1
Samedi 1er avril
Une douleur atrocement lancinante s'écrase contre mon crâne. J'ai l'affreuse sensation qu'un marteau piqueur prend un malin plaisir à défoncer continuellement ma tête, sans jamais s'arrêter. Mes paupières sont closes et j'aimerais vraiment les ouvrir pour comprendre d'où vient ce vacarme mais la nausée qui tourmente mon estomac me convainc de rester dans le brouillard. Je laisse passer quelques minutes sans bouger mais la sensation plus que désagréable qui tabasse ma boite crânienne commence à me faire si mal que ça en devient vite intolérable. Et soudain, je panique.
Que se passe-t-il pour que j'aie autant mal ? Que m'est-il arrivée pour que je me retrouve dans cet état ?
Je rassemble toutes mes forces pour ouvrir les yeux et lorsque mes iris rencontrent la luminosité agressive de cette petite pièce aux murs blancs, la douleur insupportable dans mon crâne s'accentue encore un peu plus. Je plisse les paupières pour tenter d'adoucir mon mal mais ma vaine tentative ne fonctionne pas du tout. J'observe lentement le lieu dans lequel je me trouve et mon rythme cardiaque commence à s'affoler lorsque je réalise que je ne le reconnais pas. Je suis apparemment allongée dans un lit étroit aux draps blancs, dans une petite pièce qui ressemble à s'y méprendre à une chambre d'hôpital. Les machines qui bippent ainsi que les tuyaux à ma droite me font rapidement comprendre que j'ai vu juste. Mais qu'ai-je fait pour atterrir ici ?
Mes yeux fouillent la pièce vide mais je n'ai pas le temps de laisser l'angoisse me faire disjoncter que la porte de ma chambre s'ouvre. Je tourne la tête vers la gauche pour entrapercevoir brièvement Gabriel mais la douleur qui martèle mon crâne s'intensifie à nouveau et je grimace. Il s'empresse de venir à mon chevet et, à travers mes yeux à demi clos, je remarque aisément l'inquiétude qui lui barre le front. Rapidement, il tend le bras dans ma direction mais il me semble qu'il hésite avant de poser sa main sur ma joue. Quand sa paume fraiche rencontre ma peau tiède, je frissonne. Je ne me sens pas bien mais cet élan de douceur me permet de ne pas flancher.
-Comment te sens-tu ? me demande-t-il sur un ton légèrement affolé.
-Bof.
-Tu veux que j'appelle une infirmière ? Tu as mal quelque part ?
-Explique-moi ce que je fais ici s'il te plait.
Chaque mot, chaque son que nous prononçons est comme une torture pour mon esprit dévasté par la douleur mais je veux absolument comprendre pourquoi j'ai atterri ici.
-Tu ne te souviens de rien ? Tu es arrivée chez moi tout à l'heure, tu n'étais pas bien et alors qu'on discutait dans ma cuisine, tu t'es effondrée. Je n'ai rien compris à ce qu'il se passait !
Je ferme les yeux en écoutant sa réponse, la luminosité exacerbée par les néons au plafond brutalisant beaucoup trop mon crâne. Petit à petit, les souvenirs me reviennent. Je me rappelle de l'angoisse, de la douleur et de la solitude qui m'ont assaillie quand j'ai quitté le restaurant. Je me rappelle avoir eu besoin du réconfort de mon homme sans parvenir à le trouver pendant que mon corps commençait à me lâcher. Je crois que quelques larmes amères perlent aux coins de mes yeux mais elles n'ont même plus la force de rouler sur mes joues. J'ai placé tellement d'espoir et d'amour dans cette relation que la chute devient bien trop abrupte.
D'autres souvenirs affluent maintenant et je revois la scène, limpide comme de l'eau de roche. Je suis arrivée chez Gabriel les yeux ravagés par les trop nombreuses larmes que j'ai versées dans ma voiture, totalement chamboulée par ma dispute avec mes parents et par le silence de mon compagnon. Comme à son habitude, il m'a accueillie les bras ouverts et m'a enveloppée dans sa douceur. Il n'a pas cherché à me faire parler, il a simplement attendu que je sois prête à lui ouvrir ce qu'il reste de mon cœur bien trop meurtri. Sauf que je n'ai pas eu le temps de mettre des mots sur mon état que j'ai senti mon corps me lâcher. Tout à coup, c'est comme si mon corps était devenu un poids mort destiné à s'écraser violemment au sol sans que je ne puisse le retenir. Je ne maitrisais plus rien, je tombais lentement, durement, violemment et je n'avais même pas envie de me retenir. La dernière chose dont je me souvienne, ce sont les battements totalement irréguliers de mon cœur qui abimaient ma poitrine et le bruit assourdissant de ma tête frappant le carrelage à pleine vitesse.
