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- Vous êtes psy ?
Je souris doucement.
- Non.
Elle soupire, boit une gorgée de café puis je l'entends poser sa tasse sur le banc entre nous.
- Pourquoi pas. S'il y a réciproque.
J'insiste alors un peu.
- Expliquez moi ce qui vous a mis en fureur cette après midi. À part être heurtée par un pauvre aveugle qui a jeté vos manuels de kinésithérapie sur les trottoirs mouillés, bien sûr.
Elle a un petit rire charmant très vite étouffé.
- Ce qui m'a mise en colère ? Vous avez le choix. Recevoir le préavis de mon propriétaire, je dois vider mon appartement d'ici 15 jours. Me faire houspiller une fois de plus par cet imbécile de Mike Parton parce que je Samirais pendant ma garde de nuit et craquer. L'insulter devant tout le service réuni avec à la clé une mise à pied immédiate. Vous venez de faire connaissance de Ruth Parker, la malchance et la poisse réunies dans un seul corps.
Elle plaisante presque. Mais au delà des mots, sa voix est triste et amère. Elle cache d'autres problèmes. Je refuse de creuser plus loin, mon intérêt pour cette fille devient incompréhensible et pathologique.
- Vous prenez un beignet ?
- J'ai encore de quoi me nourrir vous savez, Laris, mais je veux bien en prendre un troisième. À votre tour de faire une pause dans votre vie et de libérer auprès d'une inconnue ce qui empoisonne votre quotidien. Vous faites quoi dans la vie ? À part courir sur les trottoirs ?
- Je ne courais pas.
Elle se racle la gorge, moqueuse.
- Non je… Bref. J'écris. Je suis écrivain.
Après tout, si elle accepte mon offre, elle va le savoir. Mon métier n'a rien d'un secret. Je veux reprendre le fil et la maîtrise de la conversation et ne pas m'éterniser sur le sujet.
- À moi de poser une question. Pourquoi kiné ? Vous reprenez vos études ?
- Pourquoi reprendre mes études ou pourquoi ce choix ? Cela fait deux questions.
Elle marque une pause et je pense soudain avec crainte qu'elle va arrêter ici ses confidences. Je ne suis décidément pas doué pour créer un lien avec les autres. Avant pourtant il suffisait que j'observe une personne, ses expressions, sa position pour comprendre ses pensées. Maintenant, c'est plus… compliqué et cela ne m'intéresse guère. Sauf pour Lys Parker.
- Disons que le statut d'infirmière était un pis aller dû à ma situation familiale à l'époque. La kinésithérapie est un bon moyen de retrouver mes ambitions passées. C'était pour moi la solution pour reprendre le dessus. J'aurais dû savoir que la vie ne se déroule jamais comme on le souhaite.
Lorsqu'elle se tait, le silence entre nous n'est pas pesant. Nous sommes tous les deux englués dans notre passé. J'entends un moineau se rapprocher de nous en piaillant. Elle doit être aussi immobile que moi sur le banc. Nous ne nous touchons pas mais pourtant une étrange connexion existe entre nous.
- À mon tour, Laris. J'ai été franche. À votre tour.
Sa voix douce, mais décidée, me défend de faire marche arrière. J'accepte implicitement sa question, bien qu'il me semble déjà que je vais le regretter.
- Comment êtes vous devenu aveugle ? Il est évident que ce n'est pas de naissance.
La franchise de cette femme me surprend de plus en plus. C'est la question que tout le monde se pose sans jamais me la poser. Je lui ai promis alors je serre les poings et lâche un seul mot. Plus c'est impossible.
- Accident.
Je la sens frissonner en se rapprochant un peu de moi. Comme à chaque fois que j'évoque cet instant là, une forte odeur de brûlé flotte dans l'air et un bruit violent explose dans mes oreilles alors qu'une image de flammes tournoyantes jaillissent devant mes yeux. Ma dernière vision.
Je me lève, nerveux, et commence à faire les cents pas devant le banc. Je sais maintenant dominer la terreur que m'inspirent ces souvenirs, mais je suis toujours gêné de les ressentir en présence de quelqu'un. Je ne veux plus que personne ne soit témoin de ma douleur.
- Laris, je suis navrée d'avoir fait renaître ce moment.
Une main fine frôle la mienne quelques secondes, tandis qu'elle chuchote ces mots. J'écarte ses excuses d'un geste vague et reprends notre petit jeu de confidences.
- À mon tour. De la famille sur New York ?
- Rien, ni personne qui ne vaille la peine d'être nommé. Et vous ?
