Chapitre 3
Je me contorsionne au-dessus de ma sœur pour atteindre mon portable sur sa table de chevet sans la réveiller. Elle remue légèrement mais rien de plus. Je me relève alors, réajuste la couverture sur elle et quitte sa chambre. Hier c'est tout naturellement que je l'ai rejoint dans celle-ci pour passer la nuit, plutôt que seul dans mon lit. Je pense qu'elle comme moi nous en avions besoin. Et dire que bientôt on va venir retourner notre petit équilibre...
Alors ce matin plus encore que les autres, j'ai besoin de mon moment de sérénité. Je me suis donc levé à la même heure depuis de nombreuses années maintenant. Pas besoin de réveil, c'est comme si mon corps était programmé pour se réveiller pile à cette heure et pas une seconde de plus. À quoi bon dormir une seconde de plus ? Dormir est le plus gros gâchis que je connaisse. Si un jour quelqu'un découvre un moyen de vivre sans, n'importe quoi, je prends. Et ouais, là encore je suis l'opposé de Sam. Cette fille est la procrastination personnifiée.
Je m'habille presque mécaniquement et descends les escaliers, tâchant de faire le moins de bruit possible. Je me dirige rapidement vers la cuisine, remplis ma bouteille, et je suis enfin prêt. On pourrait penser que seule ma maison est encore endormie, mais une fois sorti dehors on se rend facilement compte que c'est le monde entier qui semble comme suspendu. Pas de bruits de circulation, pas de chien aboyant, ni même personne de pressé au point de te bousculer sans prendre le temps de s'en excuser. Non, juste le silence apaisant. Mon Dieu que j'aime ça.
Je sautille sur place pour me réchauffer et me préparer, puis commence à m'éloigner doucement de chez moi dans de longues foulées. Je cours sans écouteurs, sans aucune musique. Peu de gens me comprennent. Mais si justement j'aime ce silence si éphémère, ce n'est pas pour m'assourdir avec de la musique. Simple logique. Après comme tout le monde je sais apprécier cet art, vraiment. Juste pas maintenant.
Maintenant c'est à une toute autre forme d'art que je me dédie, entièrement. La course.
Courir, c'est ce genre de moment où tu te retrouves seul face à toi-même. Plus aucune gêne à ressentir, plus aucune bonne conduite à respecter. Les clous dans lesquels il te faut rester, c'est toi-même qui te les fixes. Alors je laisse tout derrière moi, absolument tout. Je ne m'alourdis d'aucun poids, au contraire je m'en libère et me sens infiniment plus léger pas après pas. Mon cerveau se focalise uniquement sur ma foulée, ma respiration se calant presque instinctivement sur cette dernière.
C'est pour cette raison que la course est devenue en plus d'une passion une réelle nécessité. Je crois que je peux compter sur les doigts d'une main les jours qui se sont écoulés sans que je ne cours depuis que j'ai découvert cette sensation libératrice.
Je n'en ai jamais parlé à personne ceci dit, en dehors de Sam bien sûr. Tous mes amis et même mes parents s'imagine que je cours uniquement par passion, que je concours uniquement par rage de vaincre, sans jamais se douter de la nécessité que cela représente au-delà de la simple passion. Si on me l'enlève, il ne me reste plus rien. Je serais le Rafael vide, autant intérieurement que l'image que je renvoie quotidiennement. Ce gamin apeuré de tout et de tous qui n'osera jamais s'affirmer. Si je n'ai plus la course, je n'ai plus de point d'ancrage à ma vie. Le vrai drame c'est que je ne dramatise pas, alors qu'ô combien je l'aurais préféré.
L'air frais et mordant de ce début d'année m'attaque de plein fouet, et je laisse mon sourire s'épanouir sur mes lèvres en prenant bien soin de ne pas m'essouffler. J'aime encore plus courir à cette époque de l'année, où tu sembles devoir lutter au début, avant que la chaleur de ton propre corps ne paraisse irradier tout autour, à la mode d'un chauffage ambulant.
Sans compter que c'est précisément la période de l'année des entraînements, soit définitivement la meilleure de toutes. J'aime la compétition, pas de doutes là-dessus, c'est l'unique moment de ma vie où j'ose m'affirmer. Mais je continue de préférer les mois d'entraînement pour y parvenir, le travail d'équipe, l'acharnement et le progrès progressif. Il faut apprendre à apprivoiser son corps, à écouter chacun de ses muscles pour savoir les solliciter de la bonne manière. Moi qui ne suis jamais tombé amoureux, je crois que la course est l'idylle de ma vie.
Mais bien vite, trop vite, le soleil commence timidement à apparaître et comme un signal c'est toute la vie urbaine qui se réveille dans le même temps. Mes longues foulées m'ont éloigné du quartier résidentiel pour le moins huppé auquel j'appartiens, me faisant m'enfoncer pas à pas plus profondément dans la ville. Les camions de livraisons commencent à effectuer leur chorégraphie millimétrée et répétitive, les chiens commencent à réaffirmer leur territoire au moindre mouvement suspect, les tous premiers passants commencent à descendre affronter le froid pour se rendre au travail, et moi je recommence déjà à me sentir de trop.
