CHAPITRE 03
Voilà déjà deux semaines qu'elle logeait chez Monsieur et Madame Branston. Le couple était aussi mal assorti qu'étrange. Monsieur était un hybride à la voix douce et au caractère plutôt calme. Son apparence n'était pas repoussante mais elle n'était pas avenante non plus, puisqu'il ne correspondait clairement pas à l'idée qu'on se ferait d'un citoyen modèle - fin, élégant et gracieux. Madame - la femme qui avait craché sur le sol quand elle était arrivée chez les Branston - était une vampire d'une centaine d'années qui ne mâchait pas ses mots et ne faisait montre d'aucune clémence en ce qui concernait les pauvres esclaves qui arrivaient par vagues successives chez elle.
Au début, Madame ne l'appréciait guère. 4407 s'était toutefois montrée serviable en cuisine au moment des repas - autant pour tromper son ennui que pour percer le mystère de cette haine invraisemblable - et Madame avait fini par lui adresser la parole au bout de sept jours, pour lui signifier autre chose que du mépris. Elle lui avait demandé comment elle était arrivée ici et ce qu'elle espérait de la vie. En quelques phrases brèves, la jeune fille avait conté sa vie à la maîtresse de maison, qui s'était prise d'affection pour elle.
"Je t'aime bien, ma foi., lui avait-elle dit. T'es pas comme toutes ces traînées qui essayent de faire du gringue à mon mari pour obtenir des faveurs ! Celles là, si je les choppe la main dans le pantalon, elles finissent dans ma soupe !"
4407 avait frémit en regardant la soupe au sang et au bélier bouillir dans la grande marmite en étain. La femme avait fini d'éplucher une pomme de terre et avait planté son couteau dans la planche en bois devant la jeune fille.
"Enfin, je dis ça, mais l'autre connard, il est pas mieux hein ! Tremper son biscuit avec des filles de douze voire dix ans, quel gros porc ... Je lui ai donné cinq beaux fils et voilà comment il me remercie !"
La jeune fille avait cligné des yeux, de stupeur. Monsieur Branston était-il vraiment comme cela ? Elle n'en revenait toujours pas. Même maintenant qu'elle était exposée, bien en valeur sur l'étal du marchand d'esclaves.
Ses journées n'étaient pas très fatigantes. On lui demandait de revêtir une de ses belles tenues, de s'asseoir sur un tabouret, sur la gauche de l'étal, et d'attendre qu'on lui pose des questions. Parfois, les jours de pluie où l'on était sûr que personne ne pourrait se permettre de l'acheter - monsieur Branston l'avait mise en vente à cent trente pièces d'or, quel arnaqueur ! - elle avait le droit d'aller lire à l'intérieur de la maison ou d'aider Madame à la cuisine ou à faire le ménage. Si elle n'était pas terrifiée à chaque fois qu'un homme posait son regard lubrique sur elle, 4407 aurait pu apprécier cette vie ...
Elle avait deux repas chauds par jour, même s'ils n'étaient pas très nutritifs, pouvait dormir sur un matelas presque propre et elle appréciait de plus en plus Madame. Elle avait le sentiment que c'était réciproque d'ailleurs. Elle avait entendu Madame et Monsieur se disputer à son sujet lors de la treizième journée. Ce dernier ne souhaitait pas la retirer de l'étal, persuadé qu'il pourrait en obtenir un bon prix bientôt, et sa femme souhaitait la garder auprès d'eux.
"Elle est débrouillarde, bien élevée et volontaire ! , disait Madame. Et tu sais bien que j'ai utilisé tous mes oeufs pour te donner des fils alors que je souhaitais une fille !"
Mais Monsieur était inflexible, même quand son épouse se mettait dans une rage folle et commençait à lui jeter des assiettes au visage. Même quand elle le traitait de tous les noms et menaçait de le tuer et de l'incorporer à sa soupe. Si elle était si malheureuse, 4407 se demandait bien pourquoi elle restait avec son mari. Mais peut-être n'avait-elle nulle part où aller ...
