CHAPITRE 02
Charlie reprit du café une seconde fois et vida sa tasse. Elles s'étaient installée dans la chambre d'Isobel pour ne pas être dérangées par les serviteurs ou les enfants. La jeune femme soupira doucement et passa une main dans ses cheveux gris.
"Une infection ? Une fronde noble ? Comment tout cela a-t-il pu arriver si vite ? Quand nous sommes partis, la liesse était présente partout ..."
Alianora repoussa sa tasse en porcelaine doucement. Le service à café, délicat et raffiné, était un peu ébréché à certains endroits. Il devait être au moins aussi vieux qu'Yvan. Malgré tout, Alianora ne l'avait pas fait remarquer, elle qui était habituée aux richesses du palais et au manoir de ses parents. Un peu plus détendue, elle avait ôté sa sur-jupe, son haut et son corset et Charlie constata qu'elle était monstrueusement mince. Que lui faisait-on, au palais ?
"Les pères de Lucius en sont grandement concernés. Ils pensent que cela peut mener à la fin de leur dynastie. Le prince en est lui même chamboulé ..."
Isobel, qui retirait son couvre chef - un chapeau à larges bords pour se protéger des intempéries et des feuilles d'arbre - vint s'asseoir à côté d'elles, sur le tapis juste devant la cheminée. Elles avait dédaigné les lourds fauteuils couleur ivoire un peu plus loin pour se tenir plus près du feu tout juste allumé. Malgré les températures estivales, l'humidité de la tempête rampait sous leurs vêtements et pénétraient dans leurs os.
"Oh oui, et tu dois en connaître un rayon désormais sur mon brave cousin."
Charlie ne put s'empêcher de constater une certaine amertume dans son attitude et son regard quand elle se servit du café. Elle était certaine pourtant, que la vie à la capitale ne lui manquait pas tant. Etait-elle jalouse d'Alianora ? Isobel avait été la personne la plus proche du prince Lucius pendant treize longues années mais désormais, Alianora vivait à quelques chambres de lui et la fille d'Yvan habitait un domaine fruitier un peu perdu, quelques milliers de kilomètres au nord du palais.
"Ho ! Eh bien pas tant que cela. Il est occupé toute la journée et moi aussi, à la Cour. Il se passa parfois des jours sans que nous ne nous voyions."
Charlie se mordit la lèvre. D'après les lettres d'Alianora, Lucius passait ses journées à la bibliothèque à trouver un moyen de regagner sa magie. Malgré le temps et tous ses efforts, ses cheveux restaient désespérément noirs et sa magie inexistante. Le garçon aussi pétillant de magie qu'une fée qu'elle avait connu devait être au désarroi ... Il ne trouvait même plus le temps de leur écrire, à elles. Charlie s'en sentait tant attristée.
Isobel but sa tasse de café sans montrer aucune émotion et Charlie ne l'entendit presque pas quand elle reprit la parole.
"Pourquoi diable vous êtes vous fiancés ?"
Peut-être Alianora espérait qu'on ne lui poserait jamais la question, peut-être qu'elle ne s'y attendait pas. Toujours est-il qu'elle sembla tout simplement ne pas avoir entendu pendant quelques instants avant de rougir brusquement. Se passait-il réellement quelque chose entre eux ? Lucius avait pourtant semblé être plus intéressé par les voleurs et les brigands que les dames de bonne compagnie mais il était presque un adulte désormais, et le temps qu'il avait passé avec Alianora avait peut-être fait fleurir des sentiments plus profonds que de l'amitié.
"C'est entièrement de mon fait. Lucius a été bien bon d'accepter de me venir en aide ..."
Charlie haussa un sourcil. Lui venir en aide ? Quel était le problème ? Elle avait pensé qu'ils s'aimaient, tout simplement et qu'ils avaient bien de la chance de pouvoir se marier puisqu'ils appartenaient au même monde.
"Ma mère m'avait trouvé un fiancé. Un bon parti mais dix fois plus vieux que moi et fort peu ... sympathique. Elle m'avait dit qu'étant donné ma ... difformité, je ne pourrai espérer mieux."
Alianora avait désigné sa jambe mécanique. Elle avait perdu son membre lors de l'explosion au manoir des Pygargue et, si elle avait fait preuve d'un incroyable courage lors d'une opération de pointe à Lumen, elle semblait désormais s'en trouver embarrassée.Charlie se trouvait terriblement honteuse de l'avoir abandonnée, seule aux griffes de la Cour.
"Mathurin Kalingrad, s'appelait-il. Un cousin éloigné du patriarche de cette maison. Mais après ce que m'avait fait ce dernier, je ne pouvais me résoudre à abandonner ma famille et mon honneur pour rejoindre cette famille de seconde zone, cette caste d'adorateurs de Lilith. Alors je suis venue à Lucius. En tant qu'amie, je lui ai confié mes inquiétudes et mes doutes et il m'a confié les siennes : on lui réclamait une princesse dans les plus brefs délais."
Charlie et Isobel échangèrent un regard de compréhension. La plus jeune des trois filles fut celle qui brisa le silence.
"Donc, vous avez décidé de faire d'une pierre deux coups. Tu pouvais échapper à un mariage avec un vieux pervers puisque ta mère ne refuserait jamais une alliance avec la famille impériale et il pouvait obtenir un répit. C'est bien ça ?"
En soupirant, Alianora hocha la tête. Isobel sembla un peu plus heureuse de cette situation - Charlie ne comprenait toujours pas pourquoi - et attira la jeune Fell à elle pour l'emprisonner dans une étreinte chaleureuse.
"Tu n'as pas à être honteuse de quoique ce soit, tu sais ! Tu as sauvé ta peau comme tu pouvais."
Alianora se détendit dans les bras de son amie et posa sa tête sur son épaule. Charlie se joignit à l'étreinte et les serra contre elle.
"Je trouve que tu as été très courageuse de tenir tête à ta mère, même si c'était comme ça."
Quelques coups à leur porte les fut sursauter et se cogner leurs fronts respectifs. Charlie rit un instant puis elle se tourna vers la porte, permettant d'entrer à celui qui se tenait derrière la porte. Alianora sursauta et se couvrit d'un drap quand Yvan entra dans la chambre, d'un pas seulement. Ses cheveux étaient détachés et lui tallaient un visage plus doux et moins sévère.
"Nous avons allumé un grand feu dans le salon, descendez un peu."
Charlie hocha la tête et tressaillit quand il ferma la porte d'un coup sec, faisant un peu trembler le montant du lit d'Isobel. Alianora semblait surprise de cette proposition et haussa un sourcil interrogateur.
"Cela se fait beaucoup chez vous ?"
Isobel se releva et ouvrit son armoire pour changer de tenue. Charlie n'aurait pas non plus dit non à une robe de chambre moelleuse.
"Tu verras, quand tu seras habituée à te pelotonner dans une fourrure d'hermine au coin du feu, tu ne pourras plus t'en passer."