-Candice ? Tu m'entends ?
La voix terrifiée de Gabriel me sort de mes pensées et je me force à le rassurer de mes petits yeux éteints. Comprenant sans doute que je ne me sens pas bien, Gabriel quitte ma chambre et revient quelques minutes plus tard accompagné d'une infirmière en blouse blanche. Tout en m'interrogeant sur mon état et mes ressentis, elle jette un œil aux machines auxquelles je suis reliée et pianote à plusieurs reprises sur certaines d'entre elles. Elle m'administre un antalgique qui fort heureusement fait rapidement effet.
Alors que je me mets à comater sans réellement m'en rendre compte, je vois du coin de l'œil Gabriel tirer un fauteuil et s'installer à ma gauche. Sa main hésitante se pose sur la mienne et il reste dans cette position un long moment, sans rien dire. De temps à autre, je sens son regard sur moi, son souffle frôler la peau de mon bras ou son pouce caresser ma paume mais je ne dis rien. Je reconnais sa sollicitude ainsi que sa douceur mais aujourd'hui, je ne me sens pas à l'aise. Je ne sais pas où en est Gabriel à mon égard mais pour ma part, mon cœur appartient à un autre même si ce dernier n'en a apparemment que faire. Ne souhaitant pas rendre ce moment encore plus gênant, je me tourne vers lui et lui chuchote d'une petite voix :
-Merci pour tout ce que tu fais pour moi Gabriel. Tu sais, je... je ne veux pas te paraître impolie mais... je ne veux pas reproduire les mêmes erreurs à nouveau avec toi.
Le regard interloqué de Gabriel plonge dans le mien mais à la seconde où il comprend ce que je veux dire, il retire brutalement sa main, comme si ma peau le brûlait tout à coup. Un malaise nait dans mon ventre douloureux et se répand dans mes veines, me convainquant que j'ai encore une fois mal agi avec lui. Je baisse les yeux mais Gabriel reprend vite la parole.
-Non Candice, je... excuse-moi si mon attitude te paraît ambiguë mais je... je voulais seulement te réconforter.
Nous sommes tous les deux extrêmement gênés, nous ne savons plus comment agir et nous surinterprétons tous nos gestes. Entre nous, un gouffre s'est creusé. Chaque seconde qui passe se fait plus pesante que la précédente. J'ai mal au corps et au cœur.
-Candice, regarde-moi.
Je me fais violence pour soutenir son regard mais je dois avouer être surprise quand je le découvre rassurant et légèrement empoté.
-Je te promets que tout cela est derrière moi. Je ne vais pas te mentir, ça n'a pas été facile de t'oublier et ce que j'ai appris dernièrement ne m'a pas aidé, c'est sur mais... j'ai compris. Tu ne m'as pas aimé comme moi je t'ai aimée. Je ne t'en veux pas, c'est un risque qu'on accepte tous de prendre quand on tombe amoureux.
Ces derniers mots résonnent d'une manière très particulière en moi. Je ne peux pas m'empêcher de faire le parallèle avec mon histoire avec Ethan. S'il ne fait aucun doute que je l'aime du plus profond de mon âme, je ne crois pas que ce sentiment soit réciproque. J'ai bien sûr conscience qu'il tient à moi mais je ne pense pas qu'il m'aime comme moi je l'aime. Que chacun de mes souffles puisse devenir son oxygène. Que chacun des battements de mon cœur puisse insuffler ce souffle de vie qui nous donne envie d'ouvrir les yeux chaque matin. Que le simple son de ma voix puisse apaiser ses démons même les plus profondément enfouis. Cette idée me tue violemment mais je ne dis rien, j'ai trop de respect pour Gabriel pour m'épancher sur mes problèmes de cœur. Heureusement, il met fin à ma torture silencieuse en continuant de parler, les yeux baissés sur ses doigts qui jouent distraitement entre eux.
-J'ai... j'ai rencontré quelqu'un. Je n'en ai parlé à personne encore. Je... j'ai aucune idée si c'est réciproque ou pas mais... j'arrive pas à me la sortir de la tête. C'est bête hein ?
