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Vendredi 7 avril

                              

-Putain, non Candice n'y va pas ! Attends-moi, je vais rentrer plus tôt que pré...

                              

Je raccroche avant même d'avoir entendu la fin de sa phrase. De toute façon, c'est la même depuis trois jours. Ethan ne veut pas que je confronte mes parents seule et moi, je ne peux plus attendre. Ma santé mentale et physique est en jeu. Depuis qu'Olivia m'a dévoilé la vérité, je ne vis plus. Je réussis tout juste à me rappeler comment respirer. Alors je respire. Le reste n'existe pas. Mon corps fatigué et maltraité est parcouru d'une multitude de douleurs qui se sont infiltrées un peu partout et mon esprit n'est plus qu'un champ de bataille abandonné. De mes souvenirs et mes certitudes, il ne reste plus qu'un tas de cendres fumantes. 

                              

J'ignorais à quel point c'est dur de ne pas savoir qui on est, ni d'où on vient. Comment puis-je envisager un avenir si je ne sais même pas de quoi est fait mon passé ? Depuis mardi, je passe des heures devant mon miroir à me scruter et à m'interroger sans cesse. Est-ce que je tiens ma tignasse bouclée de mon père ? Ai-je hérité de la forme de ses yeux ? De ses pommettes saillantes ? De son caractère doux ? Du feu qui sommeille en moi ? Je ne sais pas. Et je ne le saurai probablement jamais. Je me sens totalement démunie face au reflet que mon renvoie le miroir parce que désormais, je ne me reconnais plus. 

                              

Je suis plus pâle que la lune et je tiens à peine debout. Mon teint gris est fané et j'ai arrêté d'espérer que quelque chose puisse encore éclore de moi. Les deux brindilles qui me servent de jambes me portent à peine et chaque pas que je fais me dérobe tant d'énergie que je ne prends même plus la peine de bouger. Quand les certitudes se disloquent pour laisser place aux interrogations, je parviens quelques fois à me trainer jusqu'à mon lit et à essayer de dormir. Mais le sommeil a lui aussi décidé de me laisser tomber. Alors j'enchaine les heures à essayer de me débattre avec toutes ces questions qui me persécutent sans arrêt et je continue de respirer. C'est la seule chose que j'arrive à faire à peu près correctement.   

                              

Je repense inlassablement au récit d'Ethan concernant sa mère et ses mots me convainquent que je dois connaître l'histoire de ma vie si je veux réussir à me relever. J'ai déjà gâché plus de vingt-sept ans à vivre dans l'ignorance et à encaisser des coups que je ne mérite pas, cela ne peut plus durer. Depuis des mois, je me détruis à petit feu pour une raison que j'ignore mais aujourd'hui je comprends que mon comportement n'est pas la conséquence d'un fâcheux problème mais bien d'un amoncellement de secrets, de non-dits et de culpabilité. Mon histoire personnelle a été bâtie sur les décombres d'un couple dont je ne connais rien. Honnêtement, qui a bien pu s'imaginer que laisser des débris à une minuscule petite fille était le meilleur cadeau de bienvenue à lui offrir ? Les ruines ne sont synonymes que de bataille, de défaite, de douleur et d'espoir sans lendemain. 

                              

Lorsqu'un nouveau vertige me prend par surprise, je comprends que cette situation ne peut plus durer. Ethan est censé rentrer ce weekend et il insiste pour que je l'attende avant de me rendre chez mes parents mais j'ai déjà bien assez attendu. Il n'est que 8h13 mais ma décision est prise. Je dois savoir, coûte que coûte. Je me lève, plus déterminée que jamais et j'enfile un sweat et un legging. Je ne me coiffe pas et ne prends pas la peine de me maquiller. Je ne veux plus faire semblant et je me fiche éperdument de ce que pourra bien penser ma mère. Ne me sentant absolument pas en état de conduire, je hèle un taxi et m'engouffre dans l'habitacle surchauffé. Le conducteur, Guy apparemment, essaie de me faire la conversation mais il comprend bien assez vite qu'il ne faut plus rien attendre de moi. Je l'entends grommeler que sa précédente cliente était bien plus agréable mais je m'en fiche. Je ne suis plus qu'une coquille vide qui a tari sa réserve de larmes. Je me force à fixer mon regard sur le paysage qui défile et je me mets à compter. Un, deux, trois, quatre... Il faut que les chiffres me fassent oublier et me rendent insensible. Vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf... Si je parviens à continuer comme ça, je pourrais peut-être m'en sortir. Quarante-cinq, quarante-six, quarante-sept... 

