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- Putain, mais vous ne pourriez pas faire attention ?
Sa voix est agréable, plus que ses mots. Elle se dégage brutalement de mon étreinte et je reste les bras ballants curieusement, me laissant une sensation de perte inexplicable.
- Non mais, ce n'est pas possible d'être aussi maladroit, je ne suis pourtant pas invisible ! Comme si j'avais besoin de ça aujourd'hui.
Elle marmonne d'un ton plus bas et je devine qu'elle s'est accroupie pour rassembler les objets que j'ai malencontreusement éparpillés sur le sol à cause du choc. Je l'imite et tente à tâtons de repérer ses affaires.
- Vous êtes vraiment idiot ! Il y a des enfants ici, vous auriez pu les faire tomber. Votre pauvre cerveau doit être totalement ramolli.
- Je vais vous aider.
Je souhaite juste à cet instant la calmer, elle semble si amère et furieuse, mais ma voix me semble un murmure très loin de mon ton habituel. Qui est elle ?
- Bon sang, tous mes bouquins vont être trempés sur ce sol humide. Franchement vous avez bien choisi votre moment pour courir sur ce trottoir. Il y a des parcs pour cela ! En plus le sol est gelé, c'est dangereux et inconscient d'aller aussi vite. Il vous arrive d'envisager ne serait ce qu'une seconde que vous n'êtes pas le seul sur le trottoir ?
Elle continue son monologue assassin tout en rassemblant des livres qui claquent les uns contre les autres au fur et à mesure qu'elle les empile.
Mes doigts heurtent enfin ce qui doit être un autre livre, un manuel peut être, vu le poids et le format. Je le tends devant moi sans un mot.
Je comprends sa colère, mais je n'ai pas envie de m'excuser. D'abord, j'aime l'entendre ronchonner contre moi. Ensuite, je ne courais pas. Je ne courrais plus. Plus jamais.
Le livre tendu devant moi, je commence à me sentir bête. Elle s'est tu. Depuis au moins 15 secondes, elle ne m'a pas agoni d'insultes.
- Je vois.
Elle laisse tomber ces deux mots, plutôt mal choisis, d'une voix neutre. Impossible de deviner ses pensées. Je suis certain qu'elle doit me dévisager comme une bête curieuse et que toute la compassion du monde va me tomber dessus comme d'habitude ou alors elle va s'enfuir comme si… c'était contagieux.
Les gens réagissent ainsi. Toujours. Dès qu'ils comprennent la nature de mon problème, c'est compassion larmoyante ou fuite détestable. Les deux solutions sont aussi désagréables pour eux que pour moi. Aussi, je laisse le moins possible au monde extérieur la possibilité de comprendre.
La jeune femme m'arrache le livre des mains et reprend son ramassage sur le trottoir, ses gestes me prouvent qu'elle a choisi elle, de rester, mais ses paroles me clouent au sol.
- Ok, vous êtes aveugle, mais d'autant plus irresponsable. A ton déjà vu un aveugle courir sur les trottoirs ?
Quelques secondes passent, je réponds d'une voix blanche, la seule chose qui me vient à l'esprit.
- Je ne courais pas !
Un gamin qui se justifie. Je suis dégouté. Où a disparu mon sens de la répartie et mon riche vocabulaire d'écrivain à la mode ?
- C'est vous qui le dites. Personnellement, j'ai ressenti un choc brutal comme si vous couriez. Qu'est ce qui vous motivait pour aller si vite ? Où est votre canne blanche ? me réprimande telle.
La stupéfaction passée, sa colère est contagieuse et c'est d'un ton glacial que je lui réplique.
- Ça ne vous regarde pas ! Et je n'ai pas de canne. Vous êtes toujours aussi aimable ? Je… Je fais ce que je peux pour vous aider.
- M'aider ?
Elle éclate d'un rire nerveux, un rire triste qui me fait reconsidérer son impolitesse.
- Vous avez un boulot d'infirmière à me proposer ? Vous connaissez un appartement pas cher à louer pour une personne qui doit quitter le sien sans préavis ? Non, alors taisez vous ! Et laissez moi ramasser mon bazar tranquillement.
