CHAPITRE 07
Alianora ne les rejoignit pas avant le repas de minuit, qui se déroulait dans la grande cafétéria. Une fois bondée, la salle paraissait nettement moins grande. Charlie avait emporté avec elle deux carnets de doléance pour continuer leur occupation à table. Elles trouvèrent une place non loin de la grande table des grands officiers où mangeaient Yvan et Père. Le généralissime avait l'air parfaitement ennuyé. Il était sûrement ici pour faire plaisir à Père et il était certainement pressé de retourner à son démantèlement de réseau criminel.
Elles s'installèrent en bout de table, toutes les trois. Alianora portait une robe d'un rose pâle délicat, fine et moulante qui dévoilait ses épaules de la plus jolie des façons. Ses cheveux étaient attachés simplement mais elle donnait l'impression d'avoir apporté un soin tout particulier à son maquillage. On pouvait dire qu'elle détonnait clairement dans la salle à manger d'une caserne rempli d'hommes bourrus - et de quelques femmes tout aussi franches.
Charlie ouvrit un carnet, qui datait d'un petit millénaire, à la place où elle avait corné une page. Après avoir expliqué à Alianora de quoi il s'agissait, elle lui cita des passages choisis. Parmi les gens qui venaient protester contre l'augmentation des taxes et les lois qui ne les arrangeaient pas se trouvaient de sérieux sujet culottés. L'un d'entre eux, un jour, était venu demander à l'Empereur la main de la princesse en échange d'une chèvre et de deux sacs de bon grain. Son préféré restait tout de même celui qui avait fondu ses impôts en une statuette à l'effigie de l'Empereur et qui n'avait pas compris que son paiement ne puisse être accepté.
Isobel, au milieu de son repas, accrocha le regard d'un homme qui venait vers elles. Il portait une tenue classique pour un sous-officier mais ses manches étaient décorées d'une fleur de lotus. Charlie fit un effort de mémoire considérable pour se souvenir de qui le lotus pouvait bien être l'emblème mais il lui épargna cette peine en faisant une courbette maladroite.
"Capitaine De Pitray, enchanté. Je vous escorterai à partir de demain, sur ordre du généralissime."
Charlie s'attendait à ce qu'Isobel ne se moque de lui mais elle n'en fit rien. Bien au contraire, elle rabattit ses cheveux plus élégamment sur le côté et lui accorda un signe de tête élégant. Alianora en fit tomber sa fourchette.
"Ravie de vous rencontrer, Capitaine. Je vous en prie, venez vous asseoir avec nous."
Isobel poussa un peu Charlie pour lui faire de la place et invita de nouveau le capitaine aux cheveux bouclés à s'asseoir à leurs côtés. Que lui prenait-il ? Charlie échangea un regard circonspect avec Alianora. L'homme au lotus accepta de s'asseoir avec Isobel et engagea la discussion comme si ils étaient seuls, tous les deux.
"Je suis excité à l'idée d'aller à Ravenwell, ce sera ma première fois. Je viens du Duché de Condé et je ne l'ai quitté que pour venir ici."
Isobel rit doucement, comme une vraie lady et Alianora se mit à regarder ailleurs. Est-ce qu'Isobel essayait de charmer le capitaine ? Mais pourquoi ? Elle n'avait jamais montré un tel intérêt pour les hommes du village.
"Ravenwell est fabuleuse, mais les bals qu'on donne au palais le sont encore plus. Voudrez-vous venir danser avec la crème de la noblesse de la capitale, si on vous y autorise ?
- Seulement si la princesse me réserve une danse ..."
Isobel passa encore la main dans ses cheveux et Alianora décida d'emmener Charlie plus loin, sans doute pour leur laisser un peu d'intimité. Avant qu'elles ne se noient dans le brouhaha de la cafétéria, Charlie entendit sa soeur dire qu'elle n'avait pas de partenaire de danse attitré de la façon la plus douce possible.
"Qu'est-ce qui lui prend ? Elle n'est pas comme ça, d'habitude !"
Alianora, en se servant une bière au tonneau, haussa les épaules. Elle tendit sa choppe à Charlie et en attrapa une vide. La jeune Fell avait développé un goût pour la bière fraîche en la compagnie de Lucius et Isobel et elle profitait certainement d'être loin de la Cour pour s'adonner à ce plaisir coupable.
"Isobel n'est plus toute jeune, une princesse de son âge sans prétendant et sans amant c'est peu commun. Elle a sans doute compris que le capitaine Moutonet était une bonne chance de se trouver un homme qui corresponde aux désirs de son père et aux siens."
Charlie manqua de s'étouffer avec sa bière et recracha un peu de mousse par le nez. Sa gorge la piquait mais cela ne l'empêchait pas de rire.
"Capitaine Moutonet ? Tu dis ça à cause de ses cheveux ? Ce n'est pas gentil."
Alianora eut un sourire canaille et haussa les épaules de nouveau avant de vider d'un trait sa choppe. Le rire de Charlie retomba et elle soupira.
"Je déteste ce truc débile de l'âge, Isobel n'a que dix neuf ans. Elle a encore la vie devant elle."
D'abord Alianora contrainte de se fiancer à Lucius pour échapper aux paluches d'un vieux pervers et ensuite Isobel qui voulait se trouver un militaire pour faire plaisir à son père. Charlie était certaine qu'Yvan s'en fichait bien que sa fille approche de sa soit disant vieillesse. Elle fit la moue et grommela dans sa choppe.
