— N’empêche, je suis content pour toi. Dans quelques mois tu pourras chanter la nouvelle hymne : elle emmène, tu ramènes, tu bloques et tu libèèèères, libèèères ! »

J’abandonne, avec lui, il n’y a vraiment plus rien à faire.

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