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-Non... ça... c'est pas... possible... pas possible...
-Ne me dites pas qu'il vous a fait croire que vous étiez spéciale pour lui ? Oh Candice, je vous plains presque ! Vous êtes comme toutes les autres, rien de plus.
Elle vient juste d'énoncer ce qui me terrorise le plus et l'assurance que je lis dans son regard réduit en fumée les minces espoirs qu'il me restait encore. Elle connait son mari, elle a sans doute l'habitude de ce genre de scène puisque je ne suis qu'une fille parmi les autres. A l'intérieur de moi, c'est le chaos, l'apocalypse. Plus rien n'a de sens et je suis en train de tout perdre. Soudain, parmi tous les regards désapprobateurs qui m'entourent, je rencontre celui totalement décontenancé d'Ethan qui vient juste d'arriver. Mes prunelles s'abandonnent une dernière fois aux siennes et lui demandent silencieusement de me rassurer, de me dire que tout ceci n'est qu'une mauvaise blague mais la culpabilité que j'y lis finit de me détruire. Mon corps se vide de toute énergie lorsque je comprends qu'elle dit vrai.
-Si vous saviez le nombre de Julie, de Laetitia ou de Candice qui ont défilé entre ses jambes, vous comprendriez vite que vous n'êtes qu'un numéro de plus sur son tableau de chasse. Mais quoi qu'il arrive, il revient toujours vers moi et aujourd'hui ne fera pas excepti...
-Arrête ça tout de suite !
La voix grave d'Ethan ricoche violemment contre les murs blancs qui m'entourent et je sursaute. L'entendre me fait mal. Le voir me fait mal. Il s'approche à grandes enjambées alors que j'entends déjà mes collègues murmurer tout un tas de ragots à mon sujet. J'ai envie de hurler, de m'échapper, de m'endormir pour ne plus jamais me réveiller mais mon corps reste totalement figé.
-Stop ! Laissez-la tranquille et retournez dans vos bureaux ! hurle Marina à l'encontre de mes collaborateurs.
Une agitation sans précédent s'empare alors du second étage. Mes collègues papillonnent dans le corridor sans jamais m'épargner leurs regards emplis de mépris. Ethan attrape le bras de sa femme et la pousse dans son bureau. Marina s'approche de moi mais avant qu'elle n'ait le temps de m'atteindre, mon patron me fait entrer dans le bureau de ma responsable. En un clignement de paupière, je me retrouve enfermée dans cette pièce avec l'homme qui vient de me détruire et sa femme. Tout à coup, c'en est trop pour moi. Je cours et attrape la poubelle pour laisser le contenu de mon estomac se déverser mais il est vide et rien d'autre que de la bile acide n'en sort.
-Candice, ça va ? me demande Ethan d'une voix inquiète en posant sa main dans mon dos.
-Ne me touche pas ! je vocifère en repoussant sa main.
Son contact me brûle la peau, il me salit et me rappelle que d'autres corps sont passés entre ses doigts. A cette idée, une seconde nausée attaque mon estomac et me fait me courber à nouveau. Dans mon dos, j'entends Mme Saint-Martin ricaner et quelques larmes cuisantes tanguent sur mes joues. Je suis tellement pathétique.
Quand je me redresse, je remarque qu'Ethan s'est éloigné de quelques pas mais qu'il ne me lâche pas du regard. Je sens ses iris partout sur ma peau mais je ne le supporte pas. Mes doigts se mettent à frotter mes vêtements comme s'ils pouvaient me sauver de son agression oculaire. J'ai envie d'arracher mes pauvres habits et de récurer mon épiderme si profondément que peut-être une autre enveloppe se créera et me permettra de vivre une autre vie. Celle-ci ne vaut plus rien de toute façon.
-Putain mais qu'est-ce qu'il t'a pris Rose ?
Le hurlement d'Ethan manque de me faire tituber et mes doigts s'agrippent à la table à ma droite pour me maintenir debout. Mon cœur brisé saigne sous ma poitrine et je sens le goût du sang jusque sur mes lèvres.
-Ethan, il est temps que tout cela se termine. Dois-je te rappeler la promesse que nous avons faite à mes parents ?