"Je m'en fiche, moi. Je me marierai jamais."
***
Charlie ne revit pas Isobel jusqu'à l'heure du coucher. Plusieurs fois, elle croisa Yvan au détour d'un couloir. Il était toujours aussi énervé. Elle vit aussi Père de loin. Il était suivi de près par une femme au style strict qu'il appelait 'Anne', comme par exemple dans la phrase 'Très chère Anne, si ce n'est pas fait avant que je parte, personne ne retrouvera votre corps.' Visiblement, ils étaient tous les deux très occupés.
Elle passa le reste de la nuit dans la chambre avec Alianora, à jouer aux cartes. La bonne passa une fois pour remettre des serviettes sèches dans la grande salle de bain et une deuxième, pour changer les draps dans lesquels elles n'avaient pourtant dormi qu'une fois. Ils étaient rêches et peu agréable mais ils suffisaient bien pour dormir. Une fois à Ravenwell, ils plongeraient dans le luxe et les soieries. Charlie préférait les ambiances simples comme celle de Makaroff.
Le soleil était déjà presque levé quand Isobel vint se joindre de nouveau à elles. Charlie avait enfilé une robe de nuit blanche et Alianora en était à brosser ses longs cheveux naturellement ondulés. Parfois, Charlie enviait son amie pour qui la grâce et l'élégance étaient innées mais elle savait bien que sa vie n'était pas des plus agréables. La jeune Condé se leva de son lit pour accueillir sa sœur et l'aida à retirer sa robe.
"C'était bien ?
- Oui, assez agréable."
Alianora quitta le miroir et posa sa brosse sur son lit avant de les rejoindre, visiblement extatique à l'idée que son amie ait pu se trouver un homme. Charlie ne comprenait pas cet engouement. Pourquoi diable Isobel aurait-elle besoin d'un amant ?
"Eh bien raconte, alors !"
Isobel eut un sourire étrange et laissa Alianora passer ses mains dans ses cheveux pour les nouer en une tresse lâche. Arrosés de macéra de basilic, ils seraient joliment bouclés le lendemain, d'après les dire de la jeune Fell. Charlie ne voyait pas pourquoi Isobel ne pourrait pas garder des cheveux lisses mais elle ne dit rien et écouta Isobel décrire cette demi-nuitée de rendez-vous en détail. Était-ce parce qu'elle était plus jeune ? Elle ne trouvait pas le fait de se promener près d'un lac exceptionnel.
"Et quand nous sommes arrivés à la porte de la Citadelle ... il m'a embrassé la main."
Alianora porta ses mains à son cœur comme si elle avait été touchée par une flèche mortelle et s'écroula dans les draps, sur le matelas dur qui rebondit un peu en poussant un petit cri. Visiblement, cette nouvelle était incroyable. Charlie haussa les épaules et sortit de la chambre après avoir prétexté une envie subite de tisane à la camomille. Cette relation naissante, son existence même, l'indifférait et la mettait en colère, simultanément, sans qu'elle ne sache comment c'était possible.
Est-ce qu'elle devrait, elle aussi, dans quelques années, courir le jeune homme respectable pour faire plaisir à son père ? Est-ce qu'elle s'enfermerait dans une relation obligatoire sous prétexte qu'il était temps pour elle de ne plus être seule avec un homme auquel elle n'aurait jamais donné sa chance, autrement ? Ses pieds trouvèrent le chemin du bureau de son père et, une fois devant la porte, elle n'hésita que quelques secondes avant de frapper.
En entrant, elle découvrit que son père était toujours là. Anne aussi. Père la congédia d'un geste de la main et fit signe à Charlie de venir s'asseoir en face de lui. L'aube pointait mais il travaillait toujours.
"Mes excuses, Père, je ne voudrais pas vous entraver ...
- Sottises, mon petit biscuit. Tu as un problème ?"
Charlie, les yeux baissés, fit part de ses peurs, de ses doutes et de toute son amertume à son père, qui vint près d'elle pour lui caresser les cheveux. Il aurait très bien fait si seulement Charlie ne s'était pas senti si énervée. Pour le moment, elle n'avait pas envie qu'on la touche.
"Je comprends tout ton raisonnement, Charlette. Mais, moi, je trouve que c'est peut-être une bonne opportunité pour Isobel de s'ouvrir sur le monde et de tempérer un peu son mauvais caractère. Et puis, tu vois vraiment Isobel supporter longtemps une relation qui ne lui plairait pas ? Imagine Yvan à sa place."
Charlie s'exécuta et elle sourit doucement. Non, Isobel ne se laisserait certainement pas marcher sur les pieds. Elle voulait toujours devenir général, toujours être une femme forte. Elle ne laisserait personne lui dicter sa conduite.
"Quant à toi ... eh bien, je ne souhaite pas te voir mariée avant très longtemps. Je n'ai pas envie de voir qui que ce soit emporter mon petit biscuit loin de moi."
Charlie sourit doucement et serra la main de son père contre son cœur. Il avait raison, elle s'en faisait trop pour Isobel. Elle était une grande fille et elle n'hésiterait pas à faire entendre sa voix. Et puis, le Capitaine Moutonet n'était peut-être pas si mal.