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-Tu penses que tu pourras rester combien de temps ? 

                      

-Cinq jours. Et... je ne viendrai pas seul. 

                      

-Oh ? Tu t'es enfin décidé à me présenter quelqu'un ? 

                      

Bastien pouffe à travers l'écran de l'ordinateur. Nous avons réussi à trouver un créneau pour nous parler, ce qui n'est pas simple entre mes horaires élargis et son emploi du temps surchargé, mais nous sommes tous les deux conscients que nos minutes sont comptées. Mila, qui vient tout juste de terminer sa journée, passe déjà sa petite tête devant la caméra pour saluer son tonton. 

                      

-Coucou princesse, la journée est finie ? 

                      

-Hop hop hop, ne change pas de sujet. Attends Mila, je dois d'abord éclaircir un point avec tonton Bastien et après, tu pourras lui parler. 

                      

Ma fille boude un peu mais je lui indique une verrine contenant une compote pomme-vanille et un des sablés natures. 

                      

-Alors ? reprend-je. 

                      

-Vanessa m'accompagnera. Je lui l'ai proposé et elle était ravie. Je crois qu'elle aurait été un peu vexée que je parte sans elle. 

                      

Mon ami prévoit de nous rendre visite entre Noel et le jour de l'an. Et ce sera donc l'occasion pour moi et Mila de rencontrer enfin sa petite-amie. Ils sont ensemble depuis presque un an, je crois, il était temps ! 

                      

-On sera très contents de faire sa connaissance. Si le temps nous le permet, on pourrait partir visiter les terres irlandaises ? 

                      

-Très bonne idée ! Par contre, je suis vraiment désolé mon pote mais le devoir m'appelle. Embrasse Mila pour moi et dis-lui que je la rappellerai demain soir. 

                      

-Pas de problème. Bon courage pour le boulot ! 

                      

-Toi aussi ! 

                      

Au moment où je raccroche, Mila pointe le bout de son nez, une moue boudeuse collée à ses lèvres. 

                      

-Mais je voulais parler à tonton Bastien moi ! 

                      

-Je sais ma chérie mais il a beaucoup de travail aujourd'hui. Il te rappellera demain. 

                      

Elle hoche la tête et s'enfuit déjà dans la salle du pub. Elle a l'habitude de nos mini-sessions et de nos rendez-vous reportés. Moi aussi d'ailleurs mais j'aurais vraiment aimé pouvoir parler à mon ami plus longtemps. Ce qui s'est passé avec Mademoiselle Holly obnubile toutes mes pensées depuis vendredi dernier et le seul à qui je peux en parler, c'est lui. Il est le seul au courant de mon illettrisme. Sans doute parce qu'il était le seul à me porter vraiment de l'attention quand j'étais jeune, hormis Jacques et Annie. Mais eux, c'est simple de le leur cacher. 

                      

Je ne sais pas trop ce que je lui aurais dit si on avait eu plus de temps mais il fallait que je sorte ces mots. Je me sens démasqué. Je suis sûr qu'elle a compris et qu'elle va me juger. Me prendre pour un nul. Me prendre en pitié. Peut-être même se méfier du travail de Mila maintenant. Je n'arrive pas à me calmer. Ces idées me bouffent le cerveau depuis six jours. 

                      

Bien sur, j'ai revu Mademoiselle Holly depuis que je l'ai dépannée. Lundi matin, quand j'ai accompagné Mila jusqu'à sa classe, elle m'a encore une fois remercié de l'avoir aidée, un chaleureux sourire aux lèvres. Elle m'a salué tous les matins, comme les autres parents. Mardi après-midi, quand elle a vu le goûter que j'avais amené pour Mila, elle a de nouveau complimenté mes talents culinaires. Elle est restée celle que je connais depuis un mois et demi, la jeune institutrice souriante, douce et concernée par le bien-être de ses élèves. Mais dans ma tête, je suis persuadé que tout a changé. 

                      

Abbi passe la tête dans la cuisine du pub où je me suis installé une vingtaine de minutes plus tôt, son ordinateur portable sur les genoux. 

                      

-Louis ? J'ai besoin de m'absenter une heure ou deux. Tu peux gérer ? 

