Chapitre 4
Ciaran
L'ordre règne lorsque Chenoa et moi pénétrons dans le réfectoire. Un ordre qui n'exclut pas une joyeuse cacophonie. Les enfants sont tous installés le long des tables, discutant et riant en attendant le signal de départ des réjouissances.
Jon et Harley les supervisent avec un sourire confiant et nous font signe dès qu'ils nous aperçoivent.
J'emboîte le pas à Chenoa, incapable de dissimuler ma bonne humeur. L'intermède dans son appartement m'a appris deux choses fondamentales : Connell mérite mon poing dans la gueule et... Chenoa me voit enfin comme un homme.
Putain ! Son regard tandis qu'elle s'efforçait de ne pas « me voir »... Une claque magistrale qui réveille en moi
une furieuse envie de hurler de joie.
Rétrospectivement, ma peau se couvre de frissons de plaisir et d'un truc qui distille des fourmillements inattendus dans ma poitrine. J'ai pris sur moi pour ne pas réagir, lucide sur le fait que le moindre geste risquait de la faire fuir. Mais putain ! Je suis en extase, débordé par un besoin qui puise dans ce passé bouillonnant que j'ai claquemuré par nécessité. L'idée que, peut-être...
Et Connell ? hurle ma conscience.
Je me renfrogne aussitôt, mais refuse de m'attarder sur l'ombre de mon frère. Pas ce soir. Pas alors qu'il a laissé Chenoa s'abimer dans un désespoir sans nom. Pas alors que je savoure une révélation si délicieuse que mon pouls s'emballe.
Je dois me forcer à me rappeler qu'une étincelle de désir ne signifie rien. La vie m'a enseigné que les rêves,
parfois, restent inaccessibles, et je devrais m'en souvenir au lieu de pavoiser intérieurement comme un abruti.
D'ailleurs, l'attitude polaire de Chenoa me renvoie à ces soirs de désespoir où je la voyais rire avec mon frère et céder progressivement à son attraction solaire. Le jour où Connell est sorti de sa chambre, un sourire extatique sur les lèvres, conquérant même, j'ai compris que mon existence ne serait jamais celle que j'avais fantasmée.
Seulement, il y a autre chose, un détail qui m'incite à franchir cette limite que je me suis imposée il y a des années. Chenoa transpire d'un mal-être qui me déchire le ventre, et pas uniquement parce que j'en perçois la profondeur.
Non, il y a cet écho que j'ai dû étouffer et qui me dévore à petit feu. Un besoin de partager cette douleur et de
laisser le temps produire son œuvre, ce qui aujourd'hui est impossible.
- Nous n'attendions plus que vous, dit Harley en nous accueillant.
Notre table est dressée sommairement. Comme partout, le superflu n'est pas de mise. Pour moi qui suis habitué au luxe des suites présidentielles et au décorum que tout le monde s'échine à nous imposer, ce changement est salvateur. Ici, pas de faux-semblants ni d'obligation de jouer un rôle.
- Les enfants s'impatientent, note Jon avec un clin d'œil. On a prévu de griller des guimauves avec biscuit au
beurre et pâte au chocolat pour le dessert, et ils en raffolent.
Nous prenons place autour de la table, dans une bonne humeur ambiante agréable. Je m'installe volontairement en face de Chenoa. J'ai besoin de croiser son regard, de sonder son âme et d'y décrypter ces zones d'ombre qu'elle essaie de me dissimuler. De surprendre encore cet éclat intense qui, si je me fie à mon instinct, l'a autant déroutée que moi.
Et s'il faut que je taise ce besoin pour éteindre la gêne qui s'est établie entre nous, ça me va !
- Ciaran, on mange très épicé ici, mais notre cuisinière n'a pas relevé le riz, m'explique Jon. En revanche, la
sauce du poulet est corsée. Évite si tu ne supportes pas.
- Je compte bien goûter ! certifié-je. Je n'ai pas encore testé la cuisine béninoise.
