02
Laris sans peur et sans reproche. Un peu comme les héros des livres que je Samirais avec elle, il y a quelques années.
J'essaie d'imaginer l'homme qu'elle verra. Grand, mince, un visage qu'on dit « beau ». Le manque d'activités physiques de ces derniers mois n'a pas affecté ma silhouette, je sais que je plais toujours aux femmes, même si cela m'indiffère totalement maintenant. C'est d'ailleurs devenu un problème supplémentaire à gérer. J'espère, de façon assez indigne, que la présence de Samira à mes côtés pourra éloigner celles qui me poursuivent de leurs assiduités, et ce malgré l'air froid et indifférent que j'affecte en public depuis le début de ma carrière.
De retour dans ma chambre, j'ouvre le premier tiroir de la commode et attrape le pantalon en jean qui est posé sur le dessus de la pile. La chemise assortie se trouve obligatoirement juste à côté et je porte à mon nez, sans réfléchir, sur le tissu légèrement parfumé, reconnaissant l'odeur fraîche de l'assouplissant utilisé par Casey, mon « assistante à tout faire ».
Je la regrette un peu. J'ai été un peu dur avec elle durant toutes ces années. Sept ans de collaboration. Quelques remords à propos de mon attitude distante envers elle m'effleurent. J'aurais dû prendre le temps d'apprendre à mieux la connaître. C'était une bonne assistante et une chic fille aussi, sûrement. Charmante et pas envahissante. Elle a su rester à sa place et m'accompagner de son mieux, sans jamais chercher à franchir la barrière que j'instaure entre le monde et moi.
Elle m'a quitté pour se marier, il y a un mois. J'ai presque dû la sortir de chez moi en la poussant, tellement elle était inquiète et pleine de remords de « m'abandonner ». Son fiancé, Issac, avait été très patient. Cela faisait un an qu'elle repoussait la date du mariage pour m'assister encore et toujours. Elle a été présente dès le début de ma carrière, puis a pris inévitablement une place plus importante. Après.
Je dois avouer que maintenant, je me sens un peu livré à moi même. Je déteste de plus en plus cette sensation d'être dépendant. À vrai dire, je ne la supporte plus. Le mariage, le départ de Casey, ont été le déclic qui m'ont fait prendre conscience de mon état. Je suis sûr d'être capable de démarrer une machine à laver, certain de pouvoir prendre soin de mon linge et même de planifier mon agenda sans Casey. J'ai donc hâte de retrouver cette liberté de mouvements, cette indépendance relative. Je vais commettre des erreurs, sûrement, mais je pense pouvoir survivre au drame de porter des chaussettes dépareillées ou un pantalon déteint.
Ma mère s'inquiète de la gravité de mes « futures erreurs », c'est d'ailleurs pour cela qu'elle a abandonné mon père, pour quelques jours, pour la première fois en 33 ans de mariage. Elle refusait que je reste seul après le départ de Casey. Mon père s'est incliné devant la volonté de sa femme. Au téléphone, il m'a avoué que, même si sa femme lui manque, il apprécie de manger tranquillement assis sur le canapé, un plateau sur le genou, devant une vieille rediffusion hollywoodienne en noir et blanc. J'ai souri à cette image de mon père en mode « célibataire », puis Sue a interrompu notre conversation téléphonique pour me prier de venir à table. Lui comme moi, avons éclaté de rire d'un bout à l'autre des States.
Je descends à la cuisine et prépare mon indispensable café noir du matin en me disant que jusqu'ici, j'ai laissé les femmes me cocooner comme un bébé. Ma mère aime ce rôle. Casey aussi sûrement. Un frôlement sur mes chevilles, puis un léger bruit à proximité de ma main me distrait et m'avertit que Luna vient de me rejoindre. Je caresse son corps chaud et soyeux. Immédiatement elle bondit sur le comptoir, se frottant en ronronnant contre mon bras pour me quémander son repas. Évidemment, je m'exécute sur le champ, comme toujours, et lorsque ma compagne à quatre pattes est installée devant sa pâtée de luxe, je me replonge dans mes réflexions.
Je saurais prouver à ma famille qu'à presque trente ans, Laris Deve, solitaire, avec son matou, vivant assez confortablement de son relatif talent d'écrivain, peut à nouveau rester seul.
Le plus important est de me le prouver à moi même.
