CHAPITRE 03
"Je suis positif."
Le cliché représentait un jeune homme souriant aux cheveux cuivrés et bouclés et à la peau hâlée. Wesley. Ou Allic pour ce qu'elle en savait. Taesch avait été trahi par un de ses enfants.
La grande porte blanche se dressait fièrement devant eux. C'était une porte parfaitement normale et pourtant ils hésitaient. Ils étaient cinq mais aucun n'avait été capable de tourner la petite poignée dorée. Les appartements de Rozen étaient un territoire sacré, plus ou moins. Charlie s'était infiltré dans son bureau, quelques jours auparavant, mais elle n'était pas entrée dans sa chambre.
Elle se racla la gorge et fronça les sourcils. Ils avaient besoin des informations qu'Oncle Rozen pourrait leur fournir. Elle n'était pas sûr qu'il sache quoique ce soit mais il était la meilleure piste qu'ils puissent avoir. Il connaissait celui qui souriait sur cette photographie, celui qui avait arrangé la mort d'Elijah. Peut-être. Sa présence sur les lieux ne pouvaient pas être une coïncidence.
Alors elle actionna la poignée et retint son souffle, en même temps que les autres. La tension dans ses membres était insoutenable. Elle avait l'impression que Rozen allait surgir des ténèbres pour l'étrangler d'un moment à l'autre. Son oncle était si ... imprévisible. Il pouvait parfaitement décider de la tuer parce qu'elle avait interrompu son beauty sleep. Il accordait une telle importance au sommeil, d'après Clair ...
Malgré son appréhension, elle avança de quelque pas dans la grande chambre. Entièrement plongée dans le noir, la chambre était dénuée de toute trace de lumière, à l'exception de celle diffusée par la bougie que Charlie avait apporté avec elle.
En s'avançant de quelques pas, de nouveau, elle aperçut quelques détails sur les murs, peu décorés - un arc de fer était suspendu par des crochets sur le mur à sa droite et un grand tableau surmontait la cheminée à sa gauche. Elle n'aurait toutefois su dire ce qu'il représentait à cause de l'obscurité. Les vampires voyaient bien dans le noir mais il leur fallait une certaine source de lumière, au moins indirecte, comme aux chats et aux oiseaux nocturnes. Et la lumière de la bougie se mourrait, comme si elle abandonnait face à l'obscurité.
"Oncle Rozen?"
Son appel avait été faible et tremblotant. Elle était plus effrayée qu'elle ne l'aurait cru, mais elle pouvait en dire autant des autres, restés sur le pas de la porte, qui scrutaient l'obscurité fébrilement.
Elle entendit un grincement, devant elle, et tendit le bras pour éclairer plus loin. Comme si la flamme de la bougie avait conscience de sa peur, elle se raviva légèrement. Charlie l'en remercia silencieusement.
Elle observa, dans le gris sombre devant elle, un cercueil, là où aurait dû se trouver le lit. Il était verni et très bien décoré, gravé d'une rose sur le dessus. Le couvercle glissait lentement sur le côté, poussé par une main crochue. C'était ce qui provoquait le grincement.
Tétanisée, elle regarda le morceau de bois coulisser et tomber sur le tapis à poil long dans un bruit discret, puis son oncle se redresser d'un seul mouvement, raide comme un piquet, les bras croisés sur son torse. Quand il ouvrit ses paupières sur des yeux injectés de sang, elle en lâcha sa chandelle et fit quelques pas en arrière. Elle entendit le bruit d'un poignard tiré de son fourreau et aurait mis sa main à couper que c'était Isobel, juste derrière elle.
"Oh, Ismes, vient rallumer le feu, il s'est éteint."
Charlie entendit des bruits de porte, des grincements, des soupirs et, quand le feu fut allumé, elle vit Rozen bailler. Il était négligemment assis dans son cercueil, une jambe repliée et un bras sur celle-ci et regardait les adolescents. Près du feu, le calice de Rozen cherchait la bonne bûche à faire flamber. Il était pâle, squelettique et des marques de morsure se voyaient sur ses bras et dans son cou.
"Eh bien, me voilà en bonne compagnie. Pourquoi le gratin de la Cour juvénile vient-il me réveiller en pleine journée?"
