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ooOoo
LARIS – Vendredi 7h30
Les yeux fermés, seul dans le noir, je laisse couler le temps sans bouger.
Comme d'habitude, seul mon réveil avec la voix de Michael Bloomberg a pu me sortir du sommeil lourd qui me paralyse comme tous les matins.
Je mets plusieurs secondes à reprendre contact avec la réalité en me frottant paresseusement le front. Je suis tellement bien dans le monde coloré des songes. Un sourire léger erre encore sur mes lèvres au souvenir de la clairière. Lumineuse et isolée, son sol herbeux était recouvert de petites fleurs sauvages que j'étais incapable de nommer. Le vent fait onduler lentement les corolles multicolores et parfumées qui m'entourent. Ce lieu hante mes nuits depuis quelques jours. Je suis là bas, marchant nonchalamment sur ce tapis chatoyant, et je vois sa silhouette venir vers moi. Je la devine plutôt, je suis incapable de décrire son visage, comme toujours dans ce rêve idiot. Je préfère ne pas réfléchir au sens de tout cela.
Ce songe, ô combien captivant, fait suite à une longue nuit blanche où j'ai tenté d'aligner, sans succès, des mots sur mon clavier. Hier, avait été un jour « sans ». Un jour noir et frustrant.
Toujours allongé, je m'étire dans mes draps froissés, dénouant les muscles endormis de ma nuque et de mes épaules. Le speaker à la radio raconte, avec un entrain forcé, les joies de la journée qui nous attend. Il nous annonce que le soleil est de retour en ce mois de janvier. Je sens d'ailleurs sa chaleur sourdre à travers les rideaux de ma chambre réchauffant doucement mon bras. La brise qui pénètre à travers la fenêtre entrouverte fait vibrer les stores légers qui cliquettent doucement. La tiédeur semble suivre ce mouvement sur ma peau sensible. Je peux même sentir le parfum délicat des arbres en fleurs en contrebas. J'aime prendre le temps de ressentir cela. J'ai à cet instant l'impression d'être vivant, de ne plus être enfermé à l'intérieur de mon corps.
Le discours insipide de Bloomberg s'éternise. D'après lui, passer une heure dans les embouteillages peut être un plaisir pour ceux que cela concerne. Je grimace. Je ne suis plus concerné. Plus jamais je ne pourrais l'être.
Il enchaîne avec enthousiasme, sur une affaire passionnante : le dernier clip de Anicet Bieber. J'étouffe un bâillement derrière mes doigts, comme ma mère me l'a appris. Je ne suis pas obligé de subir cela plus longtemps.
D'un geste précis de la main, je coupe définitivement le flux de paroles de cet homme. Il faudrait vraiment que je prenne le temps de régler définitivement ma radio le soir. Je fais la moue en me souvenant de ce qui me retient. Cette peur que la station choisie ne me donne pas autant envie de l'éteindre que cela. C'est assez retors, je le sais, mais c'est toujours mon premier geste de la journée : couper la parole à Mickael Bloomberg. J'en retire un plaisir sadique qui me donne le tonus nécessaire pour commencer une nouvelle journée.
La radio enfin éteinte, les bruits de la rue montent alors jusqu'à moi dans le silence relatif de mon appartement du dixième étage. Ils sont à la fois stridents et assourdis, et paradoxalement rassurants. La vie est là. Juste dehors.
Je m'assois sur mon lit et réfléchis à cette journée qui s'annonce compliquée.
Samira arrive dans deux jours et tout doit être prêt pour l'accueillir. Je soupire en pensant aux derniers préparatifs.
Je dois donc retrouver ma mère, Sue, pour déjeuner à midi au Jackson Hole, le petit restaurant en bas de la rue. Elle va encore m'envelopper de son étouffante affection maternelle. Heureusement, elle repart pour Chicago cet après midi et je pourrais enfin reprendre tranquillement le cours de ma vie. Je tends l'oreille pour savoir si elle est encore là, quelque part dans mon appartement. Mais je ne l'entends pas bouger dans la chambre à l'étage en dessous, ni s'affairer dans ma cuisine, elle doit être déjà sortie faire les courses afin d'accueillir Samira correctement. Sue aime s'occuper de moi et me « faciliter » la vie. Je devrais lui expliquer qu'au contraire, je préférerais qu'elle ne change pas le café de placard, ni ne déplace les cadres photos dans mon salon lorsqu'elle décide de faire la poussière. Seulement, c'est ma mère et je l'adore malgré sa tendance protectrice exacerbée. Je comprends d'ailleurs son angoisse, mais maintenant je refuse de la partager. Après un mois passé avec elle, à me cogner dans les meubles et objets qu'elle change de place, je serais heureux de retrouver ma solitude.
Laissant courir mes doigts le long des murs, sans même passer un peignoir dans la tiédeur de l'appartement, je me dirige, vêtu de mon seul bermuda de sport gris, vers la salle de bains et effectue sans y penser les indispensables rituels du matin. J'essaie tant bien que mal de discipliner mes boucles rebelles, mais je sais depuis longtemps, que c'est une cause perdue d'avance. Dans mon souvenir, j'ai toujours eu ces cheveux châtains aux reflets dorés, impossibles à coiffer, au grand désespoir de ma mère. Cela faisait longtemps que j'ai relégué cette énigme au rang des futilités ne méritant pas que je m'y attache.
Cependant, mes doigts frôlent ma joue et sont irrités par une barbe de trois jours ou une semaine peut être. Une autre fille aimerait sûrement le look que cela me donne, mais je doute que ma Samira apprécie. Sa peau douce sera irritée par le piquant de mon menton. Pour elle, je commence un rasage qui est censé me redonner figure humaine…
Les derniers mois ont été compliqués et mes courtes nuits n'améliorent évidemment pas mon aspect physique. Je dois faire des efforts pour ne pas l'effrayer. Je ne l'ai pas vue depuis longtemps, un an exactement, et je tiens à retrouver très vite notre complicité et notre amour.
Laris sans peur et sans reproche. Un peu comme les héros des livres que je Samirais avec elle, il y a quelques années.