- Alors, prends de l'amiwo, me suggère Julia, l'infirmière attitrée du centre. C'est une pâte de maïs typique.
- Il faut essayer le poisson, aussi, me recommande Harley. Ce soir, nous avons seulement prévu du poulet, mais si tu vas à Porto Novo avec Chenoa, arrêtez-vous au restaurant du fleuve. Ils cuisinent également les gambas, et c'est un delice.
- Tu m'emmèneras, Chenoa ? lui demandé-je avec une pointe de défi dans la voix.
- Nous allons avoir du mal à caler tout ça d'ici ton départ, réplique-t-elle, l'œil noir.
- Tu pourrais au moins l'accompagner jusqu'à la vallée de l'Ouémé, demain, suggère Jon. Chenoa doit aller
livrer des livres à plusieurs écoles avec qui nous avons développé un partenariat. L'Eglise qui nous soutient aux États-Unis nous envoie régulièrement du matériel scolaire, et on le distribue dans les environs.
- Vendu ! dis-je, enthousiaste. Je ne compte pas repartir avant la fin de la semaine, c'est l'occasion pour moi
de découvrir ce beau pays. Chenoa ?
Sa grimace n'est pas tout à fait avenante, mais plutôt le signe qu'elle capitule. Et qu'elle se détend, puisque je me cantonne à un registre amical. Amadouer les bêtes farouches, ça me connaît. Mon père possédait une ferme sur Achill Island et élevait des pur-sang dans l'optique qu'ils courent dans les plus grands hippodromes d'Irlande.
J'adorais bosser avec lui, et il m'a enseigné tout ce qu'il savait avant de mourir d'un cancer foudroyant.
Une époque difficile pour moi, comme pour Connell, bien que nous n'ayons pas été logés à la même enseigne
par la suite...
Je bannis ces souvenirs parce qu'ils ne m'apporteront rien de bon. Si je suis venu au Bénin pour essayer d'accorder une seconde chance à Pharell, je suis déterminé, à présent, à ramener un sourire sur le visage de Chenoa. Et si ce sourire inclut plus pour moi, tant mieux !
Sinon... je retournerai à mon existence en m'attelant à ce que je fais depuis toujours : avancer sans regarder
dans le rétroviseur.
Je remercie la cuisinière lorsqu'elle dépose une assiette bien remplie devant moi. Une énorme cuisse trône au milieu d'une platée de riz et d'une pâte jaune à l'apparence lisse. Une sauce rouge accompagne le tout et dégage une odeur alléchante.
- Du poulet ? m'étonné-je néanmoins devant la taille des os.
- Ne pose pas la question, pouffe Chenoa. La première fois, j'ai suggéré que c'était de la dinde. On m'a toisé
avec des yeux ronds en me certifiant que c'était du poulet.
- Ouais, le genre qui a des ancêtres chez les dinosaures, répliqué-je, sarcastique.
- Goûte, m'incite-t-elle.
Je me plie à son injonction avec un petit salut militaire qui ancre un sourire sur ses lèvres. Cette première victoire de la soirée me réjouit. Chenoa est née pour être heureuse. C'est un juste retour pour le bonheur qu'elle apporte à tous ceux qui l'écoutent chanter. Sa voix n'est pas seulement un enchantement, elle a la pureté cristalline des anges. Son séjour au purgatoire n'est pas dans l'ordre des choses.
- C'est vraiment bon, sanctionné-je après avoir englouti la moitié de ma portion.
- J'avais oublié que tu dévorais autant, note Chenoa en riant.
- Alors, prends donc exemple.
Je désigne son assiette en haussant un sourcil taquin. La complicité d'autrefois ressurgit dans cet échange
muet qui nous isole du reste du monde pendant une seconde.
Un instant d'éternité à mes yeux.
- Tu es musicien, Ciaran, non ? me demande Jon en me ramenant à la surface. Tu devrais apprécier la suite :
les enfants ont préparé un spectacle avec danses et musique.
- Tu vas adorer, me certifie Chenoa avec cette étincelle familière au fond du regard.
