CHAPITRE 02
"Très bien, monsieur Branston. Si vous ne souhaitez pas acquérir un nouvel ... atout, je vais vous faire reconduire à l'entrée."
Elle semblait sur le point de se lever quand l'homme, Branston apparemment, la retint d'une poigne dont elle aurait certainement pu se défaire. Cette homme sentait l'hybride à plein nez.
"Attendez ma jolie ... Je vous en donnerait quinze pièces d'or. Cela vous conviendrait-il ?"
Mme Wolstenholme portait sa main à ses lèvres et sembla réfléchir. Elle murmura, comme pour elle même, que cela pourrait couvrir les réparations du toit puis accepta. L'homme lui proposa de boire à cette vente et 4407 jugea qu'elle en avait entendu assez.
Elle se réfugia dans sa chambre dortoir - toute envie d'explorer l'avait quittée - et s'écroula sur son lit. On avait la vendre au marché aux esclaves ... elle qui aurait dû être une Dame. Elle n'aurait jamais imaginé cela. Elle attrapa son oreiller et le pressa contre son visage pour étouffer un cri de rage.
Dans le dortoir, toutes les filles dormaient encore calmement, inconscientes du drame qui allait changer la vie de 4407 dans trois nuits.
La petite valise était marron et s'effritait un peu sur les côtés. La jeune fille y avait fourré quelques robes décentes, les vêtements qu'elle avait réussi à voler aux écuries, sa peluche de chat et une petite ombrelle. Ce qui restait de ses maigres possessions, elle l'avait légué à Tia et Tamera. Elles avaient été ravies d'obtenir des robes supplémentaires et des rubans de cheveux en soie. 4407 espérait de tout son cœur qu'elles seraient adoptées avant de devenir des adultes ... Elles méritaient mieux que le marché aux esclaves.
Pour le jour de son départ, on lui avait demandé de mettre une tenue décente et pratique. Elle aurait bien enfilé son pantalon et sa chemise bleue mais ce n'était certainement pas décent. Alors elle avait choisi des collants blancs rayés de marron, une jupe noire recouverte à l'arrière d'un pan de soie rouge, un corset marron et un haut de robe assorti à sa jupe. Ses plus belles bottes aux pieds - elles avaient des talons très fins mais marcher avec ne lui posait aucun problème, cela au moins elle savait le faire - elle couvrit sa tête d'un chapeau de velours surmonté d'une rose bleue en tulle.
Une fois qu'elle se fut admirée dans le grand miroir en pied de la chambre, elle soupira et saisit la petite valise marron. La nuit était encore jeune mais l'homme de l'autre jour l'attendait déjà en bas en discutant avec la directrice. Elle laissa Tia et Tamera l'étreindre et quelques membres du personnel lui souffler des derniers mots déchirants avant de descendre. Mme Wolstenholme fut très froide dans ses adieux mais 4407 sentait bien qu'elle regrettait bien de la vendre à un marchand d'esclaves. Toutefois, elle avait besoin d'argent pour garder sa maison en état et offrir un meilleur avenir aux jeunes filles et aux jeunes hommes qu'elle avait recueilli. Et puis, qu'aurait-elle fait d'une fille trop vieille ?
Elle se tourna vers Monsieur Branston, qu'elle voyait pour la première fois de face. L'homme était de basse extraction, de toute évidence. Son manteau comportait de nombreux accrocs visibles mais il le portait toujours. Son parfum bon marché embaumait la pièce et quand il s'inclina pour saluer la jeune fille, elle vit bien que sa révérence manquait de grâce et de souplesse. L'homme avait un visage pour le moins grossier et elle se fit la réflexion qu'il devait être un hybride comme elle l'avait pensé de premier abord.
Il lui fit signe de le suivre et ils quittèrent la maison avant de se diriger vers la rue de Belle Blatte, où était garé un fiacre en mauvais état. Elle monta dedans et rangea sa petite valise à ses pieds. Branston, une fois qu'il fut en face d'elle, bien installé, donna un coup sur le toit avec son poing pour faire démarrer la voiture.
"Mademoiselle, tu sais où l'on va ?"
L'homme avait un accent prononcé de la capitale que la jeune fille n'avait pas remarqué la dernière fois, et une voix douce. 4407, qui avait apprit à se taire quand cela pouvait être fait, secoua doucement la tête.
"Nous nous rendons à Ravenwell, la capitale. Tu vas être vendue au marché aux esclaves là bas, avec tout ce que tu as emporté dans ta petite valise. Avec de la chance, tu seras vendue à une maison close ou un seigneur qui a envie d'une nouvelle concubine. Si non ... n'en parlons pas."
Alors elle avait bien entendu. Elle serait bientôt l'esclave de quelqu'un, si elle ne finissait pas dans un caveau. Elle aurait dû paniquer et tenter de s'enfuir mais la voix de l'homme était apaisante et il semblait avoir envie de prendre soin d'elle, au moins un peu. Elle soupira largement et tira sur les liens de son corset pour le desserrer, sans y arriver.
