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-Et mon frère ? lui dndé-je en sanglotant.
-Enzo a disparu en même temps que toi, il y a sept ans. J'ai appris récemment qu'il est revenu pour les funérailles de tes parents mais je ne l'ai pas revu.
La main chaude de mon ami est toujours fermement accrochée à mon bras. Il sait que sans lui, je me noierais.
-Quand avons-nous disparu ?
-Vous êtes partis le lendin du bal.
C'est trop. Beaucoup trop. Mon corps est parcouru de spasmes si violents que je suffoque presque. Je perds tous mes moyens et cela ne me ressemble absolument pas. Je ne sais plus quoi faire pour me raccrocher à la réalité parce que cette réalité me dégoûte. Je n'en veux pas. Je veux retourner à ma vie, à celle que je menais avant que je ne me réveille de ce putain de coma de merde. Je veux rentrer chez moi après le bal, je veux retrouver mes parents et mon frère et je veux qu'on prenne notre petit-déjeuner tous les quatre le lendin matin.
Voyant que je ne parviens pas à refaire surface, se lève et enveloppe ma main dans la sienne tout en vrillant délicatement son regard au mien. Sa voix chaude et posée crépite autour de moi pour me raccrocher à lui, en vain.
- regarde-moi. Ca va aller, calme-toi.
Mais non, ça ne va pas ! Je ne peux pas me lever de ce lit de merde parce que mes jambes sont foutues et je ne peux même pas comprendre ce qui est arrivé à ma famille parce que je ne me rappelle de rien. Alors non bordel, ça ne va pas du tout !
-Sors ! Sors ! Je... Laisse-moi...
Je lui hurle au visage comme une hystérique. Mes cris stridents et mes mots noyés dans mes larmes ricochent sans interruption contre les murs froids de cette chambre. Je ne supporte pas l'idée de m'effondrer devant quelqu'un. Dans son regard, je vois qu'il est surpris de retrouver mes bons vieux reflexes de protection et mon caractère de merde. Il serre une dernière fois ma main avant de s'engouffrer dans le couloir, ayant déjà compris que j'ai besoin d'être seule. Mes sanglots sont erratiques, mes doigts jettent tout ce qui se trouve à proximité et la douleur qui enserre ma poitrine se montre si intense qu'elle en devient inhumaine. C'est tout bonnement inhumain de perdre ses parents aussi brusquement. Comment vais-je pouvoir vivre sans cette partie de moi qu'on vient de m'amputer ?
Je n'ai jamais eu aussi mal de toute ma vie. J'ai mal dans ma chair, dans ma peau, dans mon cœur et dans ma tête. Mon cœur saigne autant que mes larmes inondent mon visage. Je ne suis pas armée pour affronter la vie dans ces conditions, je n'y arriverai pas ! Mes parents ont toujours été les deux personnes les plus aimantes et les plus généreuses sur cette terre. Ma mère était une belle femme d'une quarantaine d'années adorée de tous. Sa douceur et sa gentillesse n'avaient d'égal que sa bienveillance. Avec son visage angélique, elle rayonnait dans la maison. Mon père disait toujours qu'il tombait tous les jours amoureux d'elle car il découvrait tous les jours de nouvelles raisons de tomber amoureux d'elle. Il était un sportif au sens aigu de la compétition qui oubliait tout quand Enzo et moi étions dans les parages. Nous étions sa priorité, son oxygène comme il se plaisait à le dire. Même si j'ai toujours été du genre tête-brulée, je ne passais pas une journée sans me blottir dans ses bras au moins une fois. J'ai toujours aimé mes parents du plus profond de mon coeur et rien ne pourra jamais changer cela.
Des larmes torrentielles qui s'abattent sur moi si bien que je ne vois pas la porte de ma chambre s'ouvrir. Le médecin s'arrête une seconde quand il rrque l'état dans lequel je me trouve mais il se rapproche rapidement pour m'aider à me calmer. Je ne saurais dire exactement les gestes et les mots qu'il emploie mais toujours est-il que je parviens à peu près à me tranquilliser.
