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-Pendant toutes ces années, j'ai dû supporter d'avoir sous le nez la raison pour laquelle ma femme ne m'a jamais vraiment aimé. Tu ne l'as peut-être pas voulu mais tu as détruit nos vies Candice. Tu n'es jamais devenue celle qu'on aurait voulu que tu sois.
-J'ai rien fait pour mériter votre haine, je chuchote presque pour moi-même.
-Comment aurais-tu voulu que je t'aime sachant que tu es celle qui a fait exploser la vie de ta mère et qu'à chaque fois qu'elle te regarde, elle le voit lui. Le seul qu'elle a toujours aimé, même encore aujourd'hui. Pourtant j'ai essayé. Au début, tu étais si mignonne avec tes petits rubans dans les cheveux et tes bras dodus qui s'enroulaient sans cesse autour de mon cou. Mais plus les années passaient, plus le bonheur éphémère que ta mère avait trouvé s'étiolait. En te voyant, elle pensait à lui. En te voyant, je pensais à lui. Et cette impression nous a empoisonné l'existence.
Je me risque à plonger dans son regard et je découvre avec effroi qu'il dit vrai. Il n'a jamais vu que du malheur et de la rancœur en me regardant. Aujourd'hui ne fait pas exception. Alors que pourrais-je bien faire d'autre qu'abandonner cet endroit et ne jamais revenir ? Je murmure un « adieu » déformé par mes sanglots et je regagne le trottoir. Je marche aussi vite que je le peux afin de m'éloigner de toute cette haine mais il n'y a rien à faire. Elle me colle à la peau. Quand un taxi passe à proximité, je ne sais pas s'il s'arrête parce que j'ai eu la force de lever le bras ou parce que je lui fais pitié. Le véhicule me recueille et je m'affale sur la banquette arrière, plus morcelée que jamais. Compréhensif, le chauffeur m'accorde quelques minutes pour que je retrouve un semblant de contenance. Mais cela ne suffit pas.
La douleur qui me persécute violemment les entrailles ne s'atténue pas, au contraire. J'ai mal dans les tréfonds de âme déchiquetée. Bientôt, je ne supporte plus cette sensation ignominieuse qui lacère, taillade, broie et lamine mon cœur. Je ne suis plus rien. Cette pensée tourne en boucle dans mon cerveau mutilé si bien que je vais devenir folle si je ne trouve pas un moyen de la faire taire. J'ai envie de détruire mon corps, de le blesser, de le brûler pour que ces horreurs partent en fumée. Mais je ne peux décemment pas perdre la raison sur le siège arrière de ce pauvre taxi qui n'a pas mérité une crise de folie ce matin. Alors je fais ce que j'ai toujours fait quand je touche le fond : je cherche à m'abrutir de travail pour ne plus penser. Parce que quand je ne pense plus, je ne ressens plus. Cela m'a déjà sauvée plusieurs fois auparavant, pourquoi pas aujourd'hui ?
Je donne l'adresse de la soierie au chauffeur puis je colle mon front contre la vitre glacée à ma droite. Les arbres défilent en vagues entêtantes qui me donnent la nausée. Dès que mes paupières se referment, le visage de mes parents revient me hanter et je manque de m'étouffer. Je me force donc à subir ce paysage morne et sans vie, comme mon cœur. J'ai l'impression que tout chavire autour de moi, je dérive, je dérive, je dérive et je me noie. Je suis vide, tout ce qui m'appartenait vient d'être souillé. Je ressens un vertige incommensurable m'engloutir dans ses méandres sans jamais m'accorder une seconde de répit. Quand le taxi se gare sur le parking de la soierie, une bribe de soulagement apparaît. Mes yeux se raccrochent au bâtiment qui me fait face et je m'agrippe au mince espoir qui me ferait croire qu'Ethan pourrait être enfin revenu de son périple secret. Je me hâte de rejoindre le second étage mais au moment où les portes de l'ascenseur s'ouvrent, je tombe sur Mme Saint-Martin, une pile de dossiers sous le bras.
-Candice ? Mais vous ne deviez pas reprendre le travail que lundi ?
Ses yeux me détaillent avec inquiétude puis son visage se pare d'une mine à la fois soucieuse et choquée. Je dois vraiment ressembler à une pauvre folle.
-Si mais je... je... j'ai besoin de travailler. De penser à... à autre chose. S'il vous plait.
-Euh... si vous vous sentez en état, allez-y.
