Chapitre 5
Chenoa
Le plateau de l'Ouémé est l'une des régions que je préfère au Bénin. Du fleuve, on remonte des étendues clapotantes au milieu de parcs de pêche artisanaux et de villages qui égrènent gaiement leurs silhouettes sur les berges. Quant aux bâtiments construits sur des promontoires qui rognent les affluents, ils me rappellent qu'ici l'eau est un élément fondamental. Évidemment, les maisons sur pilotis en sont le meilleur exemple. Une nécessité puisqu'en période de pluie, les terres se retrouvent submergées.
Le matin, il n'est pas rare d'apercevoir les femmes qui lessivent leur linge ou des enfants qui jouent en réalisant des cabrioles dans les flots. Certains en profitent pour se laver, sous les rires des gosses qui courent sur les rives.
Une vie simple qui fait écho à mon besoin de solitude et de tranquillité.
Mon visage dévoré de taches de rousseur protégé par un chapeau à larges bords, je me rembrunis. J'ai le cœur léger, trop pour que, paradoxalement, un poids ne se loge pas dans ma poitrine. Le contrecoup d'une joie primaire qui continue d'incurver les coins de ma bouche, alors que je voudrais ruminer.
L'objet de mes tourments choisit ce moment pour éclater de rire. Le son jaillit de sa gorge avec une force
aveuglante qui ne me coupe pas simplement le souffle : il me captive. Tout autant que l'homme qui l'émet.
Je détourne le regard, choquée. Ou vexée ? Non, peut-être bien agacée ! Je ne sais plus....
Les fêtes au centre ont toujours été à mes yeux des parenthèses de détente et de partage. Mais hier... je me suis sentie vivante. Mon corps tout entier a vibré au son des notes enflammées. Et, pendant un court instant, je suis redevenue celle d'avant, celle qui s'esclaffait et s'embrasait dès qu'une musique parlait à son âme.
Depuis des mois, j'erre dans un état qui alterne entre des moments d'intense accablement et des sursauts
m'incitant à redresser la tête, sans que ces derniers parviennent à empêcher mon cœur de saigner. Sans préavis ni transition.
Cette femme-là, instable et meurtrie, c'est mon nouveau moi, un écho du drame qui a créé un vide abyssal
dans mon cœur et mon âme. Alors, devrais-je accepter qu'hier j'aie éprouvé une joie simple et pure ?
Le goût de la culpabilité et d'une trahison amère me titille les papilles. Comme si j'avais effectué un pas dans une direction où oublier était possible. Dans une direction où l'absence de ma petite Bella ne serait qu'un vague souvenir.
Ça m'est intolérable ! Férocement douloureux !
- On arrive, annonce Jean-Marie en guidant notre embarcation vers un promontoire en ciment.
Je rabats une mèche de mes cheveux derrière une oreille, plus par habitude que par nécessité. Ma longue crinière me manque, si je dois être tout à fait honnête, mais avec la chaleur ambiante, mon crâne était toujours humide, de quoi me convaincre de régler la question une bonne fois pour toutes. J'ai eu le sentiment étrange de me soulager de bien plus que de quelques centimètres lorsque je les ai coupés. Un sentiment qui verse à présent dans le regret doux-amer.
Ciaran bondit avec agilité sur le quai et me tend la main pour m'aider à sortir. Je l'ignore, agacée par son ricanement enjoué. Je frotte mes paumes moites contre la toile de mon jean et m'éloigne de quelques pas, comme si j'avais besoin de me dégourdir les jambes.
Une façon de ne pas admirer Ciaran. Avec ses cheveux mi-longs et son regard bleu polaire, il irradie d'une
séduction qui me tord le ventre, alors que je voudrais le maudire pour ce qu'il m'oblige à ressentir.
- L'école est là-bas, lui indiqué-je de la main.
