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-Ca ne te regarde pas.
Gabriel détourne le regard pour que je ne découvre pas la peine que je viens de lui infliger mais je n'ai pas besoin de lire dans ses prunelles pour savoir que je l'ai chagriné. Ses épaules se crispent légèrement mais je suis trop fatiguée pour affronter mes démons ce soir et il n'est pas la personne à qui j'aimerais dévoiler la part la plus sombre de mon âme. A vrai dire, quand j'y pense, je ne sais même pas si cette personne existe. Je n'en serais sûrement pas là si c'était le cas.
La nuit tombe rapidement, l'obscurité ayant décidé de plomber encore plus notre soirée désastreuse. Le silence est notre fidèle compagnon, seul le bip des machines auxquelles je suis reliée donne le tempo de notre malaise. Une infirmière débarrasse le plateau repas auquel je n'ai pas touché et informe Gabriel que l'heure des visites est terminée. Lorsqu'il se penche pour me déposer un léger baiser sur la joue, son murmure taquine mon oreille et le flottement de gêne s'éparpille au loin.
-Je ne voulais pas te faire de peine.
-Je sais.
Je le regarde quitter ma chambre et décide de me lever, histoire de dégourdir mes muscles. Quand j'essaie de tenir fermement debout, je réalise que mon corps est devenu mon ennemi. Je l'ai maltraité, abimé, négligé et aujourd'hui, il se rebelle. Il me fait payer mes choix discutables mais malgré la douleur que le terrassement fait naitre en moi, je ne regrette rien. Je sais que je ne serais pas parvenue à traverser toutes les épreuves auxquelles j'ai du faire face si je ne l'avais pas transformé en un bloc vidé de toute âme.
Alors que la télévision tente d'assourdir mes pensées tyranniques qui dévient inévitablement vers le silence d'Ethan, une pulsion soudaine me pousse à chercher mon téléphone pour essayer de le contacter. Je presse le bouton d'appel et une infirmière se présente seulement quelques secondes plus tard. Elle m'informe qu'aucune affaire personnelle n'a été déposée à mon attention. La déception que je ressens quand je réalise que je vais encore devoir affronter les heures à venir seule est insoutenable. C'est en étouffant silencieusement mes sanglots que je m'endors.
L'absence de mes proches s'incruste dans chaque centimètre de mon âme. Cette nuit-là, je ne dors pas. Ce matin-là, je ne mange pas. Ce midi-là, je ne parle pas. La tristesse et la solitude sont maintenant ancrées au plus profond de moi, me ramenant aux pires heures de mon adolescence. Comme à mon habitude, je me recroqueville, je me tais et je tente de m'oublier. Je ne parviens même pas à m'évader alors je ne pense à rien d'autre qu'au blanc des murs qui m'oppressent. Soudain, les flammes de mon enfer qui se rapprochaient dangereusement de moi s'éloignent quand Gabriel revient me rendre visite. Cependant, elles ne disparaissent pas, non ce serait bien trop facile. Elles décident donc de se tapir dans les tréfonds de mon être pour me rappeler que quoiqu'il arrive, quoi que je fasse, où que sois et peu importe avec qui, elles seront là pour m'engloutir au moment où je serai tellement faible que mes dernières forces ne me serviront qu'à fermer les yeux et attendre que ce qui orne ma coquille pratiquement vide ne se consume sournoisement.
En posant sa main sur mon bras, Gabriel me reconnecte pour quelques heures avec la réalité. Je ferme les yeux et dois me faire violence pour supporter la sensation brûlante d'être vivante qui veut me berner. On est vivant quand on est entouré, aimé, écouté et soutenu. Je ne suis rien de tout cela. Alors je ne mérite pas cet espoir et cette douceur qui accompagnent toujours Gabriel.
-Tiens, je t'ai apporté quelques aff...
Il n'a pas le temps de terminer sa phrase qu'une tornade brune ouvre brusquement la porte et engloutit son corps puissant dans ma petite chambre. Immédiatement, l'air se charge d'une tension particulière, mêlant la gêne qui émane de Gabriel, la peur qui se propage dans les yeux d'Ethan et le manque couplé au ressentiment que je ne peux pas m'empêcher de ressentir. Les prunelles affolées de mon compagnon ne me quittent pas une seule seconde quand il avance à grandes enjambées pour mettre au tapis cette distance qui nous sépare. Ses deux grandes mains à la peau rêche se posent sans la moindre délicatesse de part et d'autre de mon visage et ses lèvres avides de mes baisers s'écrasent durement contre les miennes. Malgré tout ce que je ressens à son égard depuis hier, je ne peux retenir mes paupières qui se ferment pour se délecter plus intensément de cette sensation planante. Quand sa langue caresse ma lèvre inférieure, j'ai tout bonnement l'impression de rentrer enfin à la maison. Mon cœur me fait mal sous la peau de mon sein. Il bat avec une puissance dévastatrice qui ne peut que nous mener au bord du précipice. Au moment où je relâche tout l'air bloqué dans mes poumons depuis que ma vie part doucement mais sûrement en vrille, Ethan ne pose aucune question et l'aspire pour se nourrir de tout ce qu'il a manqué.