La musique l'habite toujours. C'est presque une surprise, vu les fantômes qui la hantent. À cet instant, son âme s'embrase, ce qui l'auréole d'un halo si éblouissant que j'oublie ses joues trop creuses et ses cernes noirs. Je retrouve la Chenoa d'hier, cette créature magnifique capable de dompter les dieux avec sa voix.
Quelque chose se relâche en moi. Ou plutôt se déverrouille. Comme si sa lumière m'ouvrait la voie. C'est un
pari fou, risqué, mais c'est peut-être ma seule chance de la convaincre.
- J'ai hâte de voir ça !
La joyeuse cacophonie autour de nous grimpe d'un cran au moment de la distribution du dessert. Un pur
délice qui me dégouline le long des doigts avant que je réussisse à tout avaler.
Chenoa ne boude pas son plaisir non plus. Elle engloutit deux portions avec gourmandise, ce qui attire mon regard sur ses lèvres pleines. Combien de fois al-je rêvé de les goûter ? Une impulsion coupable aussi bien qu'interdite...
Je devrais reculer, simplement me focaliser sur l'essentiel, mais j'en suis incapable, porté par un élan qui me transcende. Peut-être suis-je arrivé à saturation ? Peut-être que le désir de Chenoa a déclenché une réaction en chaine qui bannit tout retour en arrière ? Peut-être suis-je aveuglé par cet amour que j'ai étouffé jusqu'à parfois manquer moi-même d'air ?
Le spectre de Connell s'éloigne. C'est lui qui a ouvert la boîte de Pandore. Lui qui m'a trahi en rejetant cette
part de moi que je lui avais accordée sans arrière-pensées.
Et ça te suffit comme excuse ? se manifeste de nouveau ma conscience.
À cette seconde, la question m'importe peu. Mes sacrifices - ou du moins mes silences - m'ont conduit jusqu'à une tombe que je couvre de fleurs en cachette. Un électrochoc qui a tranché dans le brouillard de ma vie. La folie des concerts, l'engouement des fans, la valse des chambres d'hôtel, tout cela ne compte pas quand on perd l'essentiel.
J'ai cru me satisfaire de ce vide. J'ai eu tort.
Mes pas me guident jusqu'à Chenoa sans même que j'ai conscience de m'être mis en mouvement. Elle rit d'une plaisanterie d'Harley, mordant avec gourmandise dans son dessert. Elle n'est pas plus douée que moi. Du chocolat coule sur son menton, et, avant qu'elle cueille les perles sucrées, je frôle sa peau. M'enduis les doigts du cacao que j'aimerais lécher à même ses lèvres.
Je lis la surprise dans son regard, mais aussi une faim similaire à la mienne. Je lève la main, hésitant sur la
suite, et suis le premier dérouté lorsqu'une langue gourmande vient laper le chocolat maculant mon index.
Chenoa se recule, les yeux écarquillés, comme si elle regrettait ce geste impulsif, mais ne rompt pourtant pas
le contact visuel.
- Un putain de délice, ce truc ! dis-je d'un ton désinvolte. Big Joe tuerait pour inscrire ce genre de recette sur sa carte, non ?
- Il vendrait père et mère pour quelques clients en plus, pouffe Chenoa en relâchant son souffle.
- Big Joe ? C'est un drôle de nom, sincruste Kpedetin, son sourire trop largement fendu pour qu'elle ait manqué notre petite séance de dégustation.
- Le patron du pub de notre village d'enfance, explique Chenoa. C'est lui qui nous a permis de faire nos
premières scènes.
- Les soirs de concert, il doublait sa clientèle. Il était malin, le gus !
Mais Big Joe n'était pas que ça. Il a sauvé mes fesses à plus d'une reprise, se transformant en géant protecteur sans que j'aie besoin de réclamer de l'aide. De toute façon, j'étais tellement à cran que j'aurais refusé toute main tendue. D'autant plus celle d'un homme qui avait été un ami de mon père. J'avais trop honte à l'époque.