C'est cette pensée qui flotte dans mon esprit, me troublant un peu, lorsque j'ouvre la porte de mon bureau pour m'asseoir devant mon ordinateur dernier cri, afin de tenter de dompter mes muses.
ooOoo
Quelques heures plus tard
Même si je pouvais courir dans la rue, cela ne changera rien, je suis en retard. Terriblement en retard. Sue va s'inquiéter. Elle aura peur pour moi une fois de plus et je culpabilise déjà. Ce n'est pas vraiment ma faute pourtant. Quand j'écris, le temps s'efface et le monde disparaît. Après avoir souffert encore une fois toute une nuit de blocages et effacé mille fois mon travail, ce matin, tout a coulé de source. Les mots et les sensations se sont enchaînés dans mon cerveau en ébullition, comme si mon rêve avait libéré mon inspiration depuis longtemps disparue.
J'ai ensuite reçu un appel de Dine Williams mon éditeur. Il a tenté, comme souvent depuis 4 ou 5 mois, de me « mettre la pression », à demi mots, pour lire le premier jet de mon prochain roman. Une nouvelle fois, je lui ai rappelé qu'il était entendu entre nous, par contrat, que j'étais libre des dates de remise de mon travail et qu'il n'était pas dans mes habitudes de « montrer » ce… brouillon à qui que ce soit. Dine me connaît depuis sept ans maintenant, je l'apprécie, mais je persiste à entretenir entre nous des relations purement professionnelles. Il est mon éditeur pas mon ami. Parfois Sue ou Sylvain, mon frère, me demandent pourquoi j'agis ainsi. Je n'ai pas de réponses à leur apporter. C'est comme cela.
Tapotant impatiemment la paroi de l'ascenseur, je grimace, il est très pratique, mais trop lent. Je ne suis pas sûr que ma mère admette mes excuses professionnelles à mon retard.
Anicet, le portier, me salue dans le hall.
Je n'habite pas très loin de la 91ème, près de la Madison avenue. Malgré ses trottoirs larges et ombragés, le quartier est rarement calme. À cette heure, les passants et les taxis le prennent d'assaut. Je n'ai quelques dizaines de mètres à parcourir pour rejoindre le restaurant. Je connais le trajet par cœur et lorsque je pousse la porte, un homme s'approche immédiatement et me salue.
– Bonjour Mr Deve, votre mère vous attend à la table habituelle.
– Je reconnais Jean, un des serveurs qui me sert habituellement M Deve, bonjour. Vous n'êtes pas en avance aujourd'hui.
Ce type sait vraiment enfoncer des portes ouvertes. Il a parfaitement choisi son métier le bougre.
– Ah, vous croyez ? fais je, en le dépassant rapidement.
– Faites attention. Il fait soleil, mais il reste un peu de givre sur le coin des marches. Elles étaient à l'ombre ce matin.
Pénible, mais pas méchant. Je le remercie d'un geste flou de la main avant de sortir de l'immeuble.
Zut. Malgré l'avertissement, je descends un peu trop vite les quelques marches, me rattrapant in extremis au montant de la porte de l'immeubleet le bruit de la rue m'agresse alors.
, et me penche légèrement vers lui.
– Elle est de quelle humeur ? je lui demande doucement.
Il me guide vers la table, tout en répondant sur le même ton discret à ma question. Je perçois la pointe d'amusement, malgré le professionnalisme dont il fait toujours preuve.
–Je dirais anxieuse, voire en colère. Elle a consulté sa montre et son téléphone plusieurs fois, Mr Deve.
– Merci, Jean. Je vais donc essayer de l'adoucir.
Il me laisse juste derrière ma mère, dont je reconnais le parfum de violette. Je place ma main sur son épaule, en un geste apaisant d'excuse. Je la sens se crisper et me penche doucement sur elle pour l'embrasser, espérant me faire pardonner. Immédiatement elle se détend et son sourire caresse à son tour ma joue alors qu'elle m'embrasse.
- Tu sais très bien, Laris, que je déteste quand tu es en retard. Tu aurais dû m'appeler. Je t'attends depuis trente minutes, commence telle.
Mais son ton montre juste un reproche affectueux et je sais que je suis déjà pardonné.
- J'écrivais.
J'ai prononcé le mot magique, en m'asseyant sur la chaise qu'Jean m'a présentée, comme si c'était une excuse.