                                  

              

                    

Elle affiche un air désolé qui ne me surprend pas. Elle a pour habitude de me libérer tôt pour que je profite de mes fins de journées avec Mila quand cela est possible. Elle y tient beaucoup, peut-être même plus que moi. Je sais que ma fille adore être ici, c'est sa deuxième maison. Et les clients aiment trouver sa naïveté et sa joie de vivre quand ils poussent la porte. Elle est en quelques sortes devenue notre mascotte. Notre adorable et si bavarde mascotte silencieuse.    

-Bien sur Abbi, aucun problème. 

J'éteins l'ordinateur et je rejoins la salle où Abbi embrasse Mila sur le front pour lui dire au revoir. C'est très calme cet après-midi. Rien d'étonnant pour un jeudi. Je m'approche de Mila qui a sorti La sorcière et le hérisson de son cartable. Elle est accoudée à une table en bois bringuebalante et semble déjà absorbée par sa lecture. Mal à l'aise, je lui pose tout de même la question: 

-Mademoiselle Holly t'a demandé d'avancer dans ta lecture ?

-Non, répond-t-elle l'esprit distrait par les pages noircies de mots. J'ai juste envie de relire les pages qu'on a travaillées en classe aujourd'hui. 

Je libère un bref soupir de soulagement. Je passe tendrement ma main sur ses cheveux bruns retenus en une longue natte puis je m'éclipse pour lui offrir un brin de tranquillité. Alors que j'essuie quelques verres derrière le comptoir, un groupe fait tinter la cloche de l'entrée. Je reconnais tout de suite la directrice de l'école de Mila, accompagnée des quatre professeurs de la Primary School du village. Mademoiselle Holly entre la dernière mais elle ne m'accorde aucune attention. Elle suit ses collègues qui s'installent à une grande table située au fond du pub, près de la petite scène. Immobile, je l'observe s'assoir dos à moi en bout de table, imperceptiblement à l'écart du groupe. Ses cheveux blonds sont relevés en un chignon lâche dont quelques mèches entêtées se sont échappées pour venir caresser sa nuque. Elle enlève son manteau mais garde son gros foulard, malgré la chaleur ambiante. Ses yeux s'affolent dans tous les sens, inspectant quelque chose par la fenêtre, examinant attentivement le peu de clients dans la salle. Elle contrôle longuement ce qui l'entoure avant que ses épaules ne se relâchent un peu. Autour d'elle, les papotages ont déjà commencé mais elle n'y prend pas part, se contentant d'opiner ci et là. Son sac à main est posé sur ses genoux, comme un rempart entre elle et le monde extérieur. C'est très déstabilisant. Hors de l'enceinte de sa classe, elle est si sauvage ! 

Je frotte distraitement le verre que je tiens entre les mains pour la dixième fois environ. Mademoiselle Holly est un vrai mystère. Un de ses collègues se lève et se dirige vers moi pour passer commande. Deux pintes, un thé noir, un thé au lait et un café. Je m'active pour tout préparer. Non loin de moi, ma fille est concentrée sur son livre qu'elle semble apprécier vu l'expression de son visage. Un plateau bien chargé en main, je m'approche de la table du fond. Je tends à chacun sa boisson et lorsque vient le tour de Mademoiselle Holly, son regard ne croise que très brièvement le mien. Il est trop occupé à être en alerte, à scruter les passants à travers les vitres, à vérifier quelque chose dont j'ignore tout. 

Je n'ai jamais été doué pour les relation sociales, c'est un fait. Mais il me semble qu'autant de froideur et d'indifférence n'est pas la norme, non ? Je suis surpris. Et très intrigué. 

Les professeurs sortent chacun un cahier et un stylo de leur sac. Ils passent une bonne heure à échanger, prendre des notes, travailler ensemble. La jeune institutrice est très investie mais je remarque rapidement qu'elle lance de nombreux regards en direction du comptoir. Elle ne me regarde pas vraiment, non, mais elle semble chercher quelque chose. Enhardi par un élan de courage que je ne me connaissais pas, je m'approche de la table pour récupérer les verres vides. 

-T-tout va b-bien ? Vous avez b-besoin d'autre chose ? 

Je pose mon regard sur la jolie blonde qui triture timidement ses doigts sur ses genoux, sans vraiment oser me regarder. De ma seule main libre, je replace quelques mèches indisciplinées sur mon front pour paraitre plus présentable. 