Je ne m'attarde pas plus longtemps quand j'entends une pointe de pitié poindre dans sa voix. Je prends bien soin d'éviter de croiser Marina mais lorsqu'elle aperçoit de la lumière dans mon bureau, elle s'empresse de venir me saluer. Cependant, son corps se fige sur le seuil quand ses yeux balaient mon visage.
-Oh Candice ! Que t'arrive-t-il ?
Elle fait mine de s'approcher mais je la stoppe d'un geste de la main. Si je prends le risque de m'effondrer maintenant, je sais que je ne me relèverai jamais.
-J'ai juste besoin de travailler...
Elle fait tout de même quelques pas pour m'enlacer brièvement mais sa chaleur me tétanise. J'ai mal de ressentir.
-Je suis juste à côté si tu as besoin de moi, d'accord ?
Je hoche la tête, attends qu'elle parte puis je me dirige en direction du bureau d'Ethan. Je sens le regard suspicieux de Marina dans mon dos mais elle ne dit rien. J'essaie frénétiquement d'ouvrir sa porte des dizaines et des dizaines de fois mais rien n'y fait. Elle est fermée à clé. Marina me rejoint et pose doucement sa main dans mon dos. Sa voix douce doit sûrement caresser mes oreilles mais moi, je ne sens qu'une agression sur ma peau à vif.
-Il n'est pas là.
Je ne sais pas pourquoi je ne parviens pas à lâcher la poignée de ce bureau. Peut-être parce que c'est ma seule bouée de sauvetage et que je m'y accroche désespérément. Mon corps reste figé devant cette porte et mes doigts crispés sur la poignée me font presque mal mais je ne peux pas accepter l'idée qu'une fois de plus Ethan n'est pas là. Tout au fond de moi, je sais que je suis injuste avec lui. Il m'a demandé d'attendre son retour pour m'accompagner chez mes parents et je ne l'ai pas écouté. J'ai même éteint mon téléphone pour ne pas avoir à gérer ses appels affolés ou courroucés. Mais en cet instant, je donnerais n'importe quoi pour me réfugier dans ses bras. Une petite larme roule sur ma joue quand mon front s'écrase doucement contre le bois de porte.
Marina trouve délicatement ma main et me raccompagne jusqu'à mon bureau. J'avance comme une automate. Quand je croise son regard, j'y décèle une certaine stupéfaction mais elle referme la porte derrière nous et se contente de s'asseoir à mes côtés, son bras cajolant mon dos d'une manière si réconfortante que je parviens à me reconnecter avec la réalité. Après quelques instants de flottement, je finis par la remercier et elle me laisse seule pour me plonger dans mes dossiers. Les feuilles étalées partout autour de moi et les mots qui s'enchainent sur les papiers blancs ne font pas diversion. Mon cerveau refuse d'occulter le trou béant dans ma poitrine, la déchirure martyrisant mon âme et le choc qui m'empêche soit de sombrer soit de m'effondrer. Le visage de ma mère se dessine par dessus mes dossiers. Les mots de mon père se gravent d'eux même sous mes paupières. Et moi, je crois que je ne respire plus vraiment correctement.
Je ne saurais pas dire combien de temps s'est écoulé jusqu'à ce que j'entende des pas claquer durement le sol dans le couloir. Une minute ? Une heure ? Une éternité ? La seule question que je me pose c'est de savoir combien de temps je pourrais encore supporter cette horrible sensation de vide qui emplit tout mon corps. A mon avis, pas très longtemps. Un boucan infernal émerge du couloir, puis le bruit d'une porte qui claque et enfin le silence. Angoissant. Je ne sais plus ce que je fais ici, à perdre pied dans mon bureau à la vue de tous mes collègues devant lesquels je vais probablement me ridiculiser si je ne pars pas très vite de cet endroit. Mais je n'ai pas le temps de me lever que j'entends déjà la voix d'Ethan, rauque, grave et serrée qui invective son interlocuteur, probablement au téléphone.
