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06

Sa colère et son amertume ont repris le dessus chez elle. Ce qui n'est absolument pas ce que je souhaite. Je ferme les yeux et, inclinant mon dos contre le dossier du banc, j'effectue quelques rotations avec mon cou, évacuant les fameuses tensions qu'elle vient de mettre en évidence. Je suis certain que même si elle s'est levée pour s'éloigner de moi, elle me fixe attentivement. Je ne veux plus l'effrayer.

- Excusez mes paroles. Ce n'était pas… approprié. Une preuve de plus de ma nervosité. Ruth, si je vous dis pourquoi je suis sur mes gardes comme vous dites, accepterez vous de me dire pourquoi vous êtes en colère ?

Son souffle s'accélère et s'approche tandis que son parfum m'entoure à nouveau comme si elle venait brutalement fondre sur moi.

- Je ne suis pas en colère ! crie t elle presque.

Je la laisse poursuivre. Silencieux et sans bouger.

- Mais j'accepte vos excuses.

- Et vous êtes une petite menteuse, jeune dame.

Ses pas crissent sur le gravier. Elle est à son tour énervée.

- Ah oui ? Et à quoi voyez vous cela ? Je ne vous ai même pas giflé ou insulté quand vous m'avez conduite ici de force ou quand j'ai entendu vos insinuations douteuses.

- Je me suis excusé déjà pour cela. Et votre colère, votre amertume sont dans vos mots, votre ton, votre vision du monde plus que dans vos gestes. Parlez moi, décrivez moi ce que vous voyez, là, autour de nous et vous comprendrez.

- Vous voulez que je vous décrive… ce… mini jardin ?

Elle est stupéfaite et méfiante à la fois.

- Pourquoi pas ? Cela ne vous engage à rien et puis cela fait un an que je ne l'ai pas vu. Cela rafraîchira ma mémoire. Si vous le voulez bien.

- Pff, faire appel à votre cécité pour m'émouvoir !

- Pas très fair play, mais si c'est efficace… je concède avec un demi sourire.

- Bien.

Elle se rassoit sur le banc. Le plus loin possible de moi. Mais le banc est petit et étroit. Je l'aime bien ce banc. Elle prend son temps. Puis de nouveau sa voix douce et décidée à la fois reprend.

- Le jardinet est petit. Entouré de 4 immeubles qui le limitent. Le vôtre, à notre droite, est le moins laid. Dix étages, façade repeinte récemment en beige. À notre gauche, c'est presque le même. Un gros cube dont la peinture est ocre. Derrière nous…

Un petit silence, elle doit se tordre le cou pour observer le mur aveugle de l'immeuble commercial qui jouxte le mien.

- Derrière nous, reprend elle, … c'est une façade grise, sans fenêtres d'environ six étages.

- Et en face de nous, que voyez vous ?

Je suis curieux de vérifier comment elle ressent le plus vieil immeuble de notre quartier.

- Sérieusement, vous voulez que je vous le décrive ? Il ne doit pas avoir changé depuis au moins 40 ans… C'est vieux. Gris sale, presque noir par endroits avec des escaliers de secours rouillés symétriques et des fenêtres qui n'ont pas dû être ouvertes depuis une éternité.

Je sais que je peux être utile à Ruth Parker. Lui apporter mon regard, ou du moins essayer.

Je souris en me penchant vers elle, me rapprochant de cette saveur fruitée qui la caractérise maintenant pour moi.

- Savez vous pourquoi j'ai choisi ce banc en face de cet immeuble plutôt que l'autre ?

Je chuchote contre son oreille, ses cheveux doux frôlant ma joue.

- Je n'en ai aucune idée… mais je serais curieuse de l'apprendre en effet.

Proie ferrée… La curiosité est un bon appât pour l'amener sur mon terrain et la rassurer. Je fais mine d'hésiter.

- Je vous le dirai, c'est promis, si vous continuez votre description de ce que vous voyez ici.