Est-ce qu'elle avait rêvé ce réveil terrifiant et théâtral ? Et puis pourquoi diable son oncle dormait-il dans un cercueil ? Seuls les vieux vampires terrifiants dans les livres de contes qui venaient de Lumen le faisaient. Les gens normaux dormaient dans des lits, avec des draps changés régulièrement. Rozen était vraiment un spécimen étrange ... elle avait du mal à croire qu'il puisse être le frère de Taesch et Venus.
Incapable de parler, Charlie laissa Isobel lui arracher la photo de malheur des mains et la présenter à Rozen.
"On a besoin de savoir où pourrait se trouver cette personne. Elle a peut-être tenté d'assassiner l'Empereur."
L'ancien duc s'empara de cliché et l'observa longuement. Quand la princesse commença à s'impatienter, il lui rendit.
"Je n'ai pas vu Wesley depuis des années. La dernière fois que j'ai entendu parler de lui, il était à Percellian, avec son frère et sa sœur."
En secouant la tête, Charlie s'avança, d'un pas. Pas plus. Son oncle restait une créature terrifiante, même si le feu chaleureux de la cheminée soulignait une facette plus douce de lui, celle qu'elle avait vu lors de sa dernière venue au manoir.
"Eh bien apparemment, il est revenu. Un témoin l'a vu quitté la scène du crime précipitamment. Et comme pouvez-vous être sûr que ce soit Wesley ? Il a un jumeau, non ?"
Le vieux vampire soupira et secoua la tête. Ses longues boucles blondes tombaient autour de lui comme une cascade d'eau.
"Wesley a les yeux plus verts. Et Allic a une cicatrice à la lèvre, très reconnaissable.Il l'avait déjà quand ils étaient des bambins."
Il saisit un verre d'eau glacée que son calice venait de lui apporter et le but, d'un coup. Quand il le reposa sur la petite table de nuit à son côté, les glaçons dansèrent dans le verre. Alianora, mue par une sorte de volonté inédite, fit quelques pas en avant. Avec un coup d'œil en arrière, Charlie constata que Lazarus fixait le calice avec une sorte de dégoût palpable. Lucius serrait sa main mais il semblait n'en avoir rien à faire.
"Quand vous avez parlé à Charlie, la semaine dernière, vous avez dit que vous étiez triste pour Taesch. Vous avez pleuré. Si vous vous sentez mal pour votre frère, aidez nous."
Rozen écarquilla les yeux un instant puis son expression se referma aussitôt. Tout était allé si vite que Charlie aurait presque cru avait imaginé cette mise surprise. Il se pencha pour regarder Alianora de plus près, un air de mépris imprimé sur ses traits.
"J'ignore de quoi tu parles. Voilà presque un mois que je n'ai pas vu Charlette. Mais tu marques un point, petite poussière d'agonie, je souhaite que mon frère soit sauvé. Pour l'honneur familial. Je connais un voleur qui pourrait vous aider. Et je crois que monsieur Honeycomb le connaît aussi."
Les voilà de nouveau dans les bas quartiers. Alianora avait protesté, mais plus faiblement cette fois. Isobel et Charlie étaient passées dormir un peu et se changer au château. Habillée d'un pantalon sombre, de bottes d'équitation et d'une chemise unie, Charlie avait rajouté à sa tenue un chapeau à larges bords, pour qu'on ne voit pas son visage, et des lunettes rondes à double foyer, empruntées à Lucius. Elle n'y voyait rien mais au moins personne ne verrait le mensonge dans ses yeux.
Isobel s'était contenté de prendre une tenue militaire qu'elle avait volé quelques semaines plus tôt à son père. Elle avait travaillé dessus durant des semaines pour l'adapter à ses formes féminines et Charlie devait reconnaître que le résultat était plaisant au regard.
Une fois prêtes, elles avaient rejoint les autres à la Basse Ville et ils avaient écumé les bars où pourraient se trouver leur contact. Alianora portait la même robe de voyage que la veille et Lucius s'était vêtu de façon très simple. Ils avaient tous des valises sous les yeux, sauf Lazarus qui semblait rompu à un style de vie sans sommeil. Il était énergique, comme à son habitude, et Charlie commençait à le trouver fatiguant.