Je crois entendre Ethan s'énerver de plus belle mais tout à coup ma vision s'obscurcit et mes oreilles se mettent à bourdonner. Mon corps valse dans tous les sens quand un souvenir remonte violemment à la surface pour me heurter brutalement. Je revois Mme Saint-Martin au téléphone, en train de promettre à ses parents qu'ils auront bientôt des petits-enfants. Cette pensée me dégoûte tellement que sans vraiment le réaliser, je m'écroule pitoyablement au sol, un bras recourbé contre mon ventre vide et une main recouvrant ma bouche. Je pose une dernière fois mon regard sur Ethan qui accourt vers moi, totalement paniqué, et il ne m'en fallait pas plus pour trouver la force de me relever et de partir. Je ne supporterai pas d'entendre de nouveaux mensonges et de nouvelles fausses promesses. Je ne pourrai jamais récupérer tous les morceaux de mon cœur fracassé si je reste une seconde de plus dans cette pièce.
Je m'engouffre dans le couloir en titubant puis je dévale les escaliers comme une furie. Je distingue dans mon dos les cris d'Ethan qui me suit ainsi que les murmures de mes collègues qui grondent sournoisement. Je cours encore plus vite quand j'atteins le rez-de-chaussée mais ce n'est pas suffisant. Je sens sa poigne s'emparer de mon bras et me pousser vers l'extérieur alors que je me débats en essayant de le frapper comme une hystérique. Dégage ! Tu as tout détruit avec tes mensonges ! L'air me semble irrespirable, j'étouffe dans cette vie faite de leurres et de tromperies. Quand nous arrivons près de sa voiture à l'écart des regards indiscrets du second étage, je me débats toujours pour qu'il me lâche mais il resserre sa prise en posant son autre main sur mon bras. Cette sensation fait me fait frémir, autant d'effroi que d'apaisement. Comment est-ce qu'une douleur peut me faire autant de bien ? Comment est-ce qu'un bonheur peut me faire autant de mal ? Il faut que ça s'arrête, je ne pourrai bientôt plus supporter cette tyrannie sans finir par me perdre définitivement.
-Laisse-moi t'expliquer Candice.
-M'expliquer quoi ? Que tu m'as menti ? Que pendant tout ce temps tu continuais à coucher avec elle alors que tu m'as promis le contraire ? Tu... Tu n'aurais pas pu me faire plus de mal Ethan...
-Quoi ? Mais non merde, je ne l'ai pas touchée je te le jure. Il n'y a que toi Candice, que toi. Il faut que tu me croies. Je suis incapable de toucher quelqu'un d'autre que toi !
D'une main, Ethan tiraille rageusement ses mèches brunes alors que tout son corps n'est plus qu'un bloc de muscles tendus à l'extrême. Ses mensonges me rendent malade. Le peu de confiance que je lui avais accordée a disparu dans les larmes qui ont dévalé mes joues.
-Arrête de me mentir Ethan ! Et comment expliques-tu que tu n'as jamais jugé bon de m'informer que tu es marié à ma responsable ? Non mais qu'est-ce que tu croyais ? Que j'allais gober tous tes mensonges indéfiniment ? Tu...
-Putain mais non ! J'ai... j'ai paniqué bordel, j'ai juste paniqué ! J'ai eu peur que tu me quittes en connaissant la vérité, que tu n'aies pas envie de t'embarquer dans toute cette emmerde alors...
-Alors tu as pris la décision à ma place. Parce qu'au fond, tu n'en as rien à faire des conséquences de ce mensonge. Tu n'as pensé qu'à toi, qu'à ton petit confort et tu as préféré garder la gentille petite Candice sous le coude pour pouvoir m'utiliser quand tu en avais envie. Tu me dégoûtes Ethan, tu savais que moi j'étais sincère mais tu t'en fiches royalement !
-Putain de bordel de merde Candice ! Mais arrête de débiter toutes ces conneries !
Je suis presque à bout de souffle, j'ai mal au plus profond de mon âme, je sens mon corps et ma vie se disloquer insidieusement mais je dois tenir bon. Au moins une dernière fois.
-Et où étais-tu ces dernières semaines quand j'avais vraiment besoin de toi ? Si tu tenais à moi comme tu le prétends, tu ne m'aurais jamais laissée seule.
