CHAPITRE 04
Quand, finalement, elle autorisa son regard à quitter l'animal en métal des yeux, il se porta sur le visage de l'inconnu. Ses yeux verts, son visage carré, ses cheveux bruns et sa barbe de trois jours, tout aussi foncée, lui évoquaient un ours féroce. Aussi, prudemment, baissa-t-elle les yeux. Quelle imprudente elle avait été de le regarder en face !
Mielleux, Monsieur Branston se précipita pour proposer ses services au mystérieux inconnu mais il l'ignora pour se diriger vers 4407 directement. Elle déglutit et soupira doucement, pour se calmer. Réussirait-elle à parler sans bégayer cette fois ? Il monta sur l'estrade et lui tourna autour pour l'évaluer. Et même si elle se sentait de plus en plus humide, elle ne bougea pas d'un millimètre.
Le marchand d'esclaves commença à vanter ses nombreuses qualités - le piano, le chant, la révérence parfaite, la douceur - mais l'homme semblait ne pas l'écouter.
"Qu'est-ce que tu en penses ?", demanda-t-il d'une voix basse. 4407 frémit, intimidée. Même quand il parlait il donnait une impression animale. Et, même les yeux baissée, elle savait qu'il ne s'adressait pas à elle. Un piaillement et un grésillement de la chouette mécanique confirma sa supposition. L'homme sembla comprendre le langage de l'oiseau puisqu'il soupira en soufflant qu'il avait raison.
"... et elle n'est qu'à cent trente pièces d'or. Une affaire exceptionnelle, seulement pour aujourd'hui !" ajouta finalement le marchand, sans vraiment se rendre compte qu'il complétait alors un monologue que personne n'avait écouté.
L'homme à la chouette releva ses yeux vers Monsieur Branston et haussa un sourcil. 4407 s'autorisa à relever la tête pour assister à ce qu'elle pensait être une confrontation mémorable.
"Je vous la prends à cinquante pièces d'or, pas plus.", annonça l'inconnu. Monsieur Branston fronça les sourcils et essaya de se faire plus grand et impressionnant - ce qui était définitivement impossible étant donné que l'homme à la chouette devait faire deux mètres de haut et un mètre de large, tout en muscle.
"C'est impossible, je l'ai achetée à plus de cent pièces d'or ! Je peux vous faire une ristourne de dix pièces, tout au plus.
- C'est totalement faux !"
4407 se couvrit la bouche de ses deux mains, médusée par sa propre audace. Mais elle ne supportait pas que ce pauvre inconnu se fasse rouler dans la farine par le marchand malhonnête. Il avait l'air gentil sous ses airs d'ours mal léché. D'ailleurs, ce dernier commença enfin à la regarder comme un être vivant et pas un objet. Il l'interrogea du regard et fit signe à Monsieur Branston de se taire. Alors elle déglutit et essaya de former une phrase intelligible et grammaticalement correcte.
"C'est que ... il n'a versé que quinze pièces d'or pour m'obtenir.", ajouta-t-elle, après un moment de concentration. Elle était très fière d'elle, elle n'avait buté sur aucun mot. Pourtant, l'inconnu eut un air dégoûté. Il tira sur le cordon de sa bourse pour l'ouvrir et en tira une unique pièce d'or qu'il jeta au marchand.
"C'est tout ce que tu auras pour avoir essayé de manipuler un Condé, marchand. Et qu'on ne dise pas que nous ne sommes pas magnanimes, j'aurais pu te faire couper la tête."
La jeune fille frémit et obéit au marchand qui lui soufflait d'aller chercher ses affaires à l'intérieur de la maison. Il était décidément remonté contre elle mais il ne pouvait plus rien lui faire ... elle ne lui appartenait plus.
L'homme ne se présenta pas, il ne prit pas la peine de délester 4407 de sa valise, il ne lui adressa même pas un mot. Elle eut à peine le temps de faire ses adieux à Madame Branston avant qu'elle ne doive s'en aller. Monsieur Branston était proprement en colère et personne ne pourrait le calmer tant qu'elle serait dans les parages. Elle avait donc récupéré ses robes, son ombrelle, sa robe de nuit et avait emporté un petit pain au sang et au sésame que Madame lui avait emballé dans un torchon troué dont les carreaux imprimés commençaient à s'estomper.
