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-C'est délicieux ! Non, c'est plus que ça. C'est absolument divin !
Elle signe ses mots pour être sûre que Mila les comprenne. Je me détends légèrement, satisfait de sa sentence. Elle secoue la tête, de nouveau perdue dans la contemplation de mes oeuvres, son sourire illuminant toujours son visage. Quelques mèches ondulées sont collées à son front, sans doute à cause de la pluie de tout à l'heure, mais elle n'en fait pas cas. Elle est absolument subjuguée par mes gâteaux dans lesquels elle replonge sans attendre. Sa cuillère se dirige maintenant vers le biscuit rectangulaire à la noisette. Elle force un peu pour passer la barrière du glaçage mais elle est accueillie par un nuage de crème aussi gourmand que fondant. La première bouchée lui tire un petit gémissement. La seconde, un grognement. Je suis prisonnier de sa dégustation, condamné à examiner chacune de ses réactions. Et elles ne me déçoivent pas, bien au contraire. Elles retranscrivent toutes une délectation qui dépasse mes espérances.
-Mon dieu, ce biscuit est un régal !
Mademoiselle Holly signe toutes ses paroles. C'est quelque chose qui me touche beaucoup parce que contrairement à la plupart des gens, elle inclut constamment ma fille.
-M-merci, bredouillé-je en fuyant son regard.
-Je ne savais pas que...
-Tu as vu comme il est bon ce gâteau ? la coupe Mila en désignant le biscuit au chocolat et à la noisette. C'est moi qui l'ai gouté la première ! Et c'est moi qui a dit à Abbi de le mettre à la carte du tea time !
-Tu as très bien fait. Il est vraiment exquis.
Mademoiselle Holly observe alors le décor qui l'entoure. Elle redécouvre l'ambiance feutrée du pub, admire le bois qui orne les murs et le mobilier un peu usé. Il faut dire que mes pâtisseries modernes jurent un peu au milieu des étagères bondées de bouteilles d'alcool et des affiches publicitaires datant d'une autre époque. Mais avec douceur et discrétion, elles ont fait leur nid au coeur de cet endroit si vivant.
Mon regard glisse de son doux visage encadré par des mèches claires à son corps, dissimulé sous un long gilet à grosses mailles grises. Elle porte un pull ample, un jeans sombre sur ses cuisses croisées, des bottines noires aux pieds. Sa tenue n'a rien d'extravagant, elle est simple, classique, passe-partout. Rassurante dans un sens. Avant aujourd'hui, je n'avais jamais remarqué à quel point son visage s'illuminait dès qu'elle souriait, occultant ses jolis yeux bleus derrière des petits plis au coin de ses paupières. Je ne m'étais jamais attardé son corps généreux, sur ses cuisses charnues ni sur son ventre bien en chair. Mais aujourd'hui, je remarque tout ça. Je vois tout parce qu'elle ne cache rien. Ses vêtements essayent probablement de détourner l'attention mais c'est son attitude qui me captive aujourd'hui. Elle n'a pas honte de profiter d'un plaisir sucré. Elle n'est pas gênée par deux paires d'yeux qui la scrutent. Elle reprend sa cuillère et fait disparaitre les pâtisseries avec envie. Je ne connais rien d'elle mais une chose est sûre, elle est gourmande !
Mila tapote sur son bras pour attirer son attention. Elle se lance dans un long monologue pour lui expliquer sa vie en dehors de l'école, principalement au sein de ces murs. Elle lui parle de mes gâteaux mais pas seulement. Elle lui raconte nos soirées à picorer dans la cuisine du pub en même temps que je sers les clients. Elle évoque Abbi et la qualifie de « la meilleure fausse grande-mamie de l'univers ». Elle s'extasie sur nos séances de cuisine rien qu'à nous, dans notre petite cuisine à l'étage. Quand elle commence à évoquer son vélo violet et nos balades dominicales, je décide de la stopper.
Ma fille est un vrai moulin à paroles et parfois, elle a tendance à transgresser la notion de vie privée.
Remarquant que les tasses blanches sont vides, j'en profite pour les débarrasser et aller souffler quelques secondes en cuisine. Les interactions sociales ne sont pas ma grande spécialité et même si je suis - à ma grande surprise- plutôt à l'aise avec Mademoiselle Holly, cela n'en reste pas moins un exercice intense. Je rejoins les deux filles avec un verre d'eau fraiche que je pose devant l'institutrice. Elle me remercie d'un doux sourire.
-Je suis épatée par votre talent Monsieur Perret.
-L-louis. Appelez-m-moi Louis.
-Vous êtes très doué Louis.
Je rougis à la vitesse de l'éclair.
-M-merci.
-Vous organisez un tea time tous les vendredis, c'est ça ?
-Et tous les s-samedis. Mais c'est... c'est assez r-récent. Abbi, la p-patronne du p-pub, essaie de d-dynamiser les après-midis.
-Ca fonctionne plutôt bien, remarque-t-elle en observant les tables occupées derrière elle.
J'acquiesce. Sa cuillère en main, elle racle distraitement le chocolat collé à la porcelaine pour ne pas en perdre une miette. Ça me fait sourire, encore.
