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Sa légèreté brise mes angoisses. Je ris un peu sans jamais lâcher le garçon des yeux. J'ai besoin de cet ancrage, sans doute pour me rappeler que ce que nous avons vécu n'était pas un rêve. Régulièrement, plonge dans mes émeraudes et je sens ma poitrine se serrer. Je n'ai pas assez de place entre mes côtes pour toutes les émotions qu'il suscite en moi.
A ma droite, Jamie continue de babiller dans tous les sens. Elle est intarissable ce soir et même si elle est de nature exubérante, je sens que quelque chose ne tourne pas rond. Ses gestes sont nerveux, hachés. Son regard terne, abattu. Je pose alors délicatement ma main sur son bras pour l'arrêter en plein monologue.
-Jamie, qu'est-ce qui se passe ?
Le long soupir qu'elle libère m'attriste immédiatement. Ses yeux capitulent et filent en direction de notre groupe d'amis. Quand je suis arrivée, je n'ai pas eu le temps de voir qui était présent mais maintenant, à la vue de Sophia et de son petit-ami, je comprends.
-Oh Jamie...
-Ouais...
-Tu... écoutes, je ne veux surtout pas te blesser mais tu ne crois pas que tu t'es engagée sur un chemin compliqué ? J'ai l'impression que Sophia est bien avec Alexandre et...
-Oui mais le truc mais c'est que quand il n'est pas là, elle est différente. Plus proche de moi, plus réceptive aussi. Et dans ces moments-là, je replonge.
-Vous vous êtes revues récemment ? Je veux dire, rien que toutes les deux ?
-Oui, cet après-midi.
-Et ?
-Et on est allées se baigner puis on s'est arrêtées boire un verre et manger une glace. Je... je ne lui ai pas caché le fait qu'elle me plait vraiment beaucoup et elle n'a pas fui.
-Comment ça, elle n'a pas fui ?
-Elle a rougi, elle a baissé les yeux, elle a mordu sa lèvre et putain j'ai bien cru que j'allais lui sauter dessus ! Tu l'aurais vue, prude et innocente en apparence mais le regard enflammé malgré tout ce qu'elle ne disait pas. Je suis sûre que je ne la laisse pas indifférente.
Je prends un instant pour l'examiner. La jeune fille est en pleine discussion avec Nico ; son petit-ami est à ses côtés. Elle semble totalement à l'aise avec le chanteur contrairement à Alexandre qui a l'air de s'ennuyer profondément. Avec son sourire franc et son visage bienveillant, personne ne peut se douter qu'elle craque pour ma copine. Parce que je n'ai maintenant plus aucun doute la-dessus. Je les ai bien assez côtoyées toutes les deux pour rrquer leurs sourires volés, leurs joues qui s'échauffent dès qu'elles se frôlent. Mais j'ai également le sentiment que Sophia n'est pas le genre de fille à sortir facilement de la norme. En la voyant si détendue au bras de son copain, j'ai soudainement peur pour ma Jamie. Je la connais depuis tant d'années, jamais je ne l'ai vue aussi investie.
-Fais attention à toi Jamie. Tu risques de te briser le cœur si Sophia n'est pas prête à assumer ses sentiments.
-Je sais... mais c'est plus fort que moi, soupire-t-elle.
Je me lève d'un bond, bien décidée à chasser la morosité qui rode autour de nous. J'attrape la main de mon amie et la tire jusqu'au bar. A peine une minute plus tard, un cocktail léger atterrit dans mes mains tandis que Jamie se délecte d'un mojito. Nous nous accoudons au comptoir mais la manière dont mon amie me scrute sous tous les angles commence à me mettre sérieusement mal à l'aise.
-Arrête de me reluquer Jamie ! Qu'est-ce qu'il te prend à la fin ?!
-J'sais pas, ça me choque un peu de te voir comme ça.
-Comment, « comme ça » ? rétorqué-je, déjà gênée d'être sous le feu des projecteurs.
-En robe, avec les cheveux relevés... et puis ce maquillage sur ton visage... on dirait vraiment que fait des merveilles !
-Mais, je... arrête, pfff...