Mon cerveau est comme les autres, il s'attarde sur tous ces détails, les analyse, leur porte un intérêt qu'il ne devrait pas. Justement parce qu'il en oublie de se focaliser sur ma course et uniquement celle-ci. En compétition c'est différent, je suis entraîné à gérer la pression, à faire abstraction d'absolument tout. Mais lors de ma course quotidienne et personnelle, le but est justement de ne fournir plus aucun effort, de me contenter d'être. Donc merci mais non merci.
Je pourrais me contenter de courir encore plus tôt ceci dit, rien qu'un peu. Cela va peut-être vous sembler stupide ou carrément hautain, mais c'est un marqueur pour moi. Quand je commence à me reconnecter au monde m'entourant, ou plutôt que j'y suis contraint, je sais que c'est le signal pour moi qu'il est temps de rentrer chez moi. Sans ça je pourrais me laisser aller encore longtemps, beaucoup trop avare de cette sensation exquise. Mais ce n'est pas sérieux, pas pour mon corps et mes muscles qu'il faut que je ménage. Alors oui, cet horaire est tout sauf choisi au hasard.
Je rentre doucement chez moi, gardant le même rythme tout du long. Cette heure et demie a beau être courte, elle m'aide à affronter la journée qui va suivre, et toutes les autres. C'est cette conviction qui m'a poussé à m'y investir autant, à y consacrer ma vie en somme. Mes parents m'ont soutenu, Sam n'en a rien eu à faire. Je pourrais décider de me lancer dans une carrière d'éleveur d'alpagas que je resterais exactement le même à ses yeux et que ça n'y changerait rien. Pas besoin de souligner que Sam est géniale, mais je le fais quand même. Cette fille est mon deuxième ancrage dans la vie, la seule pour laquelle je pourrais tout claquer et ne plus jamais courir.
Arrivé devant chez moi je prends le temps de m'étirer correctement les muscles, effectuant les gestes comme un robot le ferait. Plusieurs années de ce petit manège ça vous rôde. Quand je pousse enfin la porte de chez moi, strictement rien n'a changé. Mes parents ne vont cependant pas tarder à se réveiller pour partir travailler. Je continue donc de savourer ce calme, me dirigeant vers la cuisine d'un pas souple. Mais déjà la réalité se refait sa place tandis que mes pensées se débloquent finalement.
Alors j'en reviens inévitablement à penser à lui.
Si je ne savais pas déjà que mes parents avaient les firmes pharmaceutiques dans leur viseur, je serais parti de ce pas à la recherche d'un Doliprane. N'importe quoi pour m'éviter le retour de ce mal de crâne qui ne me quitte plus depuis hier. La faute à trop vouloir réfléchir, tourner le problème dans tous les sens, chercher une solution imaginaire et clairement inexistante, inventer une bonne dizaine de millier de scénarios sur ce qu'il va nous arriver maintenant.
Ma main tenant mon verre de jus de fruit se met à légèrement trembler et je me maudis d'être si faible et impressionnable. La solution est toute simple. Malo va effectivement revenir, mais ça s'arrête là. Si lui a si bien réussi à nous ignorer pendant onze longues années, je devrais pouvoir le faire. Je ne le connais pas, il ne sera qu'un inconnu sous le même toit que moi. Ça s'arrête là.
Mais mon regard se porte de lui-même sur la baie vitrée donnant sur notre jardin en lisière du bois, s'assombrissant irrémédiablement. Un voile de tristesse s'y instaure, sans que je ne puisse rien y faire. Parce que sous mes yeux, juste là, se tient le Fort. Ou plutôt ce qu'il en reste. Ce petit amas de planche et de branchage a un jour représenté tout l'amour que j'avais pour ce frère. C'était notre endroit emblème à nous. Combien de fois ma mère ou mon père nous ont-ils cherché partout, avant d'enfin penser à venir là ? C'était l'époque où il n'y avait pas de Rafael sans Malo, ni de Malo sans Rafael. L'époque où un simple cabanon d'enfant pouvait être le lieu de mille et un possibles.
Une époque révolue.
La colère monte progressivement en moi. Quel culot, quel toupet de revenir comme une fleur après avoir tout rasé autour de lui. Que ces souvenirs et ce retour me fassent du mal à moi, je peux encore l'encaisser. Après tout je n'ai qu'à faire comme à l'ordinaire, me taire et rester avec ma propre compagnie. Mais Sam ? Non ça je lui interdis. La voir si fragile hier m'a littéralement serré le cœur sur lui-même, j'ai eu la nausée rien qu'à l'entendre prononcer la possibilité que je m'éloigne d'elle pour retourner vers Malo.