Ciaran se rapproche de moi à pas lents, l'œil pétillant de malice et de quelque chose que j'ai du mal à décrypter. Une chose est certaine, je me sens dans la peau d'une proie face à un prédateur affamé. Une position qui devrait aviver ma peur ou ma colère, mais qui me tiraille à un niveau plus intime et réchauffe un peu plus mon épiderme.
Ce qui me déconcerte profondément, en plus de m'effrayer.
Je fusille Ciaran du regard, mais il s'en moque superbement. L'enfoiré ! Il me cherche avec ce petit rictus coquin qui me prouve qu'il a parfaitement conscience de m'énerver. Et qu'il éprouve du plaisir à me picoter.
Seulement, voilà, je ne saisis pas le sens de son attitude. J'aime Ciaran comme un frère...
Ah ouais ? ironise une voix railleuse. Généralement, on n'a pas envie de se jeter sur son frère pour l'embrasser à pleine bouche..
C'est peut-être ce qui me déstabilise autant. Mon désir pour lui est incompréhensible, le genre de passion qui brûle d'interdit, mais j'ai aussi le sentiment que Ciaran n'agit plus tout à fait comme d'habitude avec moi. Il est plus... quoi ? Étonnamment taquin ? Brutalement sincère quand il exprime ses émotions ? Déterminé à me faire sortir de ma zone de confort?
J'aimerais détecter l'ami derrière cette volonté pétrie de bienveillance, même si elle m'indispose salement,
mais je perçois une autre vérité... dérangeante !
Comme s'l avait assimilé mon malaise, Ciaran reste à deux mètres de moi et enfouit ses mains dans les poches de son jean. Une mèche brune barre son front, attirant encore et toujours l'attention sur son œil espiègle.
- Merde ! Tu es tombé dans une marmite de bonne humeur ? ne puis-je me retenir.
- Je te dirais bien que n'importe qui passerait pour un joyeux luron comparé à toi, mais ça va te mettre en
boule, non ?
- Imbécile ! grondé-je sans pouvoir réprimer le frémissement de mes lèvres.
- Ouais, je sais, je suis irrésistible, conclut Ciaran avant de m'adresser un clin d'œil et de rejoindre Jean-Marie
pour l'aider à porter les cartons de fournitures.
Comme dans les écoles précédentes, le directeur nous accueille avec les élèves réunis en rangs serrés. Alors que j'ai enduré les spectacles tout au long de la matinée, une idée pernicieuse et soudaine sinfitre dans mes pensées, meurtrissant mon cœur, quand la chanson de bienvenue commence. J'essaie de la bannir parce que, si elle revient de façon moins régulière, elle est toujours aussi brutale.
Mon bébé n'aura jamais la chance d'entonner un refrain avec ses camarades de classe... N'aura jamais l'occasion de sourire à s'en fendre le visage...
Mes yeux s'humidifient, et je cligne des paupières pour refouler mes larmes. Je ne veux pas pleurer, pas ici,
devant une assemblée qui baigne dans la lumière de l'innocence.
Ciaran dépose son premier paquet, puis se poste à mes côtés, cette fois-ci en enroulant une main ferme autour de ma taille. Je me soustrais à son regard, mais n'ai pas la volonté de le repousser, pas alors que je vacille à tous les niveaux. Je m'appuie contre lui, reconnaissante de cette force qu'il partage spontanément avec moi, même si je me blâme intérieurement d'avoir besoin de cette béquille.
Je voudrais être assez tenace pour tenir debout seule, et c'est le cas la plupart du temps. Mais il y a aussi ces moments où je m'effondre comme une poupée de chiffon. Une vulnérabilité que je me reproche et qui alimente mon sentiment d'être bringuebalée dans tous les sens, sans plus aucun contrôle sur ma vie.
- Dis-moi, me souffle Ciaran à l'oreille, il va falloir qu'on mange encore ?
