CHAPITRE 04
CHARLIE
Après l'arrivée du mot, tout se fit plutôt confus. L'ambiance joyeuse de la veillée autour du feu était parfaitement passée et l'air était désormais électrique. Charlie brûlait de se rendre tout de suite à la capitale, comme le mot le demandait mais Taesch et Yvan, avant de se retirer dans leur chambre, avaient déclaré qu'ils partiraient le lendemain seulement, une fois le soleil couché. Bien sûr, ils avaient raison, mais Charlie n'en était pas moins frustrée.
Dans sa chambre, elle fixait le paysage visible au dehors, éclairé par les rayons naissants du soleil. Un bateau de pêche se rapprochait de la rive gauche de l'Atlas, derrière les grandes rangées de pommiers. Les pêcheurs rentraient toujours tard, probablement exténués. Elle avait un peu pitié pour eux, qui devaient travailler pour survivre et se payer assez de sang pour nourrir leur famille. Les humains n'étaient pas légion ici.
Non loin de là, les bœufs de La Vieille, comme l'appelaient les gens du village, rentraient doucement dans l'enclos, là où ils seraient en sécurité à l'abri des quelques loups qui chercheraient à se nourrir. Oh, les villageois auraient bien pu tuer les loups mais son père avait interdit tout meurtre de canidé dans le duché depuis quelques milliers d'années. Le loup était le symbole de la famille Impériale après tout.
En tirant les rideaux, elle s'arracha à cette vision pastorale presque idyllique et soupira lourdement. Elle avait tant hâte de partir, elle ne pourrait jamais dormir !
Par dépit plus que par réelle fatigue, elle se glissa dans son lit et attrapa un livre de la bibliothèque du manoir. C'était une étude historique qui parlait d'une ancienne région aujourd'hui disparue à cause d'un tour de magie produit par un jeune mage puissant mais imprudent. Elle se demandait bien si ce genre de chose pourrait arriver à Lucius, quand il regagnerait sa magie. Il pouvait se montrer si ... accro à la magie.
Elle ne l'avait pas vu depuis un bon moment, il n'était jamais venu à Irmingarde, au contraire de sa charmante fiancée. Que devenait-il depuis l'anniversaire d'Yvan ? Est-ce qu'il pensait à elle ? Ils avaient été mais proches, autrefois.
A présent, il poursuivait probablement sa quête de pouvoir. Au début, il s'en était fichu complètement de ne plus avoir de magie. Mais au fur et à mesure des mois qui avaient suivi, récupérer ses pouvoirs était devenu une véritable obsession, au point même qu'il ne leur écrive plus et qu'il ne voie plus Alianora. Père disait que cela pouvait être dangereux. Avait-il raison ? Lucius avait été assez ... incontrôlable, l'autre fois, chez les Pygargue mais il était un garçon ... Enfin, il était presque un homme désormais.
Elle était un peu effrayée à l'idée de ce qu'il dirait en les voyant, Isobel et elle. C'était le même prince aux yeux pétillants pour lequel elle avait eu un béguin autrefois, le même mage courageux qui l'avait serré dans ses bras quand elle avait découvert le manoir dévasté par les flammes. Et pourtant, ... elle avait un peu peur.
Oh bien sûr, elle pourrait toujours aborder des thèmes universels comme la météo ou l'Infection mais est-ce qu'il serait prompt à lui parler ? Elle avait si peu d'amis, c'était dur d'imaginer que l'un d'entre eux soit ennuyé par sa présence ...
Et puis, il y avait Félix. Elle ne l'avait pas revu non plus depuis la même période. Il avait été affecté au service de Lucius, plus ou moins, mais Charlie ne savait pas pourquoi. Elle savait juste qu'ils ne s'aimaient pas. Et qu'elle n'aimait pas la façon dont Père voyait l'avenir de Félix. Oh, il pensait qu'elle ne le voyait pas mais elle comprenait une chose : il ne lui avait pas envoyé tous ces livres sur les poisons pour rien.
Elle était impatiente, cinq minutes plus tôt et désormais elle était parfaitement effrayée. Et si tout avait changé à Ravenwell ? Et si ses amis ne l'aimaient plus ? Et si la ville ne voulait plus d'elle ? Serrant ses draps contre sa gorge, elle se mit à douter sérieusement. Les métamorphoses à leurs âges étaient tellement communes. Ce n'était que de la science de penser qu'ils avaient pu changer assez de leur côté pour ne plus s'aimer. Peut-être même se détester.
Alors, elle commença à songer à la mort de Lazarus, au mariage futur de Lucius et Alianora et au fait qu'ils ne s'aimaient même pas. Les choses auraient-elles été différentes si elle n'avait pas ... assassiné le petit-ami de Lucius ? Que se passerait-il quand il le découvrirait ?
Quand lui annoncerait-elle ? Il n'y aurait jamais de bon moment ? Dès qu'elle serait arrivée à la capitale ? Non, il était préoccupé par ses recherches et l'Infection, ainsi que la fronde noble. Mais quand alors ? Il y aurait ensuite le mariage avec Alianora, la naissance de leur premier enfant ... son accession au trône. Quand Elijah IV serait mort. Elle ne voulait pas y penser.