Instantanément, mon corps se réveille. Mon cœur défonce ma cage thoracique quand je réalise que la seule personne capable d'apaiser mes souffrances est enfin arrivée. Je ne réfléchis pas, je fonce. Je dépasse plusieurs personnes mais je ne prends pas la moindre seconde pour les saluer. Mes pas s'accélèrent et c'est presque en courant que j'entre dans son bureau. La première chose que je distingue quand j'ouvre la porte, c'est son dos. Fort, musclé et réconfortant. Il se retourne immédiatement et fond sur moi. Ses grands bras me recueillent abruptement, comme s'il avait autant besoin de cette étreinte que moi. Mes doigts s'enfoncent dans sa chemise et je m'accroche désespérément à lui pour ne pas qu'il m'échappe. Sa poitrine monte et descend si vite que je ne comprends pas vraiment pourquoi mais quand nos regards se retrouvent enfin, l'évidence me percute. Ethan tente d'absorber si profondément ma douleur qu'il en souffre lui aussi. Son regard ténébreux est plus tourmenté que jamais et lorsque ses iris scannent mon visage, il prend conscience de l'état dans lequel je me trouve réellement. Démolie à tout jamais.
Ses mains se posent sur mon visage, mon cou, mes épaules, mon dos, mes cheveux et l'affolement que je lis dans son regard laisse désormais un peu de place à la colère. Malgré la douleur, retrouver la chaleur de ses bras et la douceur de ses prunelles me permet de recouvrer une respiration un peu plus normale. Et dans cette tornade qui balaie sans scrupule ma vie, c'est tout ce qu'il me faut pour trouver la force d'affronter la minute suivante. Puis la suivante.
-Putain Candice, qu'est ce qu'il s'est passé ?
Je suis incapable de lui répondre. Alors je continue de faire ce que je fais depuis ce matin, je survis. Je fourre mon visage contre les muscles bandés de son torse et je respire son parfum. Ses mains plongent dans mes cheveux au moment où je blottis tout mon corps contre le sien. Nos jambes s'entremêlent, nos peaux se retrouvent et nos cœurs se soutiennent enfin.
-Tu m'as tellement manqué Candice.
L'espace d'une seconde, son petit chuchotement fait taire les mots qui tournent en boucle dans ma tête tel un disque rayé mais cela ne dure pas. Je m'accroche encore plus désespérément à lui et ses lèvres effleurent maintenant la peau de ma tempe.
-Raconte-moi, s'il te plait.
-Je ne peux pas... C'est trop dur...
-Fais sortir toute cette merde Candice. Et si tu t'écroules, je serai là pour te retenir.
J'enfouis mon visage dans son cou et j'hume son odeur suave, virile et si enivrante. J'aimerais anesthésier mes souvenirs grâce à cet opium. Les douces caresses qu'Ethan m'offre m'aident à m'adoucir légèrement et j'essaie tant bien que mal de grommeler quelques mots à peine audibles.
-Mes parents... ils ne m'aimeront jamais... Il n'a jamais été mon père...
Je sens les mains d'Ethan se crisper mais il ne dit rien. Il me laisse essayer de me libérer sans y parvenir. Quand mes sanglots deviennent si étranglés que mes mots n'ont plus aucun sens, sa bouche se pose enfin sur la mienne. Son souffle m'apporte tout l'oxygène que je ne trouve plus depuis quelques heures. Sa langue câline mes lèvres et me demande de m'abandonner à lui. Ses caresses sur mes cheveux lénifient le déchirement qui moleste mon âme. Et la douceur qui émane de son corps fait de la place à un minuscule filet de lumière dans mes ténèbres. Bientôt, la bouche d'Ethan parcourt mon visage puis mon cou et m'offre de tendres baisers qui effacent peu à peu l'horreur qui colle à ma peau. Je ferme les yeux et je me livre totalement à lui. Mon homme doit probablement sentir mon corps qui s'affaisse contre le sien puisque ses deux grandes mains me soutiennent maintenant entièrement. Plus ses baisers s'intensifient, plus nos respirations se font haletantes. Ses lèvres nettoient mon âme et décorent ma peau de son goût, sa chaleur, son odeur. Mais j'ai peur que ce ne soit qu'éphémère. Qu'Ethan finisse encore par partir et me laisser gérer seulema descente aux enfers. Alors j'essaie de briser notre étreinte pour me préserver mais il ne me laisse pas faire.
Ethan grogne contre mes lèvres et fait passer ses mains sur la peau de mon ventre creusé. Quand nos épidermes se reconquièrent, tout disjoncte. Je comprends que j'ai besoin de lui. Au moins une dernière fois. Nous sommes moulés l'un à l'autre et rapidement, nous ne faisons plus qu'un. Nous nous déshabillons l'un l'autre. Nous nous embrassons l'un l'autre. Nous nous caressons l'un l'autre. Et je me convaincs naïvement que nous nous aimons l'un l'autre.