La jeune fille avait manqué de trébucher en sortant de la maison mais l'inconnu n'avait fait aucun commentaire et n'avait pas essayé de l'aider. Heureusement, elle était un vampire, alors la pluie ne la dérangeait pas, pas plus que le vent froid qui venait de se lever. En réalité, elle était même excitée de devoir s'en aller. Elle se demandait bien quel serait le sort que lui réservait cet homme silencieux. Elle espérait de tout son corps ne pas finir comme un trophée dans une cage dorée.
Ils étaient dans une rue bruyante et pleine de monde, entre la Basse Ville et la Haute Ville quand celui qui l'avait acheté pour une pièce d'or se décida à lui parler.
"J'espère que ta capacité à sauter est meilleure que ton élocution.", lui dit-il, froidement. Que reprochait-il à son élocution ? Pour une fois, elle n'avait fait aucune faute ! Elle commençait sérieusement à en vouloir à cet homme qui l'avait acheté. S'il s'en fichait d'elle, pourquoi avait-il choisi de dépenser son argent pour l'obtenir ?
Sans prévenir, il arqua légèrement les genoux et sauta sur un toit. Ses pieds ne firent aucun bruit en se posant sur les tuiles abîmées par le temps et 4407 en resta bouche bée. Elle avait entendu dire que les nobles marchaient sur les toits à la Capitale mais elle pensait que c'était une façon de parler, pas une véritable pratique.
Il la regarda, du haut de la maison et elle comprit qu'il attendait la même chose d'elle. Elle n'avait jamais sauté sur une toit - on l'avait élevée pour être une Dame, après tout ! - mais elle était sûre de pouvoir y arriver. Pour s'alléger, elle lança sa valise en premier à côté de l'inconnu, qui l'évita avec une grâce incroyable. Il sembla apprécier cet éclair d'ingéniosité puisqu'il se baissa pour lui tendre une main.
Se concentrant, elle réussi à atteindre le toit et cette main salvatrice avant de se hisser correctement. Elle fit tomber quelques ardoises en se stabilisant et l'homme fit une moue désapprobatrice.
"L'exécution n'est pas parfaite, mais tu as de la suite dans les idées. Ramasse ta valise et suis moi."
L'homme ne l'attendit pas avant de reprendre sa route. Et c'est à ce moment là seulement que la jeune femme vit qu'un tout autre réseau de circulation se trouvait à leur hauteur. Quelques personnes, bien trop habillées pour la saison, se baladaient sur le toit, parfois tenant un parapluie luxueux, parfois profitant de la pluie. C'était vraiment étrange, comme si les nobles ne pouvaient pas supporter que les gens du communs puissent emprunter les mêmes chemins qu'eux. Répugnant de mépris.
Elle ramassa rapidement sa valise et suivit son nouveau maître. Marcher avec des talons était beaucoup moins aisé sur des toits que dans la rue mais elle estimait ne pas se débrouiller trop mal. L'homme ne s'arrêta pas pour voir si elle était près de lui, il devait bien la sentir, et commença enfin à parler.
"Je m'appelle Clairisce Condé. Tu m'appelleras Clairisce, Clair ou mon frère, jamais autrement. Je t'ai acheté pour t'amener à mon oncle, qui cherche une héritière digne de ce nom, qui pourrait reprendre les rênes de la famille. Tu ne parleras que quand on te le demandera, tu garderas les yeux baissés et s'il ne te juge pas digne, nous te revendrons à quelque maison de passe. Est-ce que tu as tout compris ?"
Quelle surprise ! Elle avait une possibilité de devenir une véritable Dame après tout ! 4407 hocha la tête, puis, se rendant compte qu'il ne la regardait pas, signifia son accord d'une voix tremblante.
"Oui, Clair."
Il se retourna vers elle, avec la même moue dégoûtée qu'auparavant, et soupira lourdement. Cet homme semblait très exigeant et 4407 avait peur de voir à quoi ressemblerait son oncle. Condé ... ce nom lui disait quelque chose.
"Il va vraiment falloir t'enlever cet accent de la campagne de la bouche. C'est tout bonnement insupportable."
C'était donc cela qui le dérangeait tant !
Alors que l'homme l'entraînait vers l'inconnu, ils croisèrent la route - si l'on pouvait dire, puisqu'ils marchaient toujours sur des toits - d'un homme, qui semblait suivre une piste, à la vue. Elle avait entendu dire que certains vampires, bien entraînés, pouvaient suivre une proie à un kilomètre de distance, sous la pluie, sans jamais la perdre. Ce devait être le cas ici, puisque l'homme avait un air concentré qui se rapprochait de la constipation.
