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Vendredi 7 avril

                              

Je me dépêche d'attraper mes dossiers avant de rejoindre Mme Saint-Martin. Quand je m'installe sur la chaise placée en face de son grand bureau, elle m'offre un chaleureux sourire qui me rappelle celui dont elle m'avait gratifiée lors de mon entretien d'embauche. J'étais plus stressée que jamais, en mauvaise posture entre les griffes de mon patron imbuvable lorsque sa bienveillance m'a permis de ne pas perdre mes moyens. J'ai toujours apprécié cette femme chic et juste, d'un naturel calme et apaisant. Je baisse les yeux sur mes doigts aux jointures blanchies qui agrippent si fortement mes notes que je réalise que la seule issue qu'il me reste, c'est d'anesthésier mon cerveau avec des dossiers, des projets, des chiffres et des tonnes de pages blanches à noircir. 

                              

-J'aimerais qu'on fasse un point sur les dossiers que vous gérez en ce moment. Est-ce que vous vous sentez assez en forme pour que nous le fassions maintenant ? m'interroge ma responsable de sa voix douce. 

                              

Je ne comprends pas tout de suite pourquoi elle me demande cela mais quand mon regard croise le reflet que me renvoie la baie vitrée derrière elle, l'évidence me frappe. Je suis partie de chez moi sans réfléchir à mon apparence et je n'avais pas prévu de venir ici aujourd'hui. Mon teint blafard, mes cernes gris, mes yeux rougis et mes cheveux en bataille doivent me faire ressembler à un fantôme. Ou à une folle. Sûrement aux deux d'ailleurs. J'essaie alors de dessiner sur mon visage un faux sourire pour essayer de la convaincre de ne pas me mettre à la porte. 

                              

-Oui, ne vous inquiétez pas. 

                              

-Très bien, allons-y.

                              

Je mime ses gestes lorsqu'elle ouvre un premier dossier et se penche sur un tas de propositions commerciales. Pendant un long moment, elle me pose une multitude de questions tout en prenant des notes. Immédiatement, mon cerveau enclenche le mode « pilote automatique » et mes réponses fusent. De temps en temps, elle hoche la tête, me demande des précisions ou tout simplement de justifier mes choix et j'en profite pour me concentrer sur ces pensées. J'abats mes arguments avec détermination, je donne tout ce qu'il me reste dans cet entretien pour ne pas flancher et j'y parviens. Lorsqu'elle a tari son quota d'interrogations, elle relève la tête en souriant discrètement. 

                              

-C'est parfait, Candice. 

                              

Nous enchainons alors sur d'autres dossiers, d'autres clients et d'autres questions. L'espace d'une heure, cet interlude me permet de me sentir utile et performante. Bon sang que cette illusion me fait du bien ! Ma responsable semble réellement ravie de mon investissement puisqu'elle ne cesse de me gratifier de ses compliments succincts. Mon corps se gorge alors d'un petit filet d'espoir. Ma vie part en lambeaux et mon passé n'est qu'une vaste supercherie mais si je réussis à me raccrocher à de petites victoires quotidiennes, j'ose croire que je parviendrai à remonter la pente et à me reconstruire. Mon travail est la dernière chose stable qu'il me reste, je veux m'y accrocher de toutes mes forces. Alors j'inspire un grand coup et je continue. Quand nous refermons nos dossiers, je me sens un petit peu mieux. Peut-être n'est-ce qu'un mirage, une chimère aussi furtive qu'invraisemblable mais je m'en fiche. Je veux essayer d'y croire. Mme Saint-Martin se lève et je l'imite, rassemblant toutes mes notes éparpillées sur la table. 

                              

-Candice, je tiens à vous dire que je suis ravie de vous compter parmi nous. Votre travail est irréprochable et toujours de qualité. 

                              

Je ne peux m'empêcher de rougir, subitement gênée d'être mise sous les feux de la rampe mais je la remercie d'une petite voix. Je la laisse réarranger ses dossiers puis j'atteins la porte de son bureau et l'ouvre lorsqu'elle m'interpelle une dernière fois. 

                              

-Une dernière chose Candice.

                              

-Oui ? 

                              

-J'aimerais que vous arrêtiez de tourner autour de mon mari. 