Je lui sais gré, du fond du cœur, de chercher à dévier mon attention. Je me laisse accaparer par ce jeu
comme j'agripperais une bouée de sauvetage en pleine tempête.
Tournant la tête, j'avise la table installée à l'ombre d'un arbre immense. Une bassine remplie d'eau tient au frais des sodas et des poches de bissap*. À côté, des atas, des beignets dorés à la farine de haricots blancs, accompagnent ce que je pense être des sandwichs a l'avocat. La chair juteuse de mangues complète ce tableau qui m'allécherait si nous n'avions pas reçu le même accueil dans les trois écoles précédentes.
J'émets un feulement qui mime un éclat de rire étranglé lorsque je croise le regard gêné de Ciaran. Il a mis un point d'honneur à remercier nos hôtes en mangeant comme s'il avait faim. Face à sa bonne volonté, son assiette a été remplie à plusieurs reprises, même quand il a rendu les armes. Et comme il est poli...
- C'est ta faute, läche-je en m'esclaffant, ravi que mes démons s'éloignent.
- Tu n'as pas l'intention de venir à mon secours, hein ? se lamente-t-il.
- Tu as creusé toi-même ta tombe quand tu as annoncé à Jean-Marie que tu étais affamé. Et je te signale que
je t'ai épargné les aliments qui risquaient de te rendre malade.
- Bonne arrivée ! scande le directeur de l'école en nous rejoignant.
Derrière lui, sous l'égide d'un enseignant, les enfants récitent une comptine joyeuse. Sous le soleil brûlant, les odeurs du fleuve remontent jusqu'à moi, piquantes et intenses. Je respire à pleins poumons, la tête légèrement inclinée en arrière. Je m'abime dans le panorama alentour, comme toujours charmée par le mélange de couleurs qui finit d'expulser mes fantômes.
Je soupire, plus oppressée que soulagée. Dans les faits, cette valse d'émotions m'épuise au point de me
laisser bien souvent amorphe.
- Tu nous gâtes une fois de plus, énonce-t-il en désignant les cartons.
- Nous avons pu affréter un grand conteneur, expliqué-je, ravie de cette bonne nouvelle. Il y a des tee-shirts et
des chaussures en plus des fournitures scolaires. Et quelques jeux.
La chaleur diffusée par les doigts masculins sur ma hanche est pernicieuse et totalement immorale, mais elle m'est, à cette seconde, essentielle. Même si je sais déjà que je vais me houspiller sur le sujet plus tard. Je devrais rompre le contact avec Ciaran, mais suis incapable de m'y astreindre.
Tant que c'est entre moi et ma conscience, c'est gérable, non ?
- Les élèves sont prêts pour les photos, mais tu préfères peut-être qu'ils enfilent les vêtements offerts?
Je secoue négativement la tête. Les tenues locales sont magnifiques et débordantes de couleurs. Ce serait un crime de les dissimuler sous des débardeurs qui, pour autant qu'ils soient neufs, prônent une société uniforme. En même temps, je sais que les bienfaiteurs aiment voir leurs présents entre les mains des enfants.
- On peut faire une série avec leurs vêtements du jour, et une avec les tee-shirts ? propose Ciaran, fidèle à
son rôle de médiateur.
- Excellente suggestion ! Mathias, tu peux te charger des photos ? s'époumone le directeur pour couvrir les
voix des plus jeunes. Pendant ce temps, on va déjeuner. Clarisse a préparé du poulet assorti de bananes alokos.
- Ciaran, il faut que tu goûtes, rebondit Jean-Marie, notre chauffeur et guide. Tu ne trouveras pas meilleur.
Ciaran m'appelle au secours d'un regard implorant, ce qui élargit un peu plus mon sourire. C'est d'un pas
traînant qu'il m'accompagne jusqu'à la table.
- Bananes plantain frites, lui susurré-je lorsqu'il roule des yeux devant le nombre de plats. Et c'est vrai, c'est
délicieux.
