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-Les gens qui viennent au tea time sont maintenant des habitués. Si on veut les garder, il faut leur proposer des nouveautés. Qu'en penses-tu ? 

-C'est une très bonne idée. Je vais réfléchir à de nouveaux desserts et je vous en présenterai certains la semaine prochaine. 

-Parfait. 

Je consacre donc l'entièreté de mes journées suivantes à mettre au point de nouvelles douceurs. Ma fille est mon commis attitré, elle prend sa mission très au sérieux et me propose tout un tas d'idées. 

-Des cookies cranberries-chocolat blanc ? 

-Bonne idée, je retiens. 

-Un flan à la noix de coco ?

-Déjà fait. 

-Des éclairs ? 

-Si je trouve des idées innovantes de ganache, pourquoi pas. 

Notre brainstorming résulte en de merveilleux cookies cranberries-chocolat, une tarte au chocolat noir et au caramel coulant et un éclair façon mille-feuilles. Ces trois nouveautés se retrouveront à la carte du tea time, Abbi les ayant validés avec empressement. 

Nous sommes désormais jeudi, un immense soleil décore le ciel d'octobre. Ella et Mila jouent dans l'arrière-cours du pub et moi, je jongle avec mes différentes préparations sucrées en cuisine. J'ai encore beaucoup de travail si je veux être prêt pour le service de demain. Je suis si concentré que je n'entends pas tout de suite des pas légers pénétrer dans la pièce. Je tiens un entonnoir à piston entre les mains, pour déposer délicatement la ganache au chocolat noir sur le caramel déjà allongé dans le fond de tarte. Douze petites tartelettes attendent ce traitement ultime. C'est déjà ma deuxième fournée, autrement dit j'espère un franc succès pour cette première fois. 

-Bonjour Louis. 

Je sursaute si fort que je lâche l'entonnoir à piston qui tombe au sol dans un bruit assourdissant de métal. Une partie de la ganache au chocolat s'étale déjà sur le carrelage. En voulant me baisser, je manque d'emporter les tartelettes avec moi. Heureusement, Mademoiselle Holly retient la plaque sur laquelle elles sont disposées. 

-Je suis vraiment désolée, je ne voulais pas vous faire peur, s'excuse-t-elle, largement embarrassée. 

-Non, non, je... je... c'est moi, je... quand je pâ-pâtisse, je s-suis ailleurs.     

-Attendez, laissez-moi vous aider ! 

Elle se baisse pour nettoyer le sol avec de l'essuie-tout mais au même moment, je relève la tête et nos crânes entrent brutalement en collision. 

-Oh p-pardon ! P-pardon, je... p-pardon ! 

Accroupis, nous nous tenons tous les deux la tête en grimaçant. 

-Vous allez b-bien ? m'enquiéré-je, sincèrement ennuyé. 

-Je vais avoir une jolie bosse, voila tout, me rassure-t-elle doucement. 

-Attendez, ass-sseyez-v-vous ici, lui proposé-je en tirant une chaise. Je v-vais m'occuper de tout c-ce b-bazar. 

Je lui prends prudemment l'essuie-tout des mains pour faire disparaitre la ganache du sol. Mademoiselle Holly est elle aussi gênée, elle se tortille sur sa chaise. 

-J'espère que je n'ai pas gâché des heures de travail ? 

-N-non, ça va a-aller. Il me reste encore de la g-ganache au f-frais. 

Une fois qu'il n'y a plus aucune trace de ma maladresse, je me redresse et lui demande:

-Vous v-vouliez me p-parler ? 

            

              

                    

Je me dirige vers le réfrigérateur pour éviter de rester bêtement debout devant elle. Pâtisser me permet toujours de m'oublier. 

-Oh oui, bien sûr. Je... je vous ai apporté quelque chose. Pour vous remercier de m'avoir dépannée il y a deux semaines. 

Je me retourne vivement, surpris, un bol de ganache au chocolat entre les mains. 

-Vous devriez peut-être poser ce bol... me conseille-t-elle avec humour. 