- Il n'y a rien d'autre… à part vous.

Je hausse les épaules. Elle prend une grande inspiration quand elle comprend.

- Vous avez oublié aussi à quoi vous ressemblez ? C'est pourtant simple. Je vois un jeune homme, une petite trentaine. Grand et fin. Sûrement plus musclé qu'il n'y paraît au premier abord. Très bien habillé, décontracté et chic, un jean bien taillé un pull blanc et une veste bleu en tweed à carreaux qui reste ouverte malgré le froid. Vos cheveux châtains brillent sous le soleil et sont… indisciplinés. Vous respirez l'aisance financière et la bonne santé. Mais quelques soucis marquent votre front. Votre teint est très pâle et vos yeux cernés. Vous avez l'air très sûr de vous, peut être trop… Vos parents ont dû être très fiers de leur magnifique bébé. Quant à vos yeux gris verts…, elle se tait un moment avant de reprendre, …. Ils sont surprenants, dérangeants. Ils cherchent à voler mes secrets.

Courageuse Ruth. Le silence règne entre nous. Je digère sa description plutôt flatteuse et indiscrète.

- Je n'ajouterai rien. Vous m'agacez. À vous de parler !

Autant sa description du jardin s'est limitée aux murs de béton, autant elle a été attentive à moi. Si j'arrive à la convaincre, je dois rester prudent. Rester à l'intérieur de mes murs, de mes limites.

- Je me suis déjà excusé déjà de mes phrases déplacées, Ruth. Alors à mon tour. Fermez les yeux une seconde. À notre gauche un arbre. J'entends le vent faire frissonner les feuilles restantes dans ses branches. Il est vieux. Pas très grand. Savez vous qu'il était là avant les immeubles ? Dieu seul sait pourquoi il a été conservé. Tous les ans un couple de mésanges vient y nicher et un écureuil y a sa résidence permanente. Ici nous l'appelons Nutsy.

Elle rit doucement.

- Je sais ce n'est pas très original. Vous aurez peut être la chance de le voir si vous venez armée de patience et de fruits secs. Vous pouvez rouvrir les yeux, vous savez.

Je ne la vois pas, je ne l'entends plus, mais je suis certain d'avoir toute son attention et cela me plait un peu trop.

- J'ai d'autres raisons de préférer ce banc, cela vous intéresse t il toujours ?

- Oui bien sûr. Vous êtes… un merveilleux conteur. Je suis étonnée de vous voir amoureux de la nature.

Je me rapproche d'elle. Un peu. Je me penche doucement et hume une odeur de jasmin en fermant les yeux comme pour me concentrer. Je chuchote alors à son oreille.

- Je sais réserver quelques surprises aux personnes que j'apprécie, Ruth. Maintenant, regardez le vieil immeuble devant nous. Celui que vous avez un peu dédaigné à cause de son apparence. Tout d'abord, il faut savoir que chaque fenêtre, chaque escalier, me raconte une histoire. À la deuxième, à gauche, au 4ème étage, je vois un jeune homme assis, il fume une cigarette, ruminant sur un triste passé et son avenir… mon Dieu, n'est pas plus beau. Et là… au dernier étage à droite, une femme, guère plus âgée, regrette déjà certains choix de sa vie au lieu d'aller de l'avant. Ils ont des escaliers de secours. Des chemins nouveaux qui s'ouvrent devant eux. Il suffit de les trouver.

Je laisse passer quelques minutes et étends mes longues jambes avant de reprendre sur un ton plus décontracté, en posant mon bras sur le dossier du banc derrière elle.

- Plus prosaïquement, l'immeuble est moins haut et le soleil peut donc inonder notre banc et nous réchauffer en dehors du regard de Smist.

J'ai soufflé les derniers mots en souriant, lui confiant mon dernier secret.

- Smist ? Anicet Smist ? Votre concierge ?

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