-Nous avons examiné attentivement tous les résultats de vos examens. Voici nos premières constatations : vous souffrez de diverses contusions, hématomes et plaies sur l'ensemble du corps qui ont été provoqués par le choc violent que vous avez subi. Vous souffrez d'une fracture à l'humérus gauche et des brûlures profondes dans le dos. Quand vous êtes arrivée, nous avons traité en urgence une perforation pulmonaire et vous semblez plutôt bien vous remettre de cet acte chirurgical. Deux points importants nécessitent aujourd'hui toute notre attention : premièrement, vos membres inférieurs. Nous avons détecté un œdème sur votre moelle épinière. Etant donné son importance et sa localisation, une opération est totalement exclue. Concrètement, nous devons attendre qu'il se résorbe pour connaître les dommages définitifs dont vous pourriez souffrir.
Je peine à déglutir tant les mots qui me percutent me rendent malade. Je suis une putain d'handicapée qui ne va peut-être plus jamais marcher de toute sa vie !
-Ensuite, le choc violent que votre boite crânienne a subi a provoqué une commotion cérébrale ainsi qu'un œdème cérébral. Vos capacités cognitives en sont affectées. Encore une fois, nous allons devoir attendre l'évolution de cet œdème pour connaître les conséquences définitives de ce traumatisme crânien. Différents handicaps invisibles, comme des troubles de l'équilibre, des troubles du sommeil ou encore des migraines pourront vous toucher mais sachez que ce ne sont que les conséquences de ce traumatisme.
Docteur J'annonce-les-mauvaises-nouvelles-comme-personne termine son laïus sur un silence de plomb. Je n'entends plus que les battements désespérés de mon cœur qui appellent vainement à l'aide.
-Vous avez des questions ?
-Donc en gros, vous ne savez pas exactement si mon état est définitif. Les choses peuvent empirer ou s'améliorer et je dois seulement attendre et subir, c'est bien ça ?
Sans jamais s'offusquer de mes sarcasmes, il me répond avec le plus grand professionnalisme.
-Reposez-vous, concentrez-vous sur votre guérison et accordez-vous du temps. Ni votre amnésie partielle, ni votre paralysie ne sont définitives. En tout cas, pour l'instant.
Quand il quitte ma chambre, je me retrouve plus seule que jamais. J'ai toujours été une fille forte et déterminée mais je n'ai jamais eu à composer avec un corps devenu un ennemi. Je ne vois plus aucune lumière au bout du long chemin noir que j'arpente depuis hier. Sans mes parents, sans mon corps et sans les souvenirs de ce qu'est ma vie depuis sept ans, je perds espoir. Sophia passe me dire au revoir lorsqu'elle termine son service mais je suis trop stone pour lui répondre. Je crois que le docteur s'est assuré qu'une bonne dose de calmants me soit injectée pour que je puisse gérer au mieux cette fin de journée. Mon esprit s'évapore dans un brouillard terne et je passe une nuit noire. Sans rêve, sans cauchr, sans espoir et sans envie.
J'atteins le summum de l'humiliation le lendin lorsqu'une infirmière me fait ma toilette. J'ai envie de mourir sur place plutôt que d'avoir à être témoin de ma propre déchéance. Mais au lieu de m'abattre, cela ne fait qu'alimenter la rage qui coule maintenant dans mes veines. En milieu de matinée, je suis surprise de voir arriver deux policiers pour m'interroger sur les circonstances de mon accident. Etant donné qu'il a eu lieu sur la voie publique, une enquête a été ouverte. Je suis absolument incapable de répondre à leurs questions si bien que je ne leur suis d'aucune utilité. En revanche, leur visite me permet d'apprendre que j'ai été percutée plusieurs fois par un véhicule en fuite, que j'ai été trainée sur plusieurs dizaines de mètres sur le goudron chaud de ce mois de juin et qu'un passant m'a trouvée inanimée, le corps ensanglanté et sérieusement amoché un peu plus tard. Les secours ayant été appelés vers trois heures du matin, les policiers ne savent pas combien de temps je suis restée inconsciente. Les deux inspecteurs en uniforme me préviennent que la maison de mes parents va faire l'objet d'une perquisition et que mes proches vont être entendus. Un appel à témoin va également être lancé pour essayer d'en apprendre plus sur mon accident. J'ai bien envie de leur répondre que j'en ai strictement rien à taper mais c'est faux. Au fond de moi, j'aimerais savoir ce qui m'est arrivé.