                                          

              

                    

L'air que je viens d'inspirer se bloque tout à coup dans mes poumons, m'empêchant d'endiguer la panique qui veut me décomposer. Il doit se passer cinq secondes durant lesquelles je ne comprends pas ce que tout cela signifie. Cinq petites secondes pendant lesquelles la seule chose à peu près stable dans ma vie tient encore debout. Cinq minuscules secondes qui filent à toute vitesse et que j'aimerais retenir pour l'éternité. Mais bientôt, les mots que je viens d'entendre me percutent violemment, comme des balles qu'on me tirerait en plein cœur pour être sûr que je m'effondre.    

L e m o n d e s é c r o u l e a u t o u r d e m o i

-Q-qu...quoi ?

Je m'étouffe presque en bafouillant des sons incompréhensibles et je sens déjà mes joues s'enflammer. 

-Je vous demande de laisser mon mari tranquille.

Je ne comprends pas. Je ne veux pas comprendre. 

-Ecoutez-moi bien Candice... 

Sa voix se fait maintenant plus forte et son visage a perdu toute sa chaleur. Elle se rapproche de moi sans jamais me lâcher du regard, ses yeux tranchants déjà parfaitement plantés au centre des miens. 

-Ne me prenez pas pour une idiote. Vous croyez vraiment que je suis aveugle ? J'ai bien remarqué votre petit manège à tous les deux. Alors, je vous le redis une dernière fois : ne vous approchez plus d'Ethan.

Mes jambes manquent de me lâcher lorsqu'elle confirme l'effroi qui m'a envahie. Je crois que mon cœur bat si fort qu'il va déchiqueter ma cage thoracique pour la laisser s'échouer en un million de débris au sol. Ou alors il ne bat plus vraiment. Je ne sais plus. Je ne sais plus rien. Tout tourbillonne autour de moi. 

-Je... non... j-je... 

-Epargnez-moi vos jérémiades s'il vous plait. Je ne suis pas du tout d'humeur pour ça. Gardez-vos distances et tout ira bien. 

Sur ces mots, elle me dépasse et rejoint le couloir. Le bruit de ses talons claquant le sol avec assurance me sort de ma torpeur. Elle ne peut pas dire vrai. Il ne m'aurait jamais fait ça. Ce n'est pas possible. 

-Je ne vous crois pas, je lui lance d'une voix frêle. 

Elle se retourne immédiatement et un sourire narquois se greffe sur son visage. Je ne la reconnais plus. Ma responsable, d'habitude si douce et prévenante, vient de se transformer en une harpie assoiffée qui semble vouloir se nourrir de ma détresse. J'en frissonne jusqu'à la pointe de mes cheveux. 

-Ne me dites pas qu'il ne vous a même pas prévenue que nous sommes mariés ?! m'interroge-t-elle d'une voix si forte que j'entrevois quelques portes s'ouvrir pour découvrir la raison de ce vacarme. 

Elle s'avance jusqu'à se poster devant moi, sa beauté naturelle dévastant immédiatement la loque que je suis. Je suis minable à côté d'elle. 

-Oh ma pauvre Candice ! Laissez-moi vous expliquer brièvement la situation : vous couchez avec votre patron qui est également mon mari en croyant que vos ridicules petites parties de jambes en l'air sont le secret le mieux gardé du pays. Mais vous vous voilez la face ! Alors j'espère que vous vous êtes bien amusés tous les deux parce que c'est terminé. Je récupère mon mari et si vous avez un tant soit peu d'amour propre, vous vous effacerez sans faire d'histoire. 

Les sons s'embrouillent dans ma tête si bien qu'aucune pensée cohérente n'arrive à émerger de ce tumulte. Sa femme... ma responsable... les conséquences sur mon travail ici... Ethan n'aurait jamais pu me mentir autant. Il sait à quel point ma place ici me tient à cœur, il ne m'aurait jamais mise en danger en me cachant une information si essentielle. Ma tête valdingue à vive allure et je recommence à me noyer, je m'enlise dans ce brouillard et j'ai mal. Mal dans tous les recoins de mon âme comme je n'ai jamais eu mal auparavant. L'espace d'une seconde, je ne sais pas vraiment si je sors de la torpeur dans laquelle je suis coincée mais mon regard commence à se promener autour de moi pour découvrir les visages choqués de mes collègues qui s'agglutinent maintenant dans le couloir. Ils me regardent comme si je les dégoutais et je me sens si honteuse d'avoir commis toutes ces erreurs que j'ai envie de disparaître à tout jamais. 

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