-Ah mais ça te va très bien hein, c'est juste que ça me surprend mais je suis très heureuse pour toi. Vous méritez un peu de bonheur tous les deux.
Je baisse les yeux sur mes jambes nues et le bas de ma robe marine, cette robe que je ne porte jamais parce que je trouve qu'elle me dévoile un peu trop. Si je l'ai choisie ce soir, c'est parce que je me souviens de l'effet qu'elle faisait à et que je voulais qu'il ne voie que moi.
-C'est... c'est con mais j'ai envie de... qu'il me trouve jolie.
-Oh putain ça y est, se transforme en guimauve toute mollassonne !
-Et on en parle de toi, amoureuse transie faisant les yeux doux à Sophia ? me moqué-je, sourire en coin.
Mon amie grogne en avalant les deux dernières gorgées de son verre. Sans rien avoir commandé, deux nouvelles boissons se matérialisent sous nos yeux. Surprises, nous nous tournons toutes les deux vers le barman, jeune homme plutôt carrément mignon avec ses fossettes et son sourire ravageur.
- ? Il me semblait bien que c'était toi ! Ca fait un bail que je ne t'ai pas vue dans le coin !
Les pièces du puzzle s'assemblent dans mon esprit. Je reconnais Andrea, mon ex petit copain du lycée que je n'ai pas revu depuis... depuis... j'en sais rien en fait.
-Andy ! Mais qu'est-ce que tu fais là ?
-J'offre des conso aux jolies filles, me lance-t-il avec un clin d'œil.
Il fait signe à son collègue et contourne le comptoir pour nous rejoindre. Après avoir salué Jamie qu'il côtoie régulièrement ici, il plante une bise appuyée sur ma joue. Avec ses cheveux bruns légèrement longs qu'il rassemble sur le sommet de son crâne et son regard pétillant, il n'a rien perdu de son charme dévastateur. Je parie que son job lui permet d'emballer des filles à la pelle.
-Alors comme ça, tu es barman ? l'interrogé-je pour me soustraire à son regard intéressé.
-Le soir et les weekends oui. Le reste du temps, j'étudie à la fac. Je suis en dernière année et j'espère bien sortir diplômé de cet enfer.
-Qu'étudies-tu ?
-La finance.
Oula... Sa vie me paraît désormais à mille lieux de la mienne. Jamie se volatilise discrètement mais du coin de l'œil, je rrque qu'elle retrouve Sophia, maintenant seule sans son petit-ami. Andy en profite pour se rapprocher imperceptiblement et je me raidis, soudain sur mes gardes.
-Je suis content de te revoir . Et je dois bien avouer que tu es carrément canon ce soir !
-Merci, bredouillé-je maladroitement derrière mon verre.
Constatant que je l'ai vidé d'une traite, Andy me l'ôte des mains, non sans laisser ses doigts effleurer les miens. Je me recule légèrement mais cela ne semble pas le perturber. Il hèle son collègue pour m'offrir un nouveau verre quand je l'interromps.
-Non merci Andy, je conduis ce soir.
-Dommage...
Je suis en train de chercher une échappatoire à ce plan drague foireux lorsque je sens une main se plaquer franchement dans le creux de mes reins et une autre agripper délicieusement ma hanche. Mon corps s'abandonne instinctivement contre le torse ferme de qui, si j'en crois sa mine fermée et son regard courroucé, n'apprécie pas du tout mon petit aparté avec le barman.
-Salut ça va mon pote ?
-Très bien. Tu viens poupée ? Les autres nous attendent.
Je glisse ma main dans la sienne et fait un rapide signe à Andy qui reprend sa place derrière le bar. Au milieu de la piste, le set préétabli d'un DJ fait déjà danser une quinzaine de personnes et nous slalomons pour les éviter. Une drôle de sensation se déploie dans mon ventre et je n'ai pas envie de la laisser me gâcher la soirée. Je freine qui se retourne immédiatement pour m'interroger du regard. Son visage est déjà légèrement plus détendu mais j'ai appris à lire au-delà de ses apparences. Et je sens bien qu'il est contrarié.
-On discutait juste tu n'as pas à t'en faire.
Les trémolos de ma voix secouent son masque. Immédiatement, il réduit la distance entre nous pour plaquer mon corps contre le sien.