Quand les inspecteurs prennent congé, je ressasse un moment tout ce qu'ils m'ont appris. Chaque information que je collecte est une nouvelle pièce au puzzle qu'est ma vie. Le problème, c'est qu'aucune des pièces que je garde précieusement en tête ne s'emboite avec les autres. Dans l'après midi, me rend à nouveau visite. Aujourd'hui, il porte un jean's et un t-shirt bleu marine sur lequel est écrit en lettres blanches : « Beau parleur ». Ca lui ressemble bien, tiens ! Sa barbe sombre est toujours aussi fournie et ses cheveux noirs toujours aussi ébouriffés mais ce qui me choque aujourd'hui, c'est son regard éteint. Mon ami reste adossé à la porte qu'il vient juste de refermer, les poings dans les poches. Au bout d'un long moment, il attrape un sac qui traine à ses pieds et le pose sur le petit meuble en face de mon lit. Il me tourne le dos quand il commence à parler.
-Je t'ai apporté des vêtements. J'ai pris des trucs basiques mais confortables, j'espère que ça ira. Par contre, j'ai un peu pris les tailles au pif, je ne savais pas trop quoi choisir dans le magasin.
J'ai envie de lui sauter au cou quand je pense que je vais enfin pouvoir quitter cette saloperie de robe d'hôpital mais deux choses me retiennent : mes jambes capricieuses et la froideur qui émane de son corps. Je me contente donc d'un simple « ok ». Après avoir rangé mes nouvelles fringues dans la petite armoire, il pose son Ipod et grimpe sur le meuble. Ses jambes pendent dans le vide. Ses mains sont fermement accrochées au bois. Trop fermement. Ses jointures sont blanchies et je ne comprends pas ce qui le met dans cet état.
-T'as vu les médecins ? T'as du nouveau sur ton état ?
Je ne sais pas vraiment pourquoi je décide de lui mentir mais c'est pourtant ce que je fais. Je crois que je ne veux pas retrouver la pitié que j'ai lue dans son regard le premier jour.
-Non, rien de neuf.
Un lourd silence s'installe entre nous. Nous nous toisons avec détermination et méfiance, comme si nous étions tous les deux des cowboys en plein duel. Je sais qu'il m'en veut mais je ne comprends pas la raison de sa présence.
-J'ai appelé les autres pour les prévenir que tu étais de retour. Ils passeront sûrement din.
Une vague de panique m'écrase comme un rouleau compresseur. Je ne suis plus celle que mes amis connaissaient. Maintenant je ne suis qu'une infirme qui n'est même pas capable de savoir qui elle est ni comment se laver toute seule. Je ne peux pas les laisser me voir comme ça. Personne ne doit me voir quand je suis à terre. Je ne supporte tellement pas cette idée que la colère qui gronde en moi depuis ce matin explose enfin.
-Putain mais de quel droit les as-tu appelés, ?
Ma réaction le cloue sur place.
-Je ne veux voir personne, personne, tu m'entends ? Je... je peux pas... pas comme ça, pas maintenant...
saute du meuble sur lequel il était assis et se rapproche de mon lit. Il pose ses deux mains sur le métal froid, à hauteur de mes pieds. Son regard est totalement illisible.
-Et moi ?
-Je... je sais pas.
-Attends, tu me fais quoi là ? Non mais est-ce que tu réalises à quel point tu es gonflée ? T'es partie sans dire un mot il y a sept ans et maintenant que tu es revenue, tu « ne sais pas » ? Je... je suis vraiment trop con de venir te voir tous les jours ! Comme un idiot j'ai cru que tu allais enfin tout m'expliquer mais tu es toujours la même. Toujours aussi butée et égoïste !
Même si j'ai parfaitement conscience qu'il ignore l'ampleur de mes blessures et qu'il ne peut se fier qu'à ce que je lui montre, je lui en veux. Je lui en veux tellement de ne pas être capable de lire la panique qui danse dans mes yeux ! S'il était toujours le même, je n'aurais pas eu besoin de parler. Il aurait tout de suite compris et il se serait allongé à mes côtés en me tendant ses écouteurs.
-Laisse tomber. Tu peux partir, je n'ai pas besoin de toi. Je n'ai besoin de personne. Je préfère être seule que passer mes journées avec quelqu'un qui reste par pitié.
fronce les sourcils, la peine entachant déjà ses traits d'habitude si envoûtants. Je ferme les yeux et tourne la tête pour ne pas que cette scène se rejoue sans cesse dans mon esprit. Je l'entends soupirer, taper dans quelque chose puis claquer la porte. Quand je rouvre les yeux, je ne vois que son absence. Elle m'aveugle longtemps, très longtemps, si bien que je ne rrque que tardivement qu'il a oublié son Ipod sur le meuble en face de mon lit.