Après quelques secondes de fougue mêlées de peine, Ethan décolle ses lèvres charnues et s'éloigne d'un pas. Je ne suis plus très certaine de pouvoir supporter de le perdre de la sorte à chaque fois.
-Putain Candice, qu'est-ce qu'il se passe ?
Son regard est fou. Ses mains tiraillent durement ses mèches brunes. Ses poings sont blanchis tant il les serre fort. Ses muscles sont tendus, durs, forts et froids. Et moi, je ne sais même pas quoi lui répondre.
-Et qu'est-ce qu'il fout là, lui ? peste-t-il en désignant Gabriel. Pourquoi est-ce que c'est lui qui m'a appelé avec ton téléphone ?
Ses mots plein de rage ont tellement de mal à passer la barrière de sa mâchoire serrée que lorsqu'ils quittent ses lèvres, il fusent sur moi et s'écrase violemment contre mon cœur en créant de nouvelles cicatrices indélébiles.
-Parce que lui au moins était présent quand j'ai eu besoin de lui.
Mon murmure si faible résonne violemment en lui. Ses yeux arrêtent de virevolter dans tous les sens et se figent brusquement au loin, percutés par une vérité douloureuse qu'il ne peut pas réfuter.
-Je vous laisse un moment.
J'entends Gabriel quitter ma chambre mais je ne le vois pas. Je ne distingue que la culpabilité et l'impuissance se disputer le corps de mon homme. Il se tient toujours à quelques centimètres de mon lit mais cette distante minime représente à elle seule le vide qui se creuse chaque jour un peu plus entre nous. Même si je me sens extrêmement faible physiquement, même si j'ai mal au plus profond de ma chair martyrisée, même si j'ai l'impression que mon ventre est rempli d'acide, ces douleurs ne sont rien à côté de celles qui tapissent mon cœur.
-Je... je... je te jure que je ne pouvais pas Candice...
Je détourne le regard en soupirant silencieusement. Les quelques pas qu'il fait pour se rapprocher de moi me font autant de mal que de bien. J'ai mal quand il est loin de moi et destiné à une autre. Je souffre quand il est près de moi et si inaccessible. Quand cessera cette douleur qui tire mon cœur au plus profond de la noirceur de ma peine ?
Ses doigts peu assurés se posent sur mon avant-bras et parsèment ma peau de timides caresses. Doucement, son torse sculptural se penche sur moi et m'enveloppe dans sa bulle protectrice qui m'a tant manqué. Je ne peux pas lutter contre mon corps qui réclame le sien ni contre mon cœur qui ne bat vraiment qu'auprès du sien. Je souffle, vaincue.
-Candice, explique-moi ce qu'il t'est arrivé ? susurre-t-il contre mes lèvres haletantes.
Cette fois, son baiser se fait tendre et sensuel. Je frémis quand je sens sa main effleurer la peau de mon cou et s'agripper doucement à moi. Son odeur m'enivre et me sort progressivement des ténèbres qui m'aspiraient dangereusement. Je plonge mes doigts dans ses cheveux ébouriffés et me cambre imperceptiblement pour connecter mon corps au sien. J'en ai besoin. J'en ai terriblement besoin.
-S'il te plait...
Sans défaire notre étreinte, je fais glisser mes mains dans son cou pour me raccrocher à lui. Puis, je ferme les yeux et lui explique ce qui m'a amenée ici. Plus mes mots lui parviennent, plus son corps se crispe. D'abord de colère quand j'évoque l'attitude de mes parents. Ensuite de culpabilité quand je lui parle de tous mes appels restés sans réponse. Enfin d'affolement quand je lui explique la fatigue et les maux que je ressens partout en moi. Quand je termine mon monologue, Ethan se redresse, verrouille son regard au mien avant de raffermir sa prise de part et d'autre de mon visage. J'inspire l'air qu'il expire et c'est tout l'oxygène dont j'avais besoin.
-Je... Candice... il... il faut que tu arrêtes maintenant. S'il te plait, arrêtes de te faire du mal...
Il me semble que ses yeux s'humidifient mais je n'en suis pas sûre parce que les miens nagent déjà dans l'émotion. Soudain, le médecin que j'ai rencontré hier brise ce moment à cœur ouvert en pénétrant dans ma chambre.