Je la regarde avec de grands yeux, ne sachant pas vraiment quoi dire. Elle m'a apporté quelque chose ? A moi ? Je pose distraitement le bol sur le plan de travail à ma gauche en la regardant fouiller dans un grand tote-bag. 

-Voilà, je... mercredi, je me baladais dans une librairie près de chez moi, à Galway. J'aime bien cet endroit parce que le propriétaire propose toujours des ouvrages pas très connus, pour nous faire sortir des sentiers battus. Et il y a aussi une section « littérature étrangère ». Et comme Mila a évoqué ses racines française et que vous êtes très doué en pâtisserie, je me suis dit que... enfin voila. 

Elle me tend un gros livre assez large, de couleur marron, dont la couverture présente une magnifique photo de trois éclairs: deux au chocolat et le plus gros avec un craquelin et une garniture aux fraises et à la chantilly. Des lettres dorées sont incrustées profondément sur la première et la dernière page - qui sont par ailleurs extrêmement rigides. Il doit s'agir du titre ou du nom de l'auteur. Mais je ne parviens pas à déchiffrer quoi que ce soit. Je ne sens que le poids du regard de Mademoiselle Holly sur moi, que ce stress qui m'empêche littéralement de réagir. Elle tient toujours le livre entre ses mains alors que je suis bloqué, incapable d'esquisser le moindre geste. 

Pétrifié. 

-Euh... c'est... c'est un livre de Pierre Hermé. Le libraire m'a dit que c'était un célèbre pâtissier français. Ah, et... le livre est écrit en français. Je... j'ai pensé que... 

Sa voix vacille, l'expression enjouée sur son visage s'est déjà effritée. Mes mains sont moites et ma tête probablement cramoisie. Comme un tic, je remonte encore mes lunettes sur mon visage mais ces deux petits verres ne me protègent de rien. J'aimerais lui répondre mais pour dire quoi ? Je vais bégayer, je le sais. Pire que ça, je vais lui exposer ma plus grande faiblesse sans aucun rempart pour me mettre à l'abri. Je ne peux pas. Je ne peux pas. 

-Louis ? 

L'entendre prononcer mon prénom me sort quelque peu de ma torpeur. Je cligne des yeux, me reconnecte avec la réalité. Et la réalité, c'est cette jolie blonde qui me tend un livre, un livre que je suis incapable de lire. 

-M-merci, bredouillé-je en m'empourprant de plus belle. 

Je tends maladroitement le bras pour récupérer le livre, en prenant bien soin de ne pas la toucher. Elle me dévisage sans retenue, l'air de ne pas comprendre ce qui m'arrive. Tant mieux, il faut que ça reste ainsi. Les deux pieds cloués au sol, je reste immobile à fixer cette chose entre mes mains. C'est lourd. La surface n'est pas lisse, les lettres sont enracinées dans la couverture couleur chocolat au lait. Et maintenant, que suis-je censé faire ? 

-Je croyais que... 

Mademoiselle Holly ne termine pas sa phrase. Sans doute pour ne pas rendre cette situation plus embarrassante qu'elle ne l'est déjà. Je me décale pour poser le livre sur le plan de travail, à côté du bol de ganache. C'est à cet instant qu'Abbi passe la tête dans la cuisine pour me demander de m'activer sur la deuxième fournée de tartelette. Ce rappel à l'ordre me remet les idées en place. 

-C'est s-su-p-per, m-merci. 

Je tourne le dos à mon invité surprise pour masquer le plus possible ma gêne. Mes mains se perdent un nombre incalculable de fois dans mes cheveux tandis que je piétine sur place. Je finis par attraper l'entonnoir pour le remplir de ganache. Mademoiselle Holly s'approche doucement de moi, et tout en gardant une distance respectable, m'indique le livre de son index. 

-A l'intérieur, Pierre Hermé livre ses secrets de chef pour réaliser ses plus grands classiques. Je n'ai jamais goûté à la plupart de ces gâteaux mais ils ont tous l'air délicieux, continue-t-elle sur un ton -un peu trop- enjoué. 