- Ma mère est en visite jusqu'à ce soir et Samira arrive demain.
Je reste bref. Je lui parlerais de Samira plus tard. J'hésite à poser ma prochaine question. C'est comme un aveu de faiblesse de ma part et j'enrage à chaque fois que je la pose. Mais je dois savoir.
- Pourriez vous vous décrire ? Physiquement j'entends.
- Pourquoi pas, mais je ne sais pas si je serai bon juge. J'ai 28 ans. Brune, 1. 60 m donc pas très grande, ni très grosse malgré mon appétit. Plutôt pâle. Des yeux marron. Un profil assez banal.
- Si vous voulez bien m'en laisser juge. Vos cheveux ? Longs ou courts ?
Je crains maintenant de passer pour un psychopathe avec mes questions idiotes. Mais même Smist en sait plus que moi et ça ne me plait pas. Elle rit doucement et son rire emplit ma poitrine de soulagement.
- Vous êtes fou avec vos questions idiotes. Et moi tout autant de vous répondre. Ils sont longs, mais je les garde toujours attachés. Qui est Samira ?
- Ma fille. Et pas de questions sur mon ex femme s'il vous plaît.
Dans le bref silence qui suit ma réponse un peu trop sèche, je comprends son hésitation à poursuivre notre conversation. Je mets des limites trop souvent. Mon passé est miné, mais le sien aussi je le sens. Je ne sais pas comment aborder le sujet qui me préoccupe. Être hésitant ne me ressemble pas. Tout mon comportement envers cette femme ne me ressemble pas.
Ruth éveille en moi l'envie de mieux la connaître, l'envie de calmer cette colère sourde que je devine toujours en elle.
Je soupire, car je ne comprends pas, je ne suis pas comme cela. Je ne m'intéresse pas ouvertement aux autres. Sue me reproche souvent mon indifférence envers autrui. Elle sait pourquoi je suis devenu ainsi, mais voudrait que je réagisse différemment, ce qui n'est plus possible. Le monde extérieur n'a aucun intérêt, si ce n'est pour les exigences de mon métier.
- Pourquoi êtes vous si nerveux ?
La voix de Ruth Parker me fait revenir à ma préoccupation première : elle.
- Moi ? Nerveux ?
Je suis étonné de son observation.
- Oui, nerveux. Sur vos gardes. Méfiant… comme si je pouvais représenter un danger pour vous.
Elle termine d'une voix moqueuse en énonçant quelque chose qui me semble un peu trop proche de la vérité.
- À quoi voyez vous ma « nervosité » ?
Je sens son regard peser sur moi. Elle prend tout son temps pour me répondre et je frissonne un peu sous son inspection.
- D'abord, depuis cinq minutes, vous tournez en rond devant moi.
Elle n'a pas tort. J'arrête net mon manège inconscient et m'assois ostensiblement à côté d'elle sur le banc en levant les mains en signe d'acceptation.
- Voilà. Autre chose ?
- Bien sûr ! Vos cheveux !
Elle sourit, j'en suis certain. Je suis devenu très doué pour traquer ces sourires.
- Quoi mes cheveux ?
- Votre main est toujours en train de fourrager dans votre chevelure en bataille. Un coiffeur se mordrait les doigts de désespoir avec vous.
Je ricane et ramène dans ma poche, ma main effectivement révélatrice de mon état. Ruth est décidément trop bonne observatrice. Soudain, je sursaute. Une main légère a effleuré mon épaule droite, avant de pincer durement le muscle trapèze. La main disparaît, mais la sensation désagréable de mon muscle contracté persiste.
- Et là. Vous êtes trop tendu. Noué. Vous devriez consulter un kiné avant de souffrir de la nuque.
Agacé qu'elle ait encore touché juste, dans tous les sens du terme, je riposte du tac au tac d'un ton sarcastique afin qu'elle s'éloigne.
- Vous êtes volontaire pour me soulager ? Je peux être un bon sujet prêt à tous vos apprentissages.
Je deviens un goujat.
- Je ne suis pas kiné. Je ne le serai jamais.
Sa colère et son amertume ont repris le dessus chez elle. Ce qui n'est absolument pas ce que je souhaite. Je ferme les yeux et, inclinant mon dos contre le dossier du banc, j'effectue quelques rotations avec mon cou, évacuant les fameuses tensions qu'elle vient de mettre en évidence. Je suis certain que même si elle s'est levée pour s'éloigner de moi, elle me fixe attentivement. Je ne veux plus l'effrayer.