Au moment où mes lèvres retrouvent l'encre noire de son tatouage, j'entends mon homme grommeler un juron, ce qui attise immédiatement le brasier qui calcine ma raison. Les jambes d'Ethan nous guident vers la grande table en métal qui accueille d'habitude ses réunions et il m'allonge doucement dessus. La sensation glacée qui s'infiltre dans mon dos dénote de la chaleur qui nous consume déjà si bien que lorsque son corps en feu me domine, mon âme gelée s'apaise aussitôt. Il est le volcan qui va m'engloutir et je suis le glacier qui va nous décimer. Alors que mon esprit recommence à me torturer, la langue d'Ethan se met à danser fiévreusement sur la pointe de mes seins qu'il déguste avec adoration. Mes hanches commencent à valser au même rythme que les siennes et le désir qui pulse dans son sexe tendu fait écho à celui ravage mon bas-ventre. Mes lèvres dévorent son torse, ses épaules, son cou jusqu'à rejoindre sa bouche sans aucune retenue et nos gémissements se mêlent les uns aux autres. Nous créons une mélodie si obsédante que nos deux corps en fusion ne peuvent rien faire d'autre que suivre ce tempo.
Mon cœur bouillonne quand Ethan passe ses bras derrière mes épaules et me redresse d'un seul geste. Ses yeux noirs de désir m'électrisent des pieds à la tête. Brusquement, mon homme me retourne et plaque son corps musclé contre mon dos nu. Sentir sa puissance me dominer de la sorte me transcende si intensément que je plonge dans un monde inconnu où rien d'autre que notre union n'existe. Ethan loge son visage au creux de mon oreille, son souffle chaud égrainant d'infinis frissons sur ma peau au moment où il me pénètre. Instinctivement je me cambre et il accroche ses mains rugueuses à mes hanches, intensifiant par la même occasion le plaisir qu'il me procure. Nous nous mouvons au même rythme, nos corps se répondant de la plus belle des manières. Le brasier s'enflamme et les flammes me ravagent. Je ne sens plus que les mains de mon homme, ses lèvres gourmandes et ses coups de rein entêtants. Le plaisir se fraie un chemin dans mes veines et bientôt, mon corps tout entier profite de cette sensation exquise que lui seul peut me procurer. Nos caresses s'accentuent, nos gémissements s'accélèrent, nos baisers s'approfondissent et notre point de connexion devient tout à coup le point de départ d'un feu d'artifice si explosif qu'un orgasme détonant dévaste l'entièreté de mon être.
Je sens mon homme trembler dans mon dos et je frissonne. Quand il pose son front sur mon épaule, ses lèvres happent la peau de ma clavicule et il ne peut s'empêcher de ronronner continuellement mon prénom. Je passe mes bras autour de son cou et me cambre de plus belle. Immédiatement, cette position intensifie le plaisir que nous savourons et nous libérons un grognement d'une seule et même voix. Nous restons dans cette position quelques merveilleuses secondes qui nous permettent de prolonger l'illusion que nous venons de créer. L'espace de quelques minutes, nous étions véritablement ensemble, l'un avec l'autre. Mais maintenant que le rêve s'évapore, un profond abattement s'empare de mon être quand la sensation térébrante de vide que je tentais vainement de repousser retrouve sa place douillette dans mon âme. Les pensées destructrices reviennent me tourmenter encore plus violemment et je replonge.
J'ai maintenant peur que mon homme décide de repartir encore une fois parce que je ne supporterai pas un nouvel abandon. Pour ne pas m'effondrer dans ses bras, je me redresse et renfile rapidement mes vêtements. Un malaise perfide virevolte entre nous mais Ethan me prend rapidement dans ses bras pour essayer de le repousser. En vain.
-On y arriver Candice, je te le promets.
Encore une autre promesse. Je lui offre un faux sourire et me dirige vers la sortie de son bureau, légèrement débraillée et les joues sans doute encore roses. Quand je referme la porte, j'aperçois Mme Saint-Martin au milieu du couloir qui me dévisage l'air grave une seconde. Je fronce les sourcils et la laisse venir à moi. Après avoir détaillé rapidement ma tenue, elle verrouille son regard au mien et me demande, de sa voix si chaleureuse :
-Candice, pourriez-vous me rejoindre dans mon bureau s'il vous plait ? J'aimerais faire le point sur quelques dossiers qui ont bien avancé en votre absence.
J'acquiesce et pars chercher mes notes afin de faire ce pour quoi je suis réellement venue ce matin : me plonger à corps perdu dans le travail.