Elle semble ne plus pouvoir s'arrêter. Elle se lève et sa voix me parvient d'un peu plus haut. Apparemment, elle a de sacrés problèmes et mon état la laisse indifférente. Je fronce les sourcils tout en me passant la main sur la nuque avant de prendre une décision. Du moins un semblant de décision.
Maman dit toujours que je prends trop de temps pour réfléchir. Ou pas assez.
Je tâtonne un peu devant moi et trouvai la lanière d'un sac que j'empoigne. C'était un gros sac de voyage. Plein. Je passe la lanière sur mon épaule droite. En me relevant souplement, je frôle son corps très proche et à nouveau mes doigts frémissent. Tout en reculant d'un pas pour éviter ce contact curieux, je lui demande brièvement :
- Vous avez tout ramassé ?
- Euh, oui.
Une hésitation dans sa voix. Alors je saisis l'occasion. Deve mon vieux, pourquoi pas ? C'est donc sans plus réfléchir que je saisis fermement je saisis son coude de ma main gauche pour la guider et la forcer à me suivre.
- J'habite à deux pas. J'ai une proposition à vous faire. Suivez moi…
Elle cherche à se dégager mais je la maintiens ayant prévu sa résistance. De plus elle est gênée, je le sens, par la pile de livres qu'elle porte.
- Il est hors de question que j'aille chez vous ! Et je ne veux même pas entendre votre proposition.
Elle gronde entre ses dents. Logique, une jeune femme ne doit pas suivre un inconnu dans la rue et mon attitude autoritaire semble l'excéder, mais par chance, elle ne veut pas se faire remarquer dans la rue.
Tant mieux. Je n'en ai pas envie non plus.
- Que portez vous ? J'ai l'impression que vous croulez sous le poids.
Je veux rester désinvolte et paraître désintéressé, mais je suis curieux.
- Mes manuels de kiné. Je suis des cours. Bon sang, lâchez moi ! Je vais vous suivre, de toute façon, c'est vous qui avez mon sac.
Un mince sourire m'échappe. Elle est loin d'être bête et ne cède pas facilement. Je n'ai pas envie de la lâcher. Pas envie de m'éloigner d'elle.
Desserrant légèrement mon étreinte sur son bras, je la guide pour monter les marches menant au hall de mon immeuble. Smist est déjà là, bien sûr, pour nous ouvrir la porte.
- Smist, veuillez décharger mJeane, s'il vous plait, puis vous nous commanderez deux cafés au Starbucks…
Je me tourne vers elle.
- Vous désirez quoi comme café ?
Un court silence. Je l'imagine en train de me regarder bizarrement, se demandant sur quel cinglé elle est tombée. Je suis frustré de ne pas la « voir », de ne pas savoir qui elle est.
- Un café Mocha pour moi.
Sa voix est curieuse comme désabusée. Mais elle a dit oui. Ou presque. Un demi sourire sur le visage, je m'adresse à nouveau à Anicet qui doit se situer derrière moi.
- Vous avez entendu, Anicet ? Pour moi un expresso, comme d'habitude. Vous nous amènerez ceci dans le jardin.
Sans attendre de réponse, je dépose le sac de la jeune femme dans le hall, à côté de la loge de Smist et saisis la main gantée de mon inconnue pour l'emmener au jardin. Il n'y a personne, comme d'habitude. Ce que les habitants de l'immeuble appellent « jardin », est un simple rectangle de presque deux cents mètres carrés de pelouse rase avec quelques arbres et deux bancs entourés de notre immeuble et de ses voisins. Je dirige adroitement ma compagne vers le banc de gauche qui a toujours eu ma préférence. Il bénéficie l'après midi de quelques rayons de soleil qui réchauffent ma peau à cette heure. Elle s'assoit docilement mais ne dit rien. Seul le chant de quelques moineaux rompt le silence.
- Bon, je suis assise sur votre banc. J'attends.