            

              

                    

-Vous... vous n'avez pas de pâtisserie aujourd'hui ? finit-elle par demander de sa douce voix. 

Je souris de toutes mes dents. C'est donc ça qu'elle cherchait vers le comptoir ?!

-N-non, je s-suis d-déso-l-lé. Re-revenez d-demain. 

Je lui offre un sourire poli avant de m'enfuir. L'attention de tous ses collègues était braquée sur nous et clairement, ce n'est pas quelque chose qui me réussit. Mon bégaiement est à son paroxysme. Mais je n'ai pas le temps d'atteindre le comptoir que la directrice me demande de leur apporter quelques petites choses à grignoter. C'est une parfaite excuse pour décamper en cuisine. 

Je leur sers des nachos, du garlic bread et des onion rings. Les collègues de Mademoiselle Holly se jettent sur la nourriture mais elle ne fait que l'effleurer du bout des doigts. Le groupe se reconcentre sur l'objet de leur réunion et lorsque les assiettes sont vides, il est temps pour eux de plier bagage. Les quatre professeurs que je ne connais pas prennent congé rapidement. A ma grande surprise, Mademoiselle Holly se tourne vers moi avant d'ouvrir la porte, un délicat sourire dessiné sur ses lèvres. 

-A bientôt Louis. 

Mes joues sont aussitôt en feu. Je n'ai pas le temps de lui répondre qu'elle disparait déjà à l'angle de la rue. Mes yeux se perdent un instant dans la contemplation de la table où elle était encore il y a à peine cinq minutes. Je remonte mes lunettes sur mon nez en pensant que c'était agréable de la voir ici, même si elle m'a à peine regardée. J'ai l'habitude, de toute façon. 

Le jour où nous avons posé nos valises à Kinvara, ma fille et moi avons eu droit à de nombreux regards en coin. Les gens n'étaient pas désagréables mais ils étaient méfiants. Ils nous regardaient de travers. Au fil des mois, grâce à mon travail, j'ai côtoyé la quasi totalité de la population du village, ce qui m'a permis de me faire silencieusement ma place parmi eux. Un soir, alors que j'étais sorti à Galway pour boire un verre avec Matthew et Thomas, je me suis plains de ces regards un peu trop appuyés. Je me souviens avoir râlé d'être constamment le nouveau, celui qu'on ne connait pas. Mes amis m'ont alors avoué que le traitement qui m'était réservé était simplement dû à ma couleur de peau. Les gens étaient sur leurs gardes face à ce petit jeune un peu trop bronzé qui débarquait de nulle part. C'est ironique à quel point on peut se méfier de mes origines alors que j'ignore tout d'elles. Et puis un jour, leur regard sur moi a changé. Je n'étais plus l'étranger, j'étais devenu le mec qui bégaye. Le timide, le looser. Et je suis redevenu transparent. 

Je ne sais pas ce qui est le mieux. Je sais simplement que je suis plus à l'aise quand je suis dans l'ombre. Et que ma seule lumière provient de la petite fille qui tapote mon bras pour me raconter à quel point son livre est génial. 

Abbi réapparait vers dix-huit heures. Elle me congédie et je ne me fait pas prier. Ma fille me devance dans les escaliers pour rejoindre notre appartement tandis que je baille. Je suis fatigué, de tout. Je l'envoie à la douche pendant que je me perds dans la contemplation de notre frigo. Objectif de ce soir: comfort food. 

Deux énormes croque-monsieur sont en train de dorer au four quand elle me rejoint dans la cuisine, son peigne un main. Elle s'est emmitouflée dans son peignoir molletonné violet et ses petits pieds sont cachés dans des chaussons de la même couleur. Abbi s'est donné pour mission d'acheter tout ce qu'elle croise de violet et ma fille en est ravie ! Mila s'assied sur une chaise et je me place dans son dos. Je démêle ses cheveux en silence. A table, ma fille me raconte sa journée et je l'écoute. Au moment du coucher, nous nous endormons dans mon lit enlacés l'un contre l'autre. 

Le lendemain soir, Bastien tient sa promesse et rappelle ma fille. Je n'ai malheureusement pas le temps de lui parler, le pub est bondé et mes pâtisseries disparaissent en un clignement de paupière. Lorsque je m'apprête à rendre mon tablier à la fin de la journée, Abbi m'intercepte pour me demander de plancher sur de nouvelles recettes. 

            

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