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Lundi 3 avril

                              

Je ne m'étais jamais rendue compte à quel point une seconde peut durer une éternité. Quand on est heureux et insouciant, on les laisse filer sans réfléchir, profitant du moment présent avec légèreté. Quand on est enfermé dans une chambre d'hôpital, chaque minute qui passe paraît plus longue que la précédente. Je pourrais lire un magazine, allumer la télévision ou écouter de la musique mais quelque chose m'en empêche. Mon cerveau, je crois. Ce traitre. Ce vendu. Il m'oblige à ressasser les évènements précédents et je n'arrive pas à repousser ces souvenirs désagréables. 

                              

Aux alentours de 10h environ, une femme d'une cinquantaine d'années aux cheveux bruns, ternes et mal coiffés est entrée dans ma chambre. J'ai tout de suite repéré l'inscription sur son badge : « psychologue clinicienne ». Je crois qu'elle s'est présentée mais je ne l'ai pas écoutée. Je ne voulais pas entrer dans son jeu hypocrite. Je regardais seulement ses lèvres fines et pâles bouger, créer des sons censés m'apprivoiser en luttant contre son stratagème. Elle s'est ensuite installée sur un fauteuil à côté de moi et a attendu. De longues minutes. D'interminables minutes. Je la fixais et j'attendais moi aussi. Je n'avais aucune intention de briser le silence qu'elle avait instauré, patientant probablement jusqu'à ce que je daigne coopérer. Mais elle se fourrait le doigt dans l'œil ! Je n'ai pas coopéré. C'est elle qui s'est invitée dans ma chambre, c'est elle qui a décidé que me faire parler de choses intimes allait m'aider. Qu'elle se débrouille maintenant ! 

                              

Après plus de trente minutes d'un silence de plomb, elle a fini par faire résonner quelques mots contre les murs aseptisés de cette chambre. Elle m'a demandé si je savais pourquoi elle était là et j'ai immédiatement eu envie de lever les yeux au ciel face à son ton condescendant. Bon, peut-être qu'objectivement il n'était pas condescendant mais j'avais l'impression qu'elle me traitait comme une gamine. 

                              

-Le médecin que j'ai vu hier vous a demandé de me faire parler de mon comportement alimentaire. Mais je n'en ai pas envie. 

                              

-De quoi avez-vous envie de parler alors ? 

                              

-Avec vous ? De rien. Ne vous vexez pas mais je n'ai pas l'habitude de me confier à des inconnus. A personne en fait. 

                              

Elle s'est légèrement penchée vers moi quand j'ai prononcé ces derniers mots puis elle a capté mon regard fuyant. 

                              

-Il est peut-être temps d'essayer alors. Avec moi, vous pouvez tout dire. Je suis là pour entendre tout ce que vous n'avouerez jamais à personne, même à vous-même. Je vous offre un espace hors du temps où vous pouvez être vous même. Réfléchissez-y. 

                              

Je suis restée immobile, ressassant ses mots plus que je ne le voulais vraiment. Quand elle s'est levée, je n'ai pas pu m'empêcher de lui murmurer : 

                              

-Vous croyez qu'on peut vivre sans savoir réellement d'où on vient ? 

                              

Elle s'est alors doucement retournée et m'a sondée du regard. 

                              

-Je ne connais pas votre parcours mais je peux vous assurer que vous ne pouvez pas être pleinement heureuse quand des doutes commencent à s'immiscer dans votre histoire. 

                              

Elle a attendu que je lui réponde, sans doute que je me confie à elle mais je n'ai pas réussi. Je n'avais pas envie d'être là, je n'avais pas envie qu'elle soit là et je n'étais pas encore prête à faire voler en éclat mon armure. Elle m'a alors laissé ses coordonnées et m'a demandé de la contacter quand je serai prête. Depuis, je n'ai pas bougé d'un centimètre, scrutant nerveusement la petite carte cartonnée avec son nom et son numéro de téléphone. Je ne sais pas réellement pourquoi j'ai réagi ainsi, mon attitude ne me ressemblait pas du tout, moi qui suis habituellement si docile. Je crois en réalité que je me suis sentie menacée. Comme si en lui parlant, j'allais détruire le mur de pierre que j'ai construit pour me protéger et qu'il ne resterait plus que... moi. Une version nue, vulnérable, faible et perdue de moi. Et cette idée me terrifie. Parce que je ne suis plus vraiment grand chose en ce moment. 