                                          

              

                    

Quand le taxi me dépose devant la maison qui a été témoin de mon enfance insignifiante, mon cœur enseveli sous une montagne de gravas décide de se réveiller pour me faire atrocement souffrir. Je prends alors conscience que lorsque je ressortirai d'ici, ce sera en mille morceaux. Je ne prends pas le temps d'inspirer profondément, de réfléchir ou de rassembler un semblant de courage. A quoi bon faire semblant d'être encore en état de me protéger ? Ma vie part en éclat et les millions de bris qui se dispersent autour de moi ne s'envolent pas. Ils se retournent contre moi et reviennent se planter sans répit dans mon âme. Je suis peut-être plus blanche qu'un fantôme mais à l'intérieur, ma chair est tapie d'un rouge sanguinolent qui n'augure rien de bon. 

Ma mère qui se matérialise sous mes yeux me fait comprendre que j'ai dû avancer jusqu'au porche puis toquer à la porte. Elle semble surprise mais je ne sais pas vraiment si c'est parce que je ressemble à une morte-vivante ou parce qu'elle s'imaginait ne pas me revoir de sitôt après notre dispute. Son regard impitoyable s'abat sur moi mais elle se contente de se décaler pour me laisser entrer, le regard totalement stupéfait. Machinalement, je m'exécute. Je pénètre dans l'entrée de cet antre de la froideur puis je traverse le couloir aux murs beiges. Déjà parfaitement apprêté, mon père trône sur le sofa en cuir du salon et balaie du regard les pages du journal qu'il tient entre les mains. Quand je m'avance vers lui, il se contente de lever un sourcil désapprobateur et continue sa lecture. Je m'assois fébrilement sur un petit fauteuil à sa gauche tout en triturant nerveusement mes doigts. Une affreuse nausée tourmente mon estomac vide si bien que j'ai toute la peine du monde à afficher un semblant de contenance. Ma mère s'installe aux côtés de mon père et me regarde fixement. J'ai tellement peur des mots qui vont fuser que je suis obligée de fermer brièvement les yeux pour rassembler le peu de courage qui me reste. 

Quand je rouvre les paupières, mon regard trébuche dans celui de ma mère et je frissonne. Pas parce que j'appréhende déjà le mal qu'elle va me faire mais parce qu'elle ne m'a encore jamais regardée de cette manière. Cette profondeur, cette résignation... je les découvre pour la première fois. Et j'en reste totalement hébétée. Un léger voile de vulnérabilité se pose sur ses iris éteints et je crois qu'elle s'évade alors pour quelques secondes dans un passé que je devine douloureux. Instantanément, je perds tous mes moyens. Je crois que j'aurais pu affronter sa facette dure et blessante mais je ne sais absolument pas comment me comporter avec cette femme sans armure. L'air que je retenais mes poumons meure tout à coup dans un souffle empreint de fatalité. 

Mon père brise le silence oppressant en froissant brutalement son journal. Il lâche un soupir théâtral avant de se tourner vers moi. 

-Bon, qu'est-ce-qui t'amène ici de bon matin ? Je croyais que tu ne voulais plus nous voir. 

Avant de lui répondre, je prends une seconde pour observer son visage en détails. Ses traits sont durs, secs et anguleux. J'ai devant moi un homme fort et charpenté que la vie n'a pas su ébranler. Ses yeux ne m'apportent aucune chaleur et je me demande alors si cela a toujours été le cas. Etait-il plus tendre lorsque je n'étais qu'un bébé ? Pourquoi m'a-t-il adoptée s'il a passé des années à me répudier ? Il se redresse légèrement de manière à me montrer son impatience. Recroquevillée au fond de mon siège, je ne comprends pas vraiment où je trouve le courage de me lancer. 

-Je... j'ai... j'ai parlé avec Olivia. J'étais pas bien... je... je voulais comprendre et elle m'a raconté. 

Mes mots meurent dans un souffle à peine perceptible qui me brûle la gorge. Tous mes membres crispés se perdent dans des tremblements déchirants. 

-Qu'est-ce que tu racontes ? On ne comprend rien à ton charabia ! beugle mon père, déjà agacé. 

A cet instant précis, j'ai l'effroyable sensation de plonger malgré moi dans une interminable chute qui va causer ma perte. Je vais m'écraser durement au sol, je ne vois aucune autre issue. Mais je crois que la seule raison pour laquelle je me lance quand même, c'est parce que quoiqu'il arrive je suis déjà anéantie à l'intérieur.

            

              

                    

-Elle m'a dit que tu m'avais adoptée. 