Je suis encore une fois incapable de deviner ce qu'elle pense. Je marche de long en large devant cette jeune femme dont je ne connais même pas le prénom. À vrai dire, je n'hésite pas, je sais ce que je veux. Je sais même comment elle va réagir, enfin j'espère. Ce qui me tracasse, c'est plutôt de comprendre pourquoi je fais cela.
- Ça vous arrive souvent de bousculer les femmes puis de les amener dans votre repère pour leur offrir un café ?
Je fais une moue désolée en entendant sa répartie.
- Non, jamais. Il faut une première fois à tout, non ?
- Je ne sais pas si je dois me sentir honorée d'être la première kidnappée.
J'entends le rire pointer très légèrement dans sa voix et suis heureux d'avoir désamorcé la bombe colérique du trottoir. Le pas de Smist fait crisser le gravier de l'allée. Je choisis donc d'attendre pour lui répondre.
- Merci, dit elle en recevant sa tasse.
Il me remet ensuite la mienne et place dans mon autre main le petit sachet de viennoiseries qui accompagne habituellement mes commandes.
- Merci Anicet.
- À votre service, Mr Deve.
Je m'assois alors à côté d'elle tandis qu'il s'éloigne et ouvre le sachet afin qu'elle se serve. Le parfum des viennoiseries de Starbuck est irrésistible pour une femme. Enfin d'après ma mère et Samira.
- Vous vous appelez donc Deve.
Elle énonce cette vérité en plongeant une main curieuse dans le sac en papier.
- Laris. Je préfère Laris. Pour mon pauvre cerveau ramolli, M. Deve c'est mon père. Je sais que c'est classique, mais c'est ainsi.
- Je suis Lys Parker. Mais on m'appelle Ruth et je préfère ça moi aussi.
Elle saisit alors le sachet de friandises et je l'entends bruisser sur le banc. Je sens alors sa main prendre la mienne libérée et nous échangeons un premier contact volontaire, de sa part du moins.
Elle a ôté ses gants et la tiédeur de la tasse a réchauffé sa peau douce. Elle a de longues mains très fines. Je laisse mon pouce glisser doucement sur la surface de sa peau, sur le tendon de son index, que je suis jusqu'à son ongle, long, mais pas trop, arrondi mais non vernis. Elle supporte sans rien dire mon toucher prolongé.
Elle a dit être infirmière. Avoir un père médecin m'a, entre autres choses, appris que celles ci doivent avoir les ongles irréprochables et sans vernis, afin de limiter les risques d'infections à leur patient. Ruth semble respecter cette règle.
- Laris ? Je vous écoute, dit elle, en reculant légèrement, ôtant doucement sa main d'entre les miennes, votre café est délicieux mais… Sa voix s'enraye un peu, comme à un souvenir douloureux… mais j'ai des choses à faire. Donc, peu de temps à perdre. Je suis prête à entendre votre proposition.
Elle est prête à m'écouter, mais moi, pas encore à parler. Je déglutis.
- Votre café est bon alors ?
- Comme tous les Mocha de Starbucks.
Je la sens presque hausser les épaules.
- Si je récapitule, après les insultes que vous m'avez envoyées, j'ai cru saisir que vous étiez infirmière, sans travail et à la recherche d'un appart.
Le silence entre nous s'éternise.
- Je crois que vous avez saisi. Je suis désolée. Pas pour les insultes, vous les avez méritées, mais pour avoir déballé ma vie devant vous. Ça, personne ne le mérite.
- Ça ne m'a pas gêné, Ruth, ne vous excusez pas pour cela. Parfois, il y a des moments où il vaut mieux laisser sortir ce qui doit sortir. Peu importe sur qui ça tombe. Si je peux être une oreille attentive, à défaut d'autre chose… Je vous propose une petite pause dans votre vie. Trente minutes ou une heure sur ce banc, à libérer auprès d'un inconnu ce qui empoisonne votre quotidien. Ça n'engage à rien. Si vous le souhaitez ensuite, on ne se reverra même pas.
Gagner du temps. Lui donner confiance en moi et en apprendre plus sur cette Ruth Parker. Un triple objectif.
Elle ne répond rien, mais ne part pas non plus en courant.
- Vous êtes psy ?