-Hé poupée, tu crois que je suis fâché ?
-Je... je ne sais pas...
Sa main se coule à la base de mon cou, elle chancèle légèrement.
-Je ne suis pas fâché. Je te fais confiance, simplement je déteste ce gars depuis qu'on est gamins. Quand je l'ai vu près de toi, je n'ai pas pu m'empêcher de venir. Je... rit-il nerveusement, j'ai joué à l'homme de Cro-Magnon je crois.
Ce simple petit aveu déclenche une myriade d'étincelles dans mon ventre. Bon sang que ce garçon me fait tourner la tête ! Je dois bien avouer que le fait de me sentir si désirée me donne envie de lui sauter dessus. Ma main se perd un instant dans ses cheveux et je tiraille gentiment ses mèches brunes pour positionner ses lèvres à hauteur des miennes. Il grogne quand il les mordille divinement et je m'arc-boute, nos corps se modelant à la perfection pour n'être plus qu'un tout. Un seul et même tout, parfaitement complet.
laisse trainer le bout de ses doigts le long de mon bras jusqu'à ce qu'ils trouvent la bretelle de ma robe. Innocemment, elle chute et ses lèvres se précipitent sur le lieu du crime pour adoucir cette absence de leurs baisers. Le désir qui gronde nous laisse haletants mais j'ai bien trop conscience de la foule qui nous entoure. A contrecoeur, je me force à m'écarter. Les flammes qui illuminent les iris assombris du garçon me donnent envie de me brûler. Encore et encore et encore et encore.
J'attrape sa main pour nous guider vers nos amis. Je repère Jamie et Sophia en pleine discussion, un peu à l'écart. Les yeux brillants et la faible distance qui sépare leurs visages ne m'échappe pas et quelque part, je suis heureuse pour mon amie. Mais je ne peux m'empêcher de m'inquiéter aussi pour elle. Nico et Sam s'approchent de moi en me tendant un verre. Je l'accepte pour leur faire plaisir, mais j'ai bien l'intention de ne pas le toucher.
-Ahhh enfin te voilà ! Comment va notre parolière préférée ?
-Très bien !
A ma gauche, mon frère que je n'ai pas revu depuis vendredi soir sourit de toutes ses dents. Ce petit cachottier a disparu tout le weekend et en tant que grande sœur irresponsable et égoïste, je ne me suis pas inquiétée de savoir où il était. En revanche, maintenant que je vois clair dans son petit manège, j'ai envie de me gifler d'avoir laissé cette catastrophe approcher. Sans prêter attention à ce que les garçons racontent, je me dérobe pour me poster à côté d'Enzo. Enzo qui a les yeux qui crépitent et un air niais placardé sur le visage. Enzo qui est en pleine discussion avec Laura. Laura qui, il y a encore quelques jours, pleurait son chagrin d'amour dans les bras de .
-Salut Laura. Enzo, je peux te parler ?
-Euuuh, ouais... ouais...
Mon frère semble carrément à l'ouest. Ca m'agace déjà. Je le tire par le bras jusqu'à trouver un coin un peu reculé où la musique ne nous dézingue pas les tympans. Dans mon dos, je sens la douce chaleur du regard de me couver.
-Alors ? T'as conclu ? Il était temps bon sang, j'ai cru que...
-Stop Enzo. Que se passe-t-il exactement entre toi et Laura ?
-Hein ? Mais pourquoi cette question ?
-Répond moi s'il te plait. Que se passe-t-il entre vous ?
-Je... rien pour l'instant mais... je... je l'aime bien. Et je crois que c'est réciproque.
-Et voilà ! J'en étais sûre ! Putain, j'en étais sûre ! juré-je en gesticulant dans tous les sens. Enzo, cette fille n'est pas sincère avec toi, elle...
-Ah non ! Tu ne vas pas commencer ! Ne t'avise surtout pas de me faire des leçons de moral alors que tu ne connais rien de notre relation !
-Relation ? Relation ? répété-je en manquant de m'étouffer avec ce mot. Enzo, elle est encore amoureuse de et elle t'utilise pour l'oublier. Je refuse que tu t'embarques dans une histoire où tu finiras à coup sûr avec le cœur brisé.