-Oh, oui, d'accord, c'est... c'est t-très b-bien. 

Je pose l'entonnoir pour faire défiler les pages sans vraiment les regarder, juste pour faire quelque chose de ce cadeau empoisonné. Je m'arrête sur une page en prétendant m'y intéresser mais mon coeur bat beaucoup trop fort dans mes tempes et je n'entends rien d'autre que ce boum-boum-boum qui me mitraille à toute allure. La photo d'un sublime Paris-Brest me fait maintenant face. L'espace d'une courte poignée de seconde, je me perds dans la contemplation de ce dessert très technique que je n'ai réalisé qu'une seule fois. 

-Qu'est-ce que c'est ? demande timidement Mademoiselle Holly. 

-Un Paris-Brest. 

-Je ne connais pas du tout. 

-De la pâte à choux surmontée d'un craquelin croustillant, garni d'une crème pralinée et d'un coeur coulant au praliné, débité-je tel un robot. 

-Wow, ça à l'air... 

-D-diablement bon, terminé-je pour elle. 

-Vous en avez déjà fait ? 

-Une s-seule f-fois. Mais le résultat n'était p-pas à la hauteur de m-mes espérances. Je n'ai pas r-réussi à trouver le p-parfait équilibre des s-saveurs. 

-Et bien avec ce livre, ce Paris... 

-Brest, complété-je face à son hésitation. 

-Ce Paris-Brest n'aura plus aucun secret pour vous. Regardez là. Le chef livre toutes ses astuces étape par étape.

Je regarde d'un oeil absent le pavé de texte qu'elle me montre. En temps normal, je n'ai pas la capacité de lire des textes simples, alors déchiffrer un paragraphe entier truffé du vocabulaire technique de la pâtisserie relève de l'impossible. Mon corps tout entier se fige de nouveau. Je regarde les lettres, je regarde les mots mais je ne vois rien. Je ne comprends rien. Et ça me rend dingue ! Ca me frustre, ça me met en rage, ça me fait perdre mon calme légendaire. Je ne suis plus qu'un bloc de nerf, prêt à exploser. Mais je ne bouge pas. J'ai trop peur de ce que je pourrais dire ou faire si je me retournais. 

Soudain, je sens la main de Mademoiselle Holly se poser brièvement sur la manche de ma chemise à carreaux. Je me dégage, affolé, reculant de plusieurs pas, me cognant le bas du dos contre le plan de travail. Je dois avoir l'air d'un fou. Je vais sans doute le devenir si cette torture dure encore longtemps. 

-L-Louis ? Vous allez bien ? 

-N-non. 

L'inquiétude colore ses iris. Elle me scrute attentivement. Ses yeux clairs balaient mon visage à la recherche du moindre indice qui pourrait expliquer ma réaction. 

-C'est à cause du livre ? 

Je ne réponds pas. Un long silence s'éternise. Son regard ne lâche pas le mien. J'y lis une telle douceur que ça me désarme un peu. 

-Surtout, ne le prenez pas mal mais... est-ce que vous avez un problème avec... avec la lecture ?  

Elle lâche ces mots comme une bombe et elle n'en a même pas conscience. Pourtant, elle a vu clair dans mon jeu. Je n'ai pas pu la berner. Et pourquoi d'ailleurs ? Pourquoi m'a-t-elle regardé, pourquoi m'a-t-elle vu, je veux dire, réellement vu ? Pourquoi ne pouvait-elle pas regarder ailleurs, comme tous les autres ?

Ça n'a aucune importance. 

Je panique. Je recule encore, comme une bête pris dans les phares d'une voiture. Je bredouille une excuse et je quitte la pièce. Je la laisse en plan. Je monte les marches de mon appartement quatre à quatre, je ne prends même pas la peine de fermer correctement la porte derrière moi mais il faut que je me cache. Que je retrouve un endroit où je suis à l'abri. Il faut que je sorte de ce cauchemar.  

            

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