Bizarrement, je sens mon cœur se réchauffer à l'entente de ces mots. J'ai toujours apprécié Gabriel et je ne connais personne qui ne mérite plus de trouver l'amour que lui. Cet homme doux, sincère et tendre sera l'homme parfait pour celle qui saura voir la beauté de son âme. Je ne lui étais simplement pas destinée.
-Ca n'a absolument rien de bête Gabriel. Raconte-moi tout.
Ma voix faible et légèrement éraillée dénote avec l'engouement que j'aimerais lui transmettre mais il ne m'en tient pas rigueur. Je vois ses lèvres fines se retrousser légèrement tandis que son regard penaud est toujours rivé sur ses doigts. Après quelques instants silencieux, il finit par reprendre la parole et doucement, la douleur qui martyrise mon cerveau commence à s'éloigner.
-Quand tu m'as quitté, j'étais... vraiment mal en point. Je me suis abruti de travail pendant des semaines pour éviter de penser, de ressasser, de ressentir. J'ai enchainé les déplacements et les chantiers. C'est comme ça que je l'ai rencontrée. Elle est maitresse dans une école primaire et moi, j'ai passé trois semaines à refaire toutes les installations électriques de cette école. Rapidement, elle... elle m'a rejoint tout les jours pour déjeuner et on a parlé. Beaucoup parlé. Je sais pas comment ni pourquoi mais elle me regarde comme jamais personne ne m'a regardé.
La flamme incandescente qui allume son regard depuis qu'il parle de sa promise annihile immédiatement la pointe de culpabilité qui commençait à pointer le bout de son nez dans mon coeur.
-Je suis très heureuse pour toi Gabriel, vraiment.
Je parle si bas, si doucement, avec tant de peine dans la voix que je ne sais pas s'il m'a entendue. Son regard est lointain et je devine où il s'en est allé : auprès d'elle.
-Elle est... belle. D'une vrai beauté naturelle, sans artifice. Son visage est doux mais ce qui la rend tellement belle c'est la beauté de son âme qui se reflète dans ses sublimes yeux bleu turquoise. Quand je suis près d'elle, je vogue toujours dans son lagon réconfortant. Le seul petit problème c'est qu'elle... elle est anglaise à la base. Elle n'est en France que pour effectuer un stage de quelques mois.
Une tristesse profonde ternit immédiatement sa voix quand il évoque cette échéance mais je n'ai pas le temps de réfléchir aux mots qui pourraient le consoler que la porte s'ouvre pour laisser place à un jeune médecin en blouse blanche.
-Bonjour Madame Dumin, comment vous sentez-vous ?
Je me redresse et me force à garder les yeux ouverts mais ces simples petits mouvements ravivent la nausée qui me détruit de l'intérieur.
-Pas très bien. Je ne comprends pas pourquoi je suis si mal.
-C'est ce que nous cherchons à savoir. Nous vous avons prélevé quelques tubes de sang pour faire une analyse complète de votre système sanguin. Nous vous avons également fait passer un examen pour votre tête mais fort heureusement, le choc que vous avez subi ne vous laisse qu'une belle commotion sans gravité. Reposez-vous ce soir, n'hésitez pas à prévenir mes équipes en cas de douleur et je reviendrai vous voir demain avec vos résultats.
Je remercie le médecin qui prend congé sans attendre. Le regard de Gabriel se plante immédiatement dans le mien et le tracas que j'y lis me fait comprendre que je vais devoir attendre encore un peu avant d'aspirer au répit.
-Que s'est-il passé pour tu te mettes dans cet état Candice ?
Je souffle quand les pensées que j'espérais tant tenir éloignées de moi s'invitent à nouveau dans mon esprit déjà à terre. Je lui parle brièvement de mes parents et de notre confrontation mais je garde le nœud de l'histoire pour moi. Ressentir est une chose. Enoncer et devoir subir la force des mots qui rendent tout plus réel, plus cru, plus déchirant en est une autre.
-Je ne te parle pas de ça. Que s'est-il passé pour que tu deviennes cette fille squelettique au regard éteint ?
Quand ses paroles s'abattent sur moi tel un couperet tranchant, tous mes membres se figent. Je sens mes os se durcir, mon sang s'épaissir et chacune de mes fibres craqueler sous le poids de la vulnérabilité. Que puis-je répondre à cela ? En ai-je seulement envie ? Mon cerveau décide pour moi avant même que je réfléchisse à ce que je devrais répondre.