Clair sembla se crisper en le voyant et il se pencha vers la jeune fille, l'attrapant par un morceau de son châle, comme il l'aurait fait avec une femme de peu de vertu. 4407 en était outré, surtout maintenant qu'elle comprenait qu'elle serait peut-être bientôt une Dame ! Elle ne savait pas vraiment qui étaient les Condé, mais pour acheter leurs héritières au marché aux esclaves de la Basse Ville, ils devaient être des bourgeois, tout au plus. Et cela lui suffisait bien ... elle avait toujours eu peur des grandes familles de nobles.
"Tâche de ne pas trop me mettre la honte, c'est clair ? Sinon, je t'abandonne dans un caniveau !"
4407 frémit et récupéra son châle avec rapidité. Clair avait beau être fort, il ne s'attendait pas, de toute évidence, à ce qu'elle lui résiste ou à ce qu'elle riposte. Elle inclina la tête avec grâce et élégance et se retint à temps de lui lancer qu'avec ses goûts vestimentaires douteux, il était mieux placé qu'elle pour attirer la honte.
L'homme concentré sembla les remarquer - surtout remarquer Clair d'ailleurs - et abandonna sa piste sans trop de regrets pour venir les saluer. Et donna une embrassade chaleureuse et beaucoup trop virile pour être naturelle à Clair et posa ensuite son regard sur la jeune fille, l'étudiant sans aucune gêne. 4407 décida alors de faire de même.
Cet homme aimait le noir, de toute évidence. Il portait un long manteau noir qui dégoulinait de pluie, sur le bas, et avait assorti ses bottes et son pantalon de cette couleur. Sa chemise était couleur sang séché et sa cape, de toute évidence du velours qu'il portait pour se parer contre la pluie et ne pas finir comme un chat trempé, était d'un bleu foncé tirant vers le violet. Apparemment, ce n'était pas la joie qui l'étouffait non plus. Avec son front plissé, ses sourcils froncés, ses yeux noirs et sa bouche, fine et crispée, il donnait l'impression d'un personnage comique de pamphlets ridicules.
Pourtant, il ne lui donnait aucune envie de rire. Il était même plutôt effrayant et elle ne doutait pas que toute personne normalement constituée éviterait par tous les moyens de se trouver sur son chemin. Elle s'attendait presque à ce qu'un thème musical soit joué par un orchestre de fond quand il apparaissait dans une pièce.
En réfléchissant un peu, elle parvint à l'identifier. Le Prince Yvan von Dast, il était semblable aux gravures qu'elle avait vu quand elle était encore à l'orphelinat. Fils aîné de sa fratrie, il avait renoncé à son titre d'héritier à la couronne pour rester à la tête des armées. Et maintenant que son petit frère, Elijah, était Empereur, il ne cessait de répéter qu'il aurait dû prendre cette couronne pour attaquer le Royaume de Lumen à sa guise. C'était ce que disait la Matriarche Goose, qui passait la moitié de son temps à la Cour.
Quoiqu'il en soit, le Prince von Dast sembla juger le fait qu'elle l'analyse aussi assidûment et elle baissa les yeux, plus apeurée que respectueuse.
"Qui c'est ?", demanda le Prince, sans doute en parlant d'elle. Clair haussa les épaules en expliquant qu'il devait la 'livrer' à son oncle et qu'il le rejoindrait plus tard au Gobelin Rouge. Si cet homme était un prince, la jeune fille était surprise par son manque de politesse.
Yvan von Dast prit son élan avant de sauter vers un toit, plus loin, qui semblait inatteignable. Il fit se craqueler quelques tuiles et 4407 le soupçonna de l'avoir fait intentionnellement. Un vampire de son âge pouvait atterrir comme une plume, même après un pareil saut.
Clair ne fit aucun commentaire et la jeune fille le suivit encore quelques temps sans rien dire non plus. Six ou sept minutes après la brève intervention du Prince, ils arrivèrent à un cul de sac et , durent sauter à terre. 4407, qui avait l'esprit pratique, mémorisa le nom de la rue, affichée sur une plaque rutilante d'or. Boulevard des Sorcières.
Puis Clair fit grincer le portail qui débouchait sur une allée fleurie et 4407 jeta un coup d'œil à la maison. Elle comprit alors que les Condé ne devaient pas être des bourgeois. Aucun bourgeois ne pourrait se permettre l'achat et l'entretien d'un manoir aussi ... gigantesque.