Hazel était un voleur très doué, apparemment, qui avait connu Wesley la dernière fois qu' il était passé en ville. Ils avaient lié une amitié très forte et, d'après Rozen, si le fils de Taesch était revenu à Ravenwell, le voleur serait au courant.
Après une heure à côtoyer les haillons de Ravenwell et la lie de la société, Charlie avait déjà envie de rentrer au château et de se savonner jusqu'à en perdre la peau. Tout dans ces établissements sentaient l'urine et l'alcool de mauvaise qualité. La plupart des barman ou des gérants à qui ils avaient parlé n'avaient pas vu Hazel depuis plusieurs semaines. Apparemment, il avait des dettes de jeu et des ardoises à régler. On les avait même menacé une ou deux fois mais Isobel avait refroidi les potentiels bagarreurs.
Quand ils poussèrent la porte de 'La Colère de l'Empereur', elle se jura que ce serait leur dernier bar. Lazarus avait parlé d'une planque où il dormait entre deux missions. C'était peut-être inutile de le chercher dans tous les taudis du coin. Et puis, elle n'en pouvait plus. Si quelqu'un l'appelait encore poupée, elle deviendrait aussi violente qu'Isobel.
Le bar était enfumé, comme tous ceux qu'ils avaient visité avant. Presque plus que le Gobelin Rouge en fin de nuit. Le bar était dans le fond et il prenait si peu de place qu'on aurait dit qu'un géant l'avait poussé sur le côté. A leur droite se trouvait une scène, un peu sur-élevée, où un artiste peu visible accordait une harpe plus grande que lui. On n'apercevait de lui que ses cheveux blond miel, depuis là où ils se trouvaient, attachés en chignon fouillis.
Ils traversèrent la salle et le barman presque endormi se redressa. Lucius commanda cinq bières et soupira. Le brouhaha les obligeait à crier pour communiqué aussi n'avaient pas beaucoup parlé depuis qu'ils étaient entrés. Toutes ces voix, tous ces rires donnaient un mal de crâne incroyable à Charlie. Ils avaient décidé d'un commun accord de se reposer un peu avant de poser la question à dix millions mais Charlie aurait préféré abréger, finalement.
Et puis, l'artiste se redressa et le barman, qui venait de finir de préparer leurs bières, leur indiqua une table où s'asseoir, en face de la scène. Il s'empara ensuite d'une corne et souffla dedans de toutes ses forces. La salle devint presque silencieuse.
Charlie, qui traînait derrière les autres, devint sourde le temps de rejoindre leur table et s'assit à côté d'Alianora qui sentait sa bière.
"Ne bois pas ça. On ne sait jamais."
De son côté, Lazarus posa son fessier à côté de Lucius - bien évidemment - et fixa la scène avec un sourire alors que l'artiste aux cheveux blonds commençait à effleurer les cordes de sa harpe.
"Je vais vous interpréter ma dernière composition : L'année de la lamentation ou Depuis que tu es partie j'ai régulièrement envie d'attenter à mes jours mais je vais bien mieux ces derniers temps, merci de demander."
Malgré ses titres ridicules, le musicien avait une belle voix et, quand il commença à chanter, Charlie se sentit reposée, tout de suite. Elle avait l'impression de somnoler dans un bon bain chaud, au manoir. Elle avait presque la sensation d'entendre la voix de son père, dans la pièce voisine. D'ailleurs, toute la salle semblait être reposée par le frottement des cordes et son timbre de voix si spécial. Toutefois, quand le regard du musicien tomba sur leur table, la chanson s'interrompit brutalement sur une fausse note. Charlie eut l'impression d'être plongée dans une bassine d'eau froide, brusquement.
"On a trouvé Hazel."
Lazarus, s'il était affecté par la musique étrange du chanteur, ne le montrait pas. Et celui qu'ils cherchaient fixait le voleur avec de la crainte et de l'étonnement dans le regard. Les clients commencèrent à protester mais Hazel les calma avec quelques notes. De nouveau, Charlie se sentit bien et si Lazarus ne les avait pas secoué pour qu'ils se lèvent, elle aurait pu laisser à Hazel le temps de s'enfuir.