Aujourd'hui, le ciel de Ravenwell était clair comme jamais. La lune était pleine et éclairait le stand du marché aux esclaves avec précision. Elle pouvait voir le visage de chacune des personnes ici. Et elle savait que personne ici ne réussirait à l'adopter. Ils étaient tous crasseux et très certainement pauvres. Elle resta pourtant sagement assise sur son tabouret, dans sa belle tenue.
Elle avait enfilé une jupe jupe blanche rayée de bleue, une sur-jupe en dentelle de couleur lavande et un haut blanc et bleu sur son corset. La tenue lui allait à la perfection puisqu'elle avait été faite sur mesure. Personne à part elle n'avait eu droit à ce luxe à part elle mais elle était si grande qu'aucune des tenues de l'Orphelinat ne lui allait. On l'avait alors amené chez le tailleur et elle avait eu droit à cinq belles tenues. Elle n'avait pu en emporter que trois dans sa petite valise et le choix avait été horrible à faire.
Elle soupira doucement et passant une main dans ses cheveux. Ils avaient été arrangés à la mode des filles de joie de la capitale - beaucoup de volume sur le dessus et quelques mèches du côté droit qui plongeait dans son corsage. Bien sûr, à treize ans, elle avait beau faire plus d'un mètre soixante-dix, elle n'avait pas une poitrine aussi opulente que celle de Madame. Et elle ne le regrettait pas quand elle voyait le regard que posaient tous les hommes sur les corsages à moitié défaits des autres esclaves.
4407 ne parlait pas beaucoup aux autres. La plupart étaient des humains et elle était bien heureuse d'être de race vampirique quand elle voyait Monsieur Branston marquer son nom au couteau dans la chair des nouveaux venus. Pour sa part, elle avait juste hérité d'une paire de menottes en argent aux pieds, qu'on devait lui enlever à chaque fois qu'elle quittait son tabouret. Sur elle, les marques au couteau aurait disparu trop vite pour que le temps passé soit rentable. Et si Monsieur Branston devait avoir une devise, ce serait certainement une qui relierait le temps à l'argent.
A la lumière de la lune, sa peau blanche était presque bleue remarquait-elle. Ses cheveux aussi. Cela lui donnait l'air d'une fée de contes pour enfants. Elle aimait beaucoup le fait d'être exceptionnelle aux yeux des passants qui osaient à peine la regarder. La plupart complimentaient Monsieur Branston en disant qu'elle était 'vachement chic'. Pourtant, elle aurait tant aimé rester en cuisine avec Madame ...
La pluie commença à tomber, tout d'un coup, éclaboussant sa belle jupe et elle vit Monsieur Branston lui faire signe de rentrer dans la maison. Au début, elle ne comprenait pas pourquoi il avait ce réflexe mais elle avait fini par saisir les subtilités de la vente d'esclaves de luxe : aucun noble qui était capable de posséder cent trente pièces d'or ne sortirait par une pluie pareille pour acheter une esclave. Surtout dans la Basse Ville.
Elle se leva et exécuta une révérence parfaite avant de soulever ses jupons pour se retirer. Mais la voix d'un homme l'arrêta. D'un ordre sec, il l'avait figée dans son mouvement. A vrai dire, elle ne savait même pas si c'était à elle qu'il parlait. Elle lâcha ses jupons, les laissant couler sur le bois mouillé du stand avant de se retourner. Quand ses yeux rencontrèrent ceux de l'homme, elle comprit que c'était bien à elle qu'il avait ordonné d'attendre.
L'homme n'avait pas l'air très riche mais au milieu des paysans et des travailleurs de la Basse Ville, il ressemblait à un joyau étincelant. Il portait un pantalon couleur terre, rentré dans des bottes aussi noires que la plus sombre des nuits sans lune, une veste militaire très strict et ses longs cheveux bouclés - signe d'une aisance évidente, un habitant masculin de la Basse Ville n'aurait jamais commit une telle imprudence - étaient retenus en arrière par une broche d'un marron doré très délicat. Mais ce qui fascinait le plus 4407 c'était la chouette mécanique qui ne quittait pas son épaule et semblait analyser la situation.