Soudain des mains se posent sur mes yeux, me tirant brusquement de mes pensées pour le moins joyeuses. Je sursaute, me reconnectant à ce qui m'entoure par la même occasion.
— Joyeux anniversaire mon bébé.
La voix de ma mère vient me chuchoter ces quelques mots au creux de l'oreille. Je me retourne légèrement, un sourire aux lèvres tandis qu'elle se redresse.
— Merci maman.
Je pourrais faire une remarque sur le surnom débile qu'elle continue de me donner même le jour de mes 19 ans, mais à quoi bon ? Ça lui fait plaisir et je ne vais pas m'opposer à elle pour si peu. Surtout que les marques d'affection aussi ostensibles ne sont pas monnaie courante.
— On ne pourra pas le fêter aujourd'hui, ton père et moi devons travailler. Mais demain nous prenons notre dimanche, c'est promis.
Je continue de lui sourire et hoche la tête, docile.
— Nous irons chez ton grand-père, ça commence à faire longtemps. Mais je ne veux aucune réflexion Rafael, ta sœur a une fois de plus été trop loin hier.
Je hoche à nouveau la tête. Honnêtement rendre visite à mon grand-père pour fêter mon anniversaire est de loin la pire idée qu'elle ait pu avoir depuis longtemps, en dehors de faire revenir Malo, mais je ne dis rien. Qui suis-je pour m'y opposer ? Ce n'est qu'une journée comme les autres, je ne vais pas commencer à faire des caprices. Il ne mérite pas que je me donne tant de mal.
Cependant j'ai bien une chose à dire à ma mère.
— Ce soir mes coéquipiers m'emmènent boire un verre pour mon anniversaire. Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai, ça te dérange ?
Ma mère s'est déjà détournée de moi pour s'affairer à son propre petit déjeuner et ne prend pas la peine de me refaire face pour me répondre, un geste vague de la main dans ma direction :
— Fais comme tu veux.
Je hoche pour la troisième fois la tête, mais de toute façon elle ne peut pas me voir. C'est le signal pour m'indiquer que ce moment mère-fils est déjà fini, alors je me lève pour rejoindre ma chambre. Seulement j'ai à peine franchi la moitié du salon jouxtant la cuisine que déjà ma mère m'interpelle à nouveau, me prenant de cours :
— J'oubliais Raf... Rentre à l'heure que tu le souhaites mais sois là au petit matin. Ton frère arrivera.
Sam aurait sans nul doute choisi ce moment pour lâcher un ricanement amer. Bien sûr que non ma mère ne s'est pas intéressée plus que de raison à moi. Il est encore question de lui. Toute la journée d'hier on en a soupé de ce merveilleux Malo, alors non je ne risque pas d'oublier qu'il arrive déjà demain. C'est une des principales raisons du fait que j'ai accepté cette soirée entre amis ce soir, mon anniversaire étant juste le prétexte idéal. Une dernière soirée loin de tout ce merdier en somme.
— Aucun risque.
Je ne sais pas si elle m'a entendu, j'ai plus parlé pour moi-même que pour me faire réellement entendre. Je recommence à m'éloigner, m'étant arrêté suite aux paroles de ma mère.
Ce week-end aura été mouvementé, et il ne fait que commencer. Il me tarde déjà d'être à lundi, recommencer les cours mais surtout les entraînements. Me défouler, extérioriser de la meilleure manière qui soit. Je sens déjà venir les questions de mes coéquipiers quand ils vont comprendre mon humeur. Loïc ne va pas me lâcher.
À la pensée de mon ami, je m'autorise à sourire légèrement tout en grimpant marche après marche. Il n'était pas là la semaine dernière, s'étant rendu dans sa famille dans le sud du pays pour quelques jours. Je vais le revoir ce soir, et rien que d'y penser l'impatience me tient. Sa bonne humeur à toute épreuve et sa décontraction légendaire m'ont cruellement manquées.
Alors contre toute attente venant de ma part, c'est une nouvelle fois dans la chambre de ma sœur que je me retrouve plutôt que la mienne. Elle est encore endormie, n'a pas bougé d'un centimètre depuis mon départ. Elle est tout simplement adorable, paraissant apaisée et les traits du visage détendus.
Je m'attarde quelques secondes pour la contempler, avant de me rendre compte des tendances légèrement psychopathe de mon comportement. Je reprends alors ma place à ses côtés, comme si je n'étais jamais parti. Elle ne se rends pas compte du temps qu'elle perd à paresser comme elle le fait, c'est littéralement tout un pan de sa vie qu'elle laisse de côté. Mais pour une fois, une fois clairement exceptionnelle, je la comprends et je vais même suivre son exemple.
Je laisse mes paupières se fermer doucement, mon sourire toujours sur les lèvres à l'idée que ce soir n'arrivera que plus vite.