- Je suis gavé, gronde-t-il devant mon rictus narquois.
- T'inquiète pas, intervient Jean-Marie avec sa bonne humeur habituelle, on va nous servir du poulet
bicyclette.
Ciaran cille, avec cet air de perplexité qui me rappelle nos moments de complicité à l'époque où nous étions des adolescents. En dépit de la révolte qu'il affichait presque continuellement, il était toujours prévenant et doux avec moi, révélant un visage que j'étais peut-être la seule à voir.
Pharell était un camarade que j'appréciais, mais, curieusement, si je dois analyser mes souvenirs, c'était
Ciaran, mon meilleur ami. Celui qui me comprenait le mieux et m'incitait à suivre ma voie et... ma voix.
Puis, à un moment, nous nous sommes perdus. Pas de vue, puisque nous n'avons jamais cessé de nous fréquenter, mais l'éloignement n'est pas qu'une question de distance. Ciaran était à mes côtés, néanmoins... Connell est devenu ma boussole. Mon amour. Mon avenir.
Je réalise que j'étais tellement éprise que j'ai peut-être négligé l'ami de toujours. Pourtant, Ciaran est encore là, fidèle à lui-même, alors que mes désirs les plus intimes, eux, se sont effondrés. Et cette constance me procure du bien. Probablement trop, mais il y a des cadeaux contre lesquels il est vain de lutter.
- Du poulet bicyclette ? relève-t-il avec précaution, plus soupçonneux que jamais. La volaille est sportive par
ici?
J'éclate de rire.
- Presque, répond Jean-Marie, le visage transfiguré par l'amusement. Le nom, c'est à cause des cuisses.
C'est pas bien épais, des mollets de cycliste. C'est pareil pour le poulet bicyclette.
- J'en déduis que ce n'est pas ce qu'on nous a servi hier, rebondit Ciaran, sarcastique.
Mon hilarité redouble quand Clarisse dépose devant nous deux plats et que Ciaran les contemple, à demi
ébahi. Les volatiles sont de la grosseur de pigeons, leurs cuisses à peine plus charnues que celles de cailles.
- Il y a de l'arnaque dans l'air, glousse-t-il. Et il va falloir m'expliquer comment on peut passer d'un poulet de compétition à une variété apparentée aux dinosaures.
- Mange ! exigé-je, faussement sévère.
- Il a bon appétit, dit Jean-Marie en enfonçant le clou.
Et il lui sert une large portion de bananes.
Ciaran arbore une moue tellement dépitée que je prends pitié de lui. Je picore dans son assiette tout en alimentant la discussion, électrisée par le contact de sa cuisse contre la mienne. Un moment futile qui me parait si loin de la nouvelle moi que je me laisse happer, à mon corps défendant.
- Tiens, goûte ça, me propose Ciaran en portant à ma bouche un ata.
Je mords dans le beignet savoureux, poussée par un besoin de normalité. Même si ce n'est que pour une
seconde.
Ma poitrine se soulève doucement, sans que se réveille la douleur pernicieuse qui me cloue si souvent au sol.
J'ai l'impression déstabilisante qu'un morceau de moi, de celle d'avant, s'est reconnecté à celle que je suis aujourd'hui. Une étrange dichotomie qui, en cette seconde, ne me parait pas aussi terrible.
Un sentiment qui ne dure pas.
Lorsque Ciaran m'essuie la commissure des lèvres du pouce d'un geste sensuel, ma tranquille et éphémère assurance vole en éclats sous une explosion plus primaire. Le besoin qui me tord le ventre est si puissant que je fais un bond en arrière et manque de tomber du banc où j'ai pris place. Sans la poigne de Ciaran, j'étais bonne pour m'écraser au sol. Ce qui ne m'empêche pas de le repousser une fois stable et de reculer.
- C'est d'être heureuse qui te fait peur ou de me désirer ? me lance-t-il, son œil flamboyant de colère.