Au dehors, le tonnerre commençait à gronder et elle frissonna en serrant son chapeau contre elle. Dans la glace de la porte, elle voyait un peu le reflet de ses longs cheveux blancs et de son regard bleuté mais elle voyait surtout le paysage défiler. Elle se demandait combien de temps elle resterait dans ce fiacre avant d'arriver. Elle n'avait jamais quitté l'Orphelinat, si ce n'était pour aller pique-niquer sur la colline d'à côté et elle n'avait aucune idée de ce à quoi pouvait bien ressembler la capitale. Elle avait entendu les histoires les plus folles à son sujet mais elles ne pouvaient pas être vraies. Pas toutes en tout cas.
L'homme lui demanda si cela la gênait qu'il fume et elle secoua doucement la tête à nouveau. Elle le regarda avec fascination fourrer le tabac dans sa pipe et y mettre le feu une fois qu'il y était bien tassé. Une odeur âcre envahit l'habitacle et elle fronça un peu le nez mais s'abstint de tout commentaire. Cela aurait été impoli et bien qu'elle ne soit pas une Dame en devenir, elle ne comptait pas devenir une jeune fille malpolie pour autant !
Bercée par le mouvement du fiacre et la pluie sur le carreau de la porte, elle se laissa aller au sommeil. Son chapeau glissa sur la soie de sa jupe et cela aurait été extrêmement inconvenant si elle avait été une Dame. Mais à présent ce n'était plus son problème, elle était une esclave.
Elle fut réveillée par les cahots de la petite route pavée que le fiacre empruntait. Elle se cogna la tête au plafond et gémit de douleur aussitôt. A présent bien réveillée, elle se frotta le crâne et regarda autour d'elle. Monsieur Branston lisait le journal de la capitale - qu'il avait probablement glissé dans son manteau auparavant puisqu'elle ne l'avait pas remarqué - et au dehors la pluie avait cessé. Le soleil pointait le bout de son nez. Ils avaient donc roulé si longtemps ...
Elle ramassa son chapeau, posé à côté d'elle - comment était-il arrivé là ? - et regarda au dehors par la glace de la porte du fiacre. La rue était illuminée de grands lampadaires à huile et de lamperons rouges et jaunes. Ils devaient passer devant des maisons closes puisque les noms des commerces étaient plutôt évocateurs. Le Red Lips côtoyait la Fleur Blanche et le Temple de l'Indécence. De temps à autre, elle voyait un homme sortir d'une maison en cachant son visage. Elle ne savait rien de 'l'acte' mais elle ne comprenait pas pourquoi il était si honteux de s'y adonner avec des professionnelles.
Bientôt, ils s'arrêtèrent dans la rue Lune et l'homme ouvrit la porte après s'être étiré. Il déplia le marche pied et invita 4407 à le suivre. Elle descendit les marches sur la pointe des pieds, élégamment, comme on le lui avait apprit.
"Nous voici arrivé", lui annonça l'homme.
La nuit était encore fraîche et humide des averses dont elle avait été témoin et elle en frissonna en resserrant son châle sur ses épaules.
Elle suivit Monsieur Branston jusqu'à une bicoque qui ne lui semblait pas très stable. Elle n'était pas architecte ou maçon, aussi ne fit-elle aucun commentaire désobligeant.
L'intérieur de la maison était réchauffé par une immense cheminée, surmontée de trois têtes de cerfs, accrochées à leur socle. Dans un coin, un loup empaillé servait de tabouret à une jeune femme aux longs cheveux châtains et bouclés. A la grande surprise de 4407, elle portait un pantalon, des bottes et un corset par dessus une chemise sans manches. Elle exposait ses bras et sa gorge comme un homme alors que ses longs cheveux et son opulente poitrine ne laissait aucun doute sur son sexe. Pas de doute, ils étaient bien dans la Basse Ville. Les histoires de Tia et Tamera étaient donc vraies !
4407 fit la révérence et la femme la regarda d'un œil méprisant avant de cracher au sol - qui n'était en fait que de la terre battue - et de se retirer dans une pièce adjacente.
"Elle est ... charmante.", murmura-t-elle, comme pour elle même. Mais Monsieur Branston l'avait entendue et il s'exclama de sa grosse voix :
"Mais c'est qu'elle parle ! Pour une surprise !"
Il lui asséna une tape dans le dos, qui devait être un signe d'affection, mais qui l'envoya le nez dans la terre battue. Oh non ! Quel serait l'état de sa robe !
Le marchand d'esclaves l'aida à se relever et prit sa valise - bien qu'elle ne fut pas lourde - pour l'amener dans une grande chambre déjà bondée de jeunes filles, toutes habillées pauvrement. Elle repéra bien vite son lit, puisque c'était le seul qui était libre.
"Tu devrais te reposer, ma mignonne. Demain ta journée risque d'être longue !"
4407 n'en doutait pas. Elle ne savait pas quelle serait sa tâche en tant qu'esclave à vendre. Peut-être lui ferait-on soulever des choses pour être sûr qu'elle soit bien un vampire. Ou lui demanderait-on de faire la révérence. En tout cas, elle était encore épuisée de toute cette tension et de tous ces changements et elle prit à peine le temps de revêtir sa robe de nuit avant de se coucher sur le matelas posé par terre.
Dehors, il pleuvait de nouveau.