                                          

              

                    

Les minutes s'enchainent sans que rien ne se passe. A part Gabriel et Ethan qui sont tous les deux au travail, personne n'est au courant de mon séjour ici. J'ai longuement hésité à prévenir mes amies ou ma tante mais pour cela, il faudrait leur expliquer ce qui m'a amenée ici et je n'ai pas encore trouvé les bons mots. Alors je préfère me contenter de ce silence angoissant et de ma migraine qui semble s'être trouvé un petit coin sympa qu'elle n'a pas envie d'abandonner. Je suis pratiquement en train de somnoler quand ma porte s'ouvre subitement. J'ai à peine le temps d'ouvrir les yeux que j'aperçois celle que je n'aurais jamais pensé retrouver ici me foncer dessus. 

-Putain mais Can-can, qu'est-ce que tu fous ici ? 

Cassiopée, le visage en feu et le regard hagard, se poste à côté de moi, les mains sur les hanches. Maxime, calme et doux comme toujours, se positionne à sa gauche et lui attrape délicatement la main. Aussitôt, elle se radoucit légèrement et son visage se pare d'une teinte plus fragile. Je remarque que son corps est paralysé, comme si elle n'osait pas esquisser le moindre geste dans ma direction et mon cœur se serre instantanément. Jamais elle n'aurait agi de cette manière avant, elle m'aurait plutôt englouti dans une étreinte aussi étouffante que réconfortante. 

-Comment tu te sens ? 

-Ça va, ne t'inquiète pas. Comment as-tu su que j'étais ici ? 

-C'est Gabriel qui m'a prévenue. Il a pensé que j'aimerais savoir ce qu'il t'est arrivé et il a eu raison. 

-Ah bon ? Parce que tu te préoccupes de moi ? Je ne suis plus une salope qui te déçoit et qui devrais avoir honte d'elle ? 

Cassiopée baisse immédiatement les yeux quand elle m'entend. Ses sourcils se froncent et la connaissant, je sais parfaitement que même si elle regrette ses propos, elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas laisser sa colère exploser. Parce que c'est comme ça qu'elle fonctionne, elle préfère cacher ses faiblesses derrière sa colère. Mais aujourd'hui, Maxime est là et il parvient à la canaliser simplement par son pouce dessinant de tendres volutes sur sa main. Je l'observe la regarder intensément, comme s'il lui transmettait silencieusement sa sagesse et tout à coup un miracle se produit. 

-Je... j'ai... j'ai merdé Can-can. 

Sauf que je ne crois pas aux miracles. 

-C'est le moins que l'on puisse dire Cass. Écoute, c'est gentil d'être venue mais je n'ai pas la force pour tout ça, pas aujourd'hui. 

Je crois apercevoir une lueur de tristesse et de déception dans ses yeux mais elle est si fugace que je ne sais plus si je ne l'ai pas rêvée. 

-Bientôt alors ? m'interroge-t-elle d'une petite voix fluette. 

Pour la toute première fois depuis des mois, j'ai enfin l'impression qu'elle prend conscience de la situation et qu'elle a peur de me perdre. J'ai tout à coup la sensation qu'un filet d'espoir nait entre nous, comme une lueur inespérée traverserait le ciel orageux d'une journée morose. J'autorise alors enfin mes iris à retrouver les siens et lui répond, un faible sourire étirant imperceptiblement mes lèvres vers le haut : 

-Bientôt. 

Sa main presse brièvement la mienne avant qu'elle ne disparaisse dans le couloir, sans doute gênée par ce petit moment de faiblesse qu'elle n'a pas l'habitude d'exhiber. Maxime se penche sur moi et dépose un délicat baiser sur mon front avant de chuchoter : 

-Ne tire pas un trait sur vous, elle regrette et tu lui manques. 

L'émotion me submergeant soudainement, je suis incapable de lui offrir autre chose qu'un regard reconnaissant. Mon ami se redresse et me dégaine un petit clin d'œil quand j'entends derrière lui quelqu'un pénétrer dans ma petite pièce. Mon cœur s'emballe immédiatement et sans même le voir, je commence à paniquer silencieusement quand je réalise que l'objet de ma dispute avec Cassiopée s'est matérialisé. Malgré le bip des machines et les bruits dans le couloir, j'entends chacune des inspirations brusques d'Ethan, chacune de ses expirations contrôlées et chacun des battements inquiets de son cœur. Je reconnais avant même qu'il n'agisse qu'il est en train d'user de tout son self-control pour ne pas foncer sur Maxime et l'éloigner de moi. Je presse une demi-seconde les paupières, priant pour que cette rencontre ne vire pas au cauchemar. 

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