- Harley dit que vous êtes célèbres dans votre pays, rebondit Kpedetin, cette fois-ci sa curiosité pleinement
assumée.
- On se débrouillait, ouais.
Harley entonne l'un de nos airs les plus célèbres sous l'œil médusé de la nounou.
-C'est vous, ça ? Mais... mais... je connais... C'est... Oh ! mon Dieu!
Kpedetin agite la main devant son visage, comme si elle hyperventilait. Puis elle se met à chalouper en reprenant nos paroles, attirant l'attention sur notre groupe. Les enfants affluent et se joignent à sa danse improvisée pendant que d'autres repoussent les tables. Les tam-tams se mêlent à ce ballet tonique, et je bats spontanément la
La musique imprègne les lieux, mais pas que. Elle fait partie de moi, réveille ma voix, celle qui ne s'exprime
qu'au travers des notes.
« Scared, strangled, I'm deprived of voice
(Effrayé, étranglé, je suis privé de voix)
And I strangle myself with these stodgy feeling that refuse to express themselves
(Etje m'étrangle avec ces émotions indigestes qui refusent de s'exprimer)
My words will never have the power of my convictions
(Mes mots n'auront jamais le poids de mes convictions)
So, I sing to be heard, for them to exist
(Alors, je chante pour me faire entendre, pour qu'ils existent)
Scared, strangled, I'm deprived of voice „3
J'ai toujours été surpris de l'impact de mes mots sur ces inconnus que je croise au hasard. Une revanche peut-être, mais au fond, ça compte moins que l'importance d'être entendu et compris. C'est ce que la musique m'a apporté à un moment où je me sentais perdu et désespéré.
Elle n'a pas changé ma vie, elle en constitue le fondement. Même pendant que je bichonne mes chevaux, elle est la, comme une compagne fidèle qui ne m'abandonnera jamais. Peu importe que ma muse se fasse parfois capricieuse, un simple refrain, et je retrouve cette joie intime d'exister.
L'ambiance se réchauffe un peu plus lorsque les enfants entonnent des morceaux de leur répertoire. Les percussions accompagnent les mouvements saccadés des corps, une danse tribale qui exprime bien plus que les seuls gestes. Je suis fasciné, envahi par l'envie de me joindre à cet élan plein de fougue qui exhale la vie et le bonheur.
Une guitare apparaît par miracle devant moi. Le visage de Jon est barré d'un large sourire. Je me laisse emporter par la mélodie et mêle mes notes à celles qui résonnent dans la nuit. La musique prend possession de mon âme et m'entraîne dans un univers où chaque nuance de lumière se pare d'un éclat spécial.
Mon cœur s'emballe, de cette manière si particulière que tout mon être s'embrase. Ce genre d'émotions n'a rien à voir avec les hurlements du public ou la brûlure des spotlights. J'aime mon métier et ce qu'il m'apporte, mais la dimension humaine, celle qui exsude de sincérité et de simplicité, me manque parfois cruellement. En vérité, je regrette presque ces jours anciens où The Keels n'était qu'un groupe inconnu qui se produisait dans les pubs et les manifestations locales.
Ce temps-là ressemblait à cette fête d'anniversaire. Évident. Joyeux. Ensorcelant.
Spontanément, je cherche Chenoa du regard. Sa bouche est largement étirée et ses iris pétillent de plaisir.
Nonchalamment, elle bat la cadence, ses lèvres bougeant avec cette intensité qui réveille des fourmillements sous ma peau. Le feu sacré, celui qui l'anime depuis qu'elle a commencé à chanter, ruisselle de chacun de ses pores. II continue de vibrer sous l'épaisse couche de désespoir et de chagrin qui a enterré sa flamme intérieure.
Une vérité qui suffit à me réchauffer un peu plus.
Je suis plus déterminé que jamais à faire rejaillir cet élan primaire qui mérite de briller de nouveau en pleine
lumière, quel qu'en soit le prix.