Une palette impressionnante d'émotions se disputent la place sur son visage si bien que je perçois tour à tour de la colère, de la peine, de la culpabilité et de la tristesse. Si mon cœur n'était pas déjà brisé, il s'effriterait en absorbant toute sa souffrance.
-Je... j'ai fait tout ce que j'ai pu pour sortir de cette boite de merde et de ce mariage à la con. Je me suis tapé tous les rendez-vous avec mes avocats, je me suis coltiné mes beaux-parents à qui cette soierie à deux balles appartient et j'ai essayé de tout lâcher sans qu'on se retrouve à la rue...
C'est à cet instant précis que je comprends. Tout est terminé. Parce que même ses explications et son regard qui me supplie de toutes ses forces ne suffisent pas à me convaincre. Je ne le crois plus. Je n'ai plus confiance. Et je ne peux pas aimer sans confiance. Alors j'arrête de me débattre et je le laisse enfoncer ses doigts dans mes bras, parce que même la brûlure de ses mains sur ma peau ne ravivera pas notre flamme. C'est terminé.
-Oublie-moi Ethan et va te trouver une nouvelle idiote comme tu en as l'habitude.
Ma voix résignée le prend de court. Je crois qu'il comprend que je viens de jeter les armes parce que lorsqu'il s'approche brusquement pour écraser ses lèvres sur les miennes, je ne le repousse pas. Je ne bouge plus. Il peut faire ce qu'il veut de moi, de nous, il ne reste plus rien. Sentant que je ne réagis plus, Ethan accentue la pression de ses lèvres et plonge encore plus profondément ses doigts dans ma peau. Mais malgré cela, je m'échappe et il ne peut plus rien faire. Il se redresse et se frotte nerveusement les yeux. Je remarque alors pour la première fois les cernes qui creusent son visage d'habitude si transcendant. Aujourd'hui, il me semble éteint, comme usé par tout ce que nous traversons continuellement. J'ai mal pour moi, pour lui et pour nous. J'aurais voulu l'aimer en d'autres circonstances et rester à ses côtés pour vivre toutes les minutes qui m'attendent jusqu'à l'éternité. Mais comment imaginer un avenir quand notre présent vole en éclats ? Je profite du choc qui habite Ethan pour me défaire de son souffle asphyxiant et je quitte le parking de la soierie. J'entends la voix faible de celui que j'aime plus que ma propre vie répéter mon prénom, comme on implorerait des dieux auxquels on ne croit plus. Un taxi s'arrête à ma hauteur et me conduit jusqu'à chez moi. Le trajet se passe dans un brouillard noir de larmes et de vide.
Au moment où j'émerge, je réalise que je viens d'ouvrir la porte de mon appartement et je me stoppe sur le seuil. Un silence angoissant m'accueille perfidement pour me rappeler que désormais je suis seule. Je n'ai plus de famille, plus d'amis et plus de compagnon. Mon passé m'a été arraché, mon futur s'est étiolé jusqu'à disparaître dans une brume orageuse et mon présent n'est plus qu'un gouffre abyssal des plus vertigineux. Je voudrais hurler, crier, pleurer ou tout casser mais je ne fais rien.
Soudain, mes yeux s'accrochent au cadre photo qui est posé sur le petit meuble de mon entrée et je m'en empare, le regard totalement ensorcelé par cette unique lueur d'espoir. Sur le cliché un peu défraichi, ma grand-mère est légèrement accroupie, un sourire éclatant greffé à son doux visage, et me tend les bras alors que je cours vers elle à en perdre le souffle, les cheveux au vent. Je dois avoir cinq ou six ans et le soleil radieux logé haut dans le ciel se reflète dans mon regard brillant de bonheur. Nos pieds sont enfoncés dans le sable de cette belle plage du sud de la France qui a accueilli mes plus belles vacances. Mes doigts s'agrippent déraisonnablement à ce cliché utopique qui ravive de merveilleux souvenirs et tout à coup, je ne réfléchis plus. Je cours jusque dans ma chambre, je fais dévaler ma valise à mes pieds et je fourre un tas d'affaires dedans. Je ne regarde même pas ce que je prends, je m'en fiche, je sais juste que je veux quitter cet appartement qui me remémore trop de souffrance. Il faut que je retourne là-bas, il ne me reste rien d'autre que ce maigre souvenir et si je ne m'y accroche pas, je sais que je vais agoniser.