Au moment où j'énonce ces paroles, il se passe quelque chose d'étrange. Mes mots semblent fissurer les apparences tel un tremblement de terre saccagerait la quiétude d'un foyer qui se pensait à l'abri. Le visage de mon père s'empourpre tandis que les ongles de ma mère s'enfoncent dans le cuir du canapé. Ils échangent un bref regard confus avant de lier leurs paumes dans un geste incertain. Mon corps est totalement engourdi mais je ne suis même pas sûre que la vérité puisse me réanimer. 

-Qu'est-ce qu'elle t'a dit d'autre ? demande fébrilement mon père. 

-Rien. Si je suis venue ce matin, c'est pour comprendre. J'en... j'en ai assez qu'on se déchire perpétuellement. Je veux juste comprendre et... essayer d'avancer.

Ma mère reste silencieuse. Elle me dévisage, l'air totalement incrédule. Quand elle prend la parole, mon père se lève brusquement et quitte la pièce, comme s'il ne supportait déjà pas ce qui allait suivre. 

-Quand je suis tombée enceinte de toi, je ne te voulais pas. Je n'ai jamais compris l'expression « heureux évènement ». Ça n'en était pas un pour moi. C'est pas toi en particulier que je ne voulais pas, c'est d'un enfant en général. Je n'avais pas de place pour ça dans ma vie. Ma carrière commençait à décoller et celui que j'aimais était d'accord avec moi sur ce point. L'un comme l'autre, nous ne voulions pas d'enfant. Mais un jour... j'ai... j'ai découvert que j'étais enceinte. Et mon rêve s'est arrêté d'un coup. Il n'en voulait pas, il était catégorique et moi, je ne pouvais pas avorter. Je n'aurais pas pu me regarder dans une glace et de toute façon, ta grand-mère ne l'aurait jamais accepté. Alors j'ai été obligée de regarder celui que j'ai aimé de tout mon être faire ses valises et me quitter définitivement. Et j'ai dû endurer tous ces mois ignobles pendant lesquels mon corps s'est transformé alors que je ne le voulais pas. Je te sentais bouger mais je n'avais qu'une envie c'est que tu disparaisses. A cause de toi j'ai perdu l'amour de ma vie et je n'avais pas le droit de m'en plaindre parce que j'étais censée t'aimer plus que ma propre vie. Mais je n'y arrivais pas. 

Tout ce que je craignais d'entendre se matérialise et bientôt, je suffoque. Ma propre mère ne m'a jamais aimée. Ce n'est plus une hypothèse mais une certitude qui finit de me détruire définitivement. 

-Puis un jour... j'ai rencontré ton père. Je crois qu'il m'a aimée dès la première seconde et moi, j'ai aimé le fait qu'il m'aime. Ça me faisait du bien, j'avais l'impression de revivre enfin. Alors je l'ai laissé m'aimer et quand il m'a demandé de l'épouser, il a aussi décidé de t'adopter. Il ne m'a pas jugée, il t'a acceptée sans dire un mot. J'ai essayé Candice, j'ai vraiment essayé mais je n'y suis jamais parvenue. Dès que je te regarde, je le vois lui. Et je n'ai jamais cessé d'avoir mal depuis qu'il m'a quittée par ta faute. 

De cuisantes larmes dévalent mes joues et meurent dans mon cou, juste avant d'atteindre ma poitrine vide. Je me prends la tête entre les mains et je tente de toutes mes forces d'effacer ce qu'elle vient de dire mais c'est trop tard. Ses révélations et ses reproches sont maintenant imprimés à l'encre indélébile partout en moi. Ils ont sali l'air que je respire et je n'ai pas d'autre choix que de les laisser infiltrer sournoisement mes poumons pour finir de me disloquer totalement. Plus les dernières minutes tournent en boucle dans mon esprit, plus je me sens minable et sans aucune valeur. Je relève les yeux et pour la toute première fois de ma vie, je porte attention aux murs beiges qui m'entourent. Aucune photo n'est exposée. Mes parents n'ont jamais voulu se remémorer aucun souvenir parce que le passé les hante et nous détruit. Je me lève en titubant et ma mère me regarde faire sans rien dire, l'air contrit. Je dois quitter cette pièce au plus vite. Lorsque je retrouve l'air frais qui flotte dans le jardin, je prends une seconde pour essayer de me calmer et je respire. Sauf que cette fois encore, l'oxygène qui m'entoure me fait mal. Je croise le regard de mon père qui me toise d'un air dégoûté. Je n'ai pas le temps de dévaler le jardin pour m'enfuir qu'il m'assène le coup de grâce sans aucune pitié. 

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