Un père inestimable
Chapitre 2 : Un père inestimable
Anisha poussa la porte de leur vieille cabane de pêcheur, et dès qu’elle franchit le seuil, la voix faible de son père s’éleva.
_ Ani ? C’est toi ?
_ Oui père, c’est elle, claironna Dalia sa sœur d’une année sa cadette. Ce n’est pas trop tôt ! L’engueula-t-elle à voix basse. J’ai cru qu’il allait se rendre compte de quelque chose.
Tout en allant se sécher devant la cheminée, qui était allumée afin de garantir une température adéquate pour son père, Anisha fit signe à Dali de baisser d’un ton.
_ Fallait lui dire que je suis passée voir Kassandre, comme convenu.
_ Oui eh bien, c'est ce que je lui ai déjà dit hier et l’avant-veille. Il est hors de question que je continue à te couvrir. Sans compter qu’il commence à se demander pourquoi on a autant de fruits de mer.
_ Ne t’inquiète pas pour ça. Il pense que c’est le vieux Rio qui nous en fait cadeau. Et d’un certain côté, c'est en partie vrai, depuis qu’il est tombé malade, il nous en a ramené quelques belles assiettes.
_ Mais pas un panier plein par jour, insista sa petite sœur à bout. Ani, il est malade et c’est déjà compliqué. S’il doit en plus s’inquiéter pour toi, ça ne l’aidera pas à aller mieux.
_ Ani ? Appela à nouveau son père.
Les deux jeunes filles se regardèrent, puis après un soupir, Anisha répondit :
_ J’arrive père ! Puis en chuchotant pour sa sœur, j’essaierai d’espacer mes sorties, mais je ne peux pas arrêter alors qu’il a besoin d’énergie pour se remettre.
Avant de rentrer dans la chambre de ses parents, la jeune fille alla d’abord rejoindre la sienne pour se changer rapidement et dissimuler ses cheveux mouillés sous un châle.
_ Je suis là, père, fit-elle en poussant la porte de sa petite chambre simple au confort minimal.
_ Approche mon enfant, je dois te parler.
À la tonalité de sa voix, Anisha eut le cœur serré. Elle savait que quand il prenait ce ton, ce n’était jamais bon. D’ailleurs, la seule fois où il leur avait parlé ainsi, à sa sœur et elle, c’était à la mort de leur mère.
Elle s’en souvenait bien trop vivement pour ne pas reconnaître cette résignation mêlée de douleur dans la voix.
Le pas lourd et l’esprit troublé, elle s’avança au bord du lit, avant de s’asseoir sur le petit tabouret en bois.
_ Je suis là, père, dit-elle doucement en prenant sa main dans la sienne. Je suis désolée, j’aurais dû vous dire que je sortais ce matin. Mais vous connaissez Kassandre, quand elle a besoin de moi, elle devient impatiente…
_ Ani… mon petit. Je sais que tu n’as pas été chez notre voisine, et je suis désolé que tu aies à mentir par ma faute. Mais tu sais qu’en cette période, les courants sont traîtres et les rochers de vraies lames aiguisées…
_ Mais enfin, puisque je vous dis que…,
Elle avait bien tenté de lui soutenir qu’elle n’avait pas plongé ce jour-là, mais elle finit par se resigner en croisant son regard attristé.
_ Vous savez que je fais très attention.
_ Ani, la coupa l’homme d’une voix abîmée. Je préfère encore te savoir en sécurité chez-nous.
_ Bien, je ne vous désobéirais plus. Mais comprenez que vous devez manger correctement pour vous rétablir.
L’homme esquissa un sourire, qui laissait trahir une profonde tristesse. Anisha comprit aussitôt. Sans même qu’il ait eu besoin de lui dire quoi que ce soit, elle savait que le temps lui était compté.
_ Mon petit, sais-tu seulement à quel point je vous aime ta sœur et toi ?
_ Comment pourrais-je ne pas le savoir ? Depuis le premier jour où vous m’avez ramené chez vous, je ne vous ai jamais vu faire une différence entre Dali et moi, pourtant je ne suis pas votre véritable fille. Pour cela, je ne pourrais jamais assez vous remercier.
_ Tu te trompes mon enfant, fit l’homme en essuyant de ses mains larges, les grosses larmes qui inondaient ses joues, tu as toujours été notre véritable fille. Et c’est nous qui te sommes reconnaissant d’avoir fait partie de notre vie à tous.
_ Père…
Sa voix étranglée par l’émotion ne lui laissa pas le loisir de répondre.
_ Tu es sans doute l’être le plus attachant et le plus bienveillant que je connaisse, et je sais que ta sœur sera en sécurité avec toi.
_ Pourquoi dites-vous tout cela ? Le médecin m’a assuré que vous alliez mieux…
_ Le médecin t’a dit ce que je lui ai demandé de dire. Je voulais avoir le temps de m’armer de courage et de vous annoncer les choses moi-même.
Les yeux d’Anisha s’embuèrent à nouveau, et de grosses larmes se bousculèrent le long de son nez et sur ses joues.
_ Je devais être assez courageux pour affronter à nouveau vos visages tristes et crois-moi, ce n’est pas une chose aisée.
Maintenant, c'était des sanglots, qu’Ani tentait de rendre les moins bruyants possible.
Sa sœur était juste en bas et elle ne voulait pas qu’elle l’entende. Si son père l’avait fait venir seule, c’était qu’il ne comptait rien lui dire pour le moment.
_ Je suis désolé de vous faire endurer cette épreuve à nouveau, de vous abandonner alors que vous avez encore besoin de moi…
Les sanglots devenant plus durs à contrôler, Anisha enfouit sa tête contre le bras de son père.
_ Tu es encore jeune, mais tu dois songer à te marier au retour de Lori. Je ne m’inquiète pas de ce côté-là, je sais que je peux compter sur lui pour prendre soin de vous deux. Ce monde est trop cruel avec les femmes pour que vous restiez sans présence masculine à vos côtés. Devient une bonne épouse et une belle-fille exemplaire, c’est tout ce que je te demanderai. Quant à Dali, je sais que tu es bien plus protectrice avec elle, que je ne le suis.
Après lui avoir donné les clés du petit coffre où étaient cachées ses économies, il continua :
_ Tu trouveras dans ce coffre un collier. C’est le tient. Tu l’avais autour du cou le jour je t’ai trouvé. Je ne sais pas ce qu’il représente, mais il semble précieux. Ne le porte pas dehors, on pourrait te faire du mal en tentant de te le dérober.
En plus d’une autre liste de recommandations, il lui demanda de ne rien dire à sa sœur pour le moment. Il voulait s’en charger après avoir récupéré un peu de forces.
Anisha acquiesçait à toutes ses prescriptions et à ses demandes sans le contredire. Du haut de ses dix-sept ans, elle était consciente de recueillir les dernières volontés de son père. Un homme inestimable et d’une grande dévotion pour sa famille.
Il l’avait accueilli dans sa demeure sans jamais lui faire sentir sa différence, pourtant la jeune fille le savait, avec ses yeux étirés et sa peau hâlée, elle n’avait rien en commun avec les gens qui peuplaient la région.
Le lendemain, elle ne quitta pas son chevet, et le surlendemain pareille. Comme il l’avait prédit, son état ne s’améliorait pas…
Les denrées sèches comme le riz leur manquant, leur père les envoya à la cité pour s’en procurer. Même s’il s’y opposait d’habitude, de crainte que Ani y fasse une mauvaise rencontre en raison de son ethnie différente, la situation ne lui laissa guère le choix…