Elle soupira longuement pour tenter de se calmer et pencha la tête en arrière. Il n'y avait de bonne solution à aucun de ses problèmes.
***
Deux coups puissants à la porte la firent sursauter. Elle passa une main dans ses cheveux pour les arranger un peu et se racla la gorge puis autorisa son visiteur diurne à entrer. Elle aurait parié sur Isobel mais ce fut Yvan qui fit son entrée dans la chambre, bousculant un peu sa coiffeuse en ouvrant la porte. Il jura quelque chose dans sa barbe avant de refermer la porte derrière lui. Le soleil était déjà levé, il aurait dû être au lit à dormir ...
"Yvan, que se passe-t-il ?"
Il portait toujours son pyjama mais il était un peu froissé et échevelé. Toutefois, il avait le même air déterminé que quand il gouvernait son armée contre les pirates ou quand il dressait de parfaites petites tartelettes à la pêche. Il vint s'asseoir sur le lit, face à elle. Elle sentit le vieux sommier craquer sous son poids et il fronça les sourcils. Il avait peut-être pris un peu de poids en vivant ici.
"Il faut qu'on parle, Charlie. De ce qu'il va se passer à la capitale."
Ce fut au tour de son beau-père de passer une main dans ses cheveux et de soupirer. Il semblait un peu éprouvé par ce qu'il comptait dire à Charlie. Ils n'étaient pas vraiment proches, pas comme il l'était avec Isobel, mais ils savaient se parler et se comprendre. Et s'il voulait lui parler en ce jour, ce devait être important.
"A la capitale, les nobles sont assez remontés. Et il se peut que tu doives frayer avec ces personnes pleines d'amertume et de jalousie. Tu pourrais entendre des choses sur moi, et il en va de même pour ton père, Elijah et sa famille ou même Isobel. Des choses ... possiblement vrai mais très certainement déformées par leurs langues de serpent."
Il glissa ses doigts dans les cheveux courts et gris de Charlie et ce geste d'affection la surprit. Dans toute sa sévérité, Yvan ne laissait que peu de place aux sentiments tels que ceux là, privilégiant toujours le respect, la colère ou le mépris. Mais, au fond, il n'était qu'un homme, et, malgré son mauvais caractère, il savait être un bon père.
"Ne crois pas en ce qu'ils te diront, ne prête pas attention à leur galanterie extravagante. Ils te considéreront toujours comme un étrange monstre, une jeune fille forte qui a sauvé l'Empereur mais qui ferait mieux de rester à sa place désormais. Je connais ces regards, je connais cette marginalisation, cette envie de faire partie de la masse. Mais ne les laisse pas te faire rentrer dans le moule, de force. Et ne les laisse pas te retourner contre ta famille."
Elle sourit doucement, bien consciente de la gravité du ton de son beau-père et secoua la tête doucement avant de déposer un baiser sur sa joue.
"Ne vous en faites pas, Yvan. Je ne suis pas si manipulable ! Et puis ... je connais ma famille. Je sais que vous n'êtes pas irréprochables mais vous n'êtes pas non plus des monstres."
La situation devait être grave pour qu'il vienne lui parler ainsi, la mettre en garde. Elle ne savait pas ce à quoi elle devait s'attendre mais elle était encore plus anxieuse qu'avant.
Le généralissime se releva avant de lui ébouriffer les cheveux. Elle poussa un petit cri outré et lui jeta un coussin avant qu'il n'ait le temps de passer par la porte. Quand il lui souhaita bonne nuit, elle se coucha et fit mine de chercher à s'endormir.
Une fois qu'il fut entré dans sa chambre et qu'elle l'entendit discuter avec Père, elle quitta son lit à pas de loup pour se rendre dans la cuisine. A sa grande surprise, celle-ci n'était pas vide et Isobel y prenait une tisane.
"Papa est venu te voir, aussi ?"
Charlie hocha la tête et s'assit à table. Elle attrapa la théière et se versa une dose généreuse d'infusion dans une tasse en porcelaine décorée d'or. Quelques feuilles de camomille tombèrent dans sa tasse et elle les mit de côté. Le vent qui passait par dessous la porte de la cuisine était frais et elle resserra son châle sur ses épaules avant de boire un peu de sa tisane brûlante.
"Il était bizarre, non ? Je veux dire ... il est rarement aussi ... calme."
L'éclair qui jaillit de la pénombre pour illuminer la cuisine la fit sursauter et elle déglutit un peu. Oui, Yvan était rarement aussi calme. A vrai dire, elle ne l'avait jamais vu ainsi.
"C'est vrai. Mais il était peut-être juste fatigué."
Isobel releva ses yeux vers elle et Charlie sut, parfaitement et immédiatement qu'elle allait lui mentir. Elle le sentait jusqu'au fond de ses os.
"Oui, tu as certainement raison, tout ira mieux demain."