-Bonjour mademoiselle Dumin, nous avons vos résultats. Bon... vous souffrez de diverses carences et d'une hypoglycémie aggravée. Votre bilan sanguin est préoccupant et j'aimerais discuter avec vous de votre comportement alimentaire. Mangez-vous régulièrement et à votre faim ?
-Oui.
J'entends Ethan grogner à côté de moi mais je l'ignore.
-Vous imposez-vous des restrictions alimentaires drastiques ?
-Non.
La main d'Ethan broie la mienne mais je ne tourne pas la tête.
-Avez-vous déjà été victime de malaises ou au contraire d'hyperactivité ?
-Non.
L'orage qui grondait jusque là éclate maintenant violemment. Ethan lâche brusquement ma main et explose, lançant des éclairs avec ses mots, comme s'il ne pouvait plus se contenir.
-Putain mais non ! Tout ça n'est qu'un ramassis de conneries ! Elle ne mange plus, plus du tout vous m'entendez ? Elle s'est déjà évanouie et au contraire, elle a souvent des moments où on dirait qu'elle est boostée aux vitamines. S'il vous plait, docteur, aidez-nous parce que je ne sais plus quoi faire !
-Ethan ! Arrête ça tout de suite !
-Non Candice, je ne me tairai pas. Tu ne comprends pas que ce séjour à l'hôpital est un avertissement ? Je... je supporte plus de te voir dépérir tous les jours un peu plus. S'il te plait Candice, dis-lui. Dis lui tout. S'il te plait...
Je me sens trahie et à la fois totalement perdue. Ethan n'avait pas le droit de me dénoncer de cette manière mais la peur et l'impuissance que ses iris noisette me transmettent sont si transcendantes que j'en reste coite. J'ai l'impression d'être mise à nue au milieu de la foule et de ne plus pouvoir me cacher. Mes pires secrets, mes facettes les plus honteuses sont maintenant exposés et je suis plus vulnérable que je ne l'ai jamais été. Je crois que je tremble mais je ne sais plus. J'ai peur. Peur de ce qui va se passer quand mon système de protection me sera retiré. Peur du monde extérieur et de son jugement. Mais surtout, j'ai peur qu'Ethan sois dégouté par celle que je suis réellement.
Le médecin doit certainement comprendre que je ne suis pas encore prête à revenir sur mes réponses puisqu'il s'immisce dans notre silence pour l'alléger.
-Bon, voilà ce que je vous propose : vous allez passer une autre nuit ici et demain, nous vous proposerons de rencontrer la psychologue clinicienne qui travaille avec nous. Nous pourrons mieux vous aider ainsi.
Il me semble qu'après avoir prononcé ces mots, il quitte la pièce. Mon regard ne s'est jamais détaché de celui d'Ethan depuis qu'il a extériorisé ses craintes et je suis comme hypnotisée par les sentiments ambivalents qui ricochent entre nous. Pour la toute première fois depuis que nous sommes ensemble, sa présence ne m'apaise pas totalement. Et j'ai beau me raccrocher de toutes mes forces à ses bras, à son cou, à ses lèvres et à ses prunelles inquiètes, rien n'y fait. Cette constatation me terrorise.
-Tu n'avais pas le droit de me trahir comme ça Ethan.
Mes mots froids et distants semblent le blesser mais je m'en fiche. Il m'a trahie.
-Je l'ai fait pour ton bien. Il fallait que ce médecin connaisse la vérité. Il faut que ça cesse...
Je tourne la tête pour quitter son regard pénétrant qui tente de me convaincre que me trahir était une bonne chose. Je lui en veux terriblement. Mais quand il pose sa main sur mon bras, je dois me mordre la langue pour ignorer les picotements que je ressens jusque dans mon bas ventre. Après quelques minutes pesantes, la voix rauque d'Ethan tente d'alléger l'atmosphère.
-Je suis fier que tu aies tenu tête à tes parents.
-Ce n'était pas facile. Mais ça ne pouvait plus durer, je lui réponds d'une voix lasse.
Un court silence s'installe, le temps qu'Ethan blottisse mon corps contre son torse et passe doucement sa main droite sous le tissu de mon t-shirt pour cajoler ma peau froide. Petit à petit, grâce à ses gestes tendres, je parviens à retrouver mon homme. Pas celui qui m'a laissée tomber ce weekend mais celui dont le regard brille d'une lueur interdite lorsque je me tiens à ses côtés. Je sais d'avance que l'espoir qui nait entre nous va une fois de plus me désintégrer mais je ne suis pas assez forte pour le repousser.
-Est-ce que... tu... je veux dire, est-ce que tu sais pourquoi ils agissent comme ça avec toi ?
-Non, tout ce que je sais c'est qu'ils ont toujours été comme ça.