-Arrête ça tout de suite gronde-t-il entre ses dents. Je ne suis pas comme toi. J'ai décidé de vivre ma vie plutôt que de la craindre. Je ne veux pas rester cloitré dans mon coin au lieu de prendre le risque de tomber amoureux. Alors oui j'aime beaucoup Laura, oui je sais qu'elle est toujours attachée à mais ce sont mes affaires. Je préfère essayer plutôt que de finir aigri et avec un cœur de pierre.
Sur ces mots tranchants, il me laisse en plan. Jamais mon frère ne m'avait parlé de la sorte. Jamais il ne m'avait avoué l'image qu'il a de moi. Et j'ai subitement envie de vomir. J'ai envie de vomir ses paroles pour les extraire de ma mémoire et ne plus jamais, jamais les rejouer. Un joyeux groupe d'amis me bouscule en titubant sur le chemin des toilettes et je n'ai plus du tout envie d'être ici. Je veux partir, me retrouver seule et oublier. M'oublier. Oublier celle que mon frère côtoie tous les jours en ayant honte de ce qu'il voit.
Je ne sais pas comment je parviens à ne pas flancher mais je finis par rejoindre les autres. Jamie et Sophia ont disparu. Enzo enroule son bras autour des épaules de Laura et la pousse vers la sortie sans m'accorder le moindre regard. Nico et Sam griffonnent des paroles sur une serviette en papier. Et m'observe, comme un phare se dresse en pleine tempête. Je ne vois plus que ses yeux. Je m'y accroche de toutes mes forces et je m'échoue entre ses bras. Immédiatement, la chaleur de son corps m'enrobe dans une bulle, notre bulle, et je respire un tout petit peu mieux. Mes doigts se resserrent autour du verre que m'a servi Nico un peu plus tôt dans la soirée et je baisse les yeux, fixant le liquide transparent qui me nargue. Je l'entends déjà me promettre une fausse légèreté.
-Que s'est-il passé ? murmure au creux de mon oreille.
J'inspire doucement, j'expire lentement et je me débats avec mes vieux démons. Ceux qui me crient de sourire, de faire semblant et d'enfouir mes soucis. Ceux qui dirigeaient la vie de cette petite fille aux yeux verts et aux cheveux bouclés. Ceux qui m'ordonnait de toujours me montrer forte. Mais aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai envie d'entendre ma voix.
Ma voix chevrotante. Ma voix pleine de doutes et de remords. Ma voix lasse et pourtant si vierge.
-Je... je me suis disputée avec mon frère.
-Tu en veux en parler ?
-Tout à l'heure. On pourra en parler tout à l'heure ?
-Quand tu veux poupée.
Il scelle notre accord d'un tendre baiser dans les cheveux et je ferme les yeux, légèrement apaisée. Peut-être qu'avec je parviendrais à me livrer un peu, à alléger ce fardeau que je porte depuis toute petite. Peut-être qu'avec lui, tout peut être différent.
Je m'emmitonne de plus bel entre ses bras. Ce n'est qu'au moment où il caresse doucement mon dos que je réalise que je tremblais. Mon regard se perd à nouveau sur mon verre et la tentation est grande. Je pourrais fermer les yeux et l'avaler d'une traite. En commander un autre puis un autre. Laisser l'alcool me faire oublier jusqu'à mon nom et ne plus me souvenir des mots de mon frère. Je pourrais choisir de me décevoir une nouvelle fois mais je n'y arrive pas.
Je lève le visage pour me noyer dans les eaux claires de . Ses traits sont tendus, inquiets. Je l'observe me lire et deviner le dilemme qui se joue dans mon esprit. Je passe tendrement ma main dans sa barbe, me nourrissant par ce geste de toute la confiance qu'il me porte. Je respire son parfum et je laisse les vapeurs de son opium embrumer mes pensées. Je goûte sa peau chaude, planant déjà un peu. Lorsque ses lèvres se posent sur les miennes, je vacille, shootée par la dose qu'il m'insuffle.
Je n'ai plus besoin de me soûler pour oublier. m'enivre, me grise, m'ensorcèle et c'est bien plus fort que n'importe quel alcool.