-Il faut que tu découvres les vraies raisons de leur comportement. Sinon, toute cette merde recommencera un jour ou l'autre.
Je souffle, déjà terrassée par la simple idée de devoir à nouveau confronter mes parents. Comprenant la douleur qui me tiraille sans discontinuer, Ethan plaque sa main derrière ma tête et enroule son index dans mes boucles. Il baisse le visage jusqu'à ce que son souffle chaud et aimant me dévoile une nouvelle partie de son histoire.
-Tu ne peux pas rester dans l'ignorance Candice. Tu ne peux pas aller de l'avant sans connaître ce qui te retient en arrière. Je... je n'ai découvert qu'à mon adolescence que... que ma... que ma mère m'avait abandonné. Pendant toute mon enfance, mon père m'a fait croire qu'elle était en voyage, qu'elle travaillait trop loin pour nous rendre visite mais qu'elle pensait très fort à nous. J'ai attendu des jours, des mois, des années. J'ai espéré qu'elle revienne à chaque seconde de chaque minute de chaque putain de jour. J'ai très souvent pété un câble, ne comprenant pas pourquoi mes foutus copains avaient droit à une mère mais pas moi. Je ne comprenais pas Candice... je ne comprenais pas. Alors je faisais des conneries. Un tas de conneries. Je mettais mon père dans la merde, je me mettais en danger et je cherchais à frôler la mort parce que je m'étais mis en tête que s'il nous arrivait une urgence gravissime, elle n'aurait pas d'autre choix que de revenir.
Sa voix se brise légèrement et sa poigne se resserre dans ma chevelure emmêlée mais il continue à m'ouvrir son cœur de petit garçon malmené par la vie. Je sens le mien se briser à chacun de ses mots et je m'accroche encore plus à lui, comme si je pouvais l'empêcher de sombrer.
-Cette putain d'attente a pris fin quand j'avais treize ans. Mon père, totalement à bout de nerf, a fini par tout m'avouer. Leur vie crasseuse pleine de drogue quand ils avaient dix-neuf ans. Leurs dettes et leur irresponsabilité. Leur grossesse accidentelle. Leur panique et leurs inquiétudes. Ma naissance. Mon placement chez mes grands-parents jusqu'à mes trois ans. Sa cure de désintox qui n'a marché qu'un temps. La fuite de ma mère, trop accro à l'exta et aux amphèt' pour se rappeler qu'elle avait un fils. La galère quand il m'a récupéré. Le refus de ma mère de revenir. Et notre quotidien pourri qui ne nous a jamais quitté.
De toutes petites larmes naissent sous mes paupières, la peine que je ressens émaner d'Ethan se logeant directement sous ma peau. Je sais combien il est difficile pour lui de me parler de sa mère. C'est le seul sujet qu'il a toujours refusé d'aborder mais aujourd'hui, il m'ouvre son cœur et me demande silencieusement d'accepter son aide. Je suis totalement perdue, les émotions et les ressentiments ancrés en moi depuis plusieurs jours m'empêchant de trouver les mots. Les mots justes, les mots beaux, les mots guérisseurs, les mots enchanteurs, les mots porteurs d'espoir. Alors je me contente de me blottir encore plus fort contre lui et de laisser mon cœur battre au même rythme que le sien. Et je crois que cela lui suffit, pour l'instant.
-Quand... quand j'ai découvert mon histoire, j'ai arrêté les conneries. J'ai compris que c'était fini, qu'elle ne reviendrait pas, que je n'en valais pas la peine. Alors j'ai rangé toute cette merde dans un coin verrouillé de ma tête et je n'y ai plus retouché jusqu'à aujourd'hui. Ensuite, j'ai... j'ai essayé d'aider mon père qui sombrait jour après jour et la suite tu la connais. Si... si je te dis tout ça, c'est parce que quelque soit ton histoire de merde à toi, il faut que tu la connaisses. Elle est peut-être pourrie mais une fois que tous ces non-dits auront explosé, tu pourras mieux gérer tout ça. S'il te plait Candice... fouille, déterre, affronte et libère-toi.
-Je ne me sens pas capable de le faire seule.
Ma toute petite voix tremblante et mon cœur déjà terrorisé le font frémir. Pour toute réponse, Ethan se détache légèrement de moi pour poser ses mains sur mes joues et planter son regard déterminé dans le mien. Je ne respire plus, je n'espère plus que lui pour me rappeler comment affronter cette multitude de secondes terrifiantes qui m'attendent déjà. Quand ses lèvres aussi douces que du velours effleurent les miennes, je l'entends susurrer « je serai là ». Mais au lieu de découvrir le goût du soulagement, c'est celui du doute qui s'infiltre vicieusement sous ma peau.