-Mademoiselle Holly ? Est-ce que je peux te montrer ce que mon papa m'a acheté ?
Mila n'attend pas sa réponse, elle saute une nouvelle fois du tabouret pour attraper un cahier d'écriture dans son cartable. Mes lèvres s'affaissent aussitôt. Je fais mine de débarrasser l'assiette vide et de passer de table en table pour ne pas me retrouver impliqué dans leur discussion. Quand je ramène la vaisselle sale en cuisine, je croise Abbi qui me lance un drôle de regard.
-Quoi ?
-T'es bizarre Louis.
-B-bizarre ?
-On dirait que tu t'es fait piqué par un essaim d'abeilles. Tu fuis la salle et tu te caches en cuisine. Et en plus, tu as bégayé ! Tu ne bégaye plus devant moi depuis trois ans ! Qu'est-ce qui t'arrive ?
Son visage légèrement ridé est encadré par de courts cheveux grisonnants, accentuant un côté bourru qu'elle assume pleinement. Ses lèvres sont pincées, elle disparaissent presque en une ligne fine rosée. Mais je ne me laisse pas impressionner. Je connais la bête et je ne la crains pas. Sa perspicacité en revanche, si.
-Vous connaissez Mila, avec sa tendance à tout raconter à n'importe qui. Elle commençait à m'embarrasser avec ses histoires, j'ai préféré quitter la conversation, voila tout.
Les yeux brun d'Abbi me scrutent mais rapidement, elle hausse les épaules en quittant la pièce.
-Ah, cette petite, elle est incorrigible, marmonne-t-elle, une tonne d'affection dans la voix.
Je m'affaire un petit moment en cuisine mais je ne peux décemment pas me cacher indéfiniment. Je finis par refaire surface au moment où Mila s'extasie sur une page son cahier. Un stylo à la main, son institutrice trace quelque chose sur une feuille à carreaux et ma fille l'observe avec la plus grande attention. Je n'ose pas m'approcher d'elles. Mademoiselle Holly pose le stylo et utilise ses mains pour décrire chaque étape de son tracé. Mila hoche lentement la tête puis attrape le crayon et concentre toute son attention pour reproduire ce que lui a expliqué sa maitresse. Lorsqu'elle relève la tête, sa bouche se fend d'une moue boudeuse et ses sourcils sont plissés. Elle n'est pas satisfaite. La jeune femme pose son index sur la page pour lui indiquer ce qu'elle peut faire pour s'améliorer. Elle prend le temps de la rassurer, de lui expliquer une nouvelle fois comment procéder.
J'aurais aimé tomber sur des professeurs aussi attentifs, patients et compréhensifs. Des adultes qui m'auraient encouragé au lieu de m'enfoncer. Peut-être que s'ils avaient pris le temps, s'ils avaient cru en moi, j'aurais appris à lire et à écrire correctement ? Peut-être que si je n'avais pas entendu tous les jours à quel point j'étais nul, j'aurais réussi, comme les autres ?
Ma fille tente une seconde fois le même tracé. Et son visage radieux quand elle termine son oeuvre m'arrache un sourire. Mademoiselle Holly passe son bras sur ses épaules pour la féliciter.
Je m'approche d'elle pour déposer un baiser sur sa joue. Je jette un coup d'oeil rapide au cahier d'écriture et je découvre un B en écriture cursive, joliment dessiné. J'ai réussi à le décoder, je suis soulagé.
-Bravo ma chérie, je suis super fier de toi.
-Regarde papa, Mademoiselle Holly m'a aussi expliqué comment tracer correctement un B. Et maintenant, j'y arrive, fanfaronne-t-elle avec joie.
Elle tourne rapidement les feuilles de son cahier et s'arrête sur une double page où un court texte occupe la page de gauche tandis que des images et des lignes en pointillées ornent celle de droite. Du coin de l'oeil, je repère un client qui me fait un petit signe de la main. Je m'éclipse pour prendre sa commande et me réfugie derrière le bar où je prépare ses consommations. Quand je reprends ma place à côté de ma fille, elle a terminé de lire le petit texte de gauche et s'attèle déjà à écrire des mots à coté des images. Mes yeux survolent le texte avec empressement mais je ne parviens pas à en déchiffrer le sens. D'habitude, quand je me concentre et que les mots sont simples, je réussis un peu à lire mais le stress me fait perdre mes moyens. J'ai l'impression que tous les yeux sont braqués sur moi, que tout le monde va découvrir que je suis un incapable. Je commence à paniquer et je m'apprête à fuir une nouvelle fois mais ma fille lève le stylo de sa feuille et se tourne vers moi, rayonnante de fierté.
-Tu as vu papa !
-O-oui, bafouillé-je en enfouissant mes mains dans les poches arrières de mon jeans pour masquer leur tremblement. C'est s-super !
-J'ai d'abord lu le texte toute seule comme une grande et après j'ai écrit le mot qui correspondait à l'image, ici.
L'image. Vite, je focalise toute mon attention dessus. C'est un grand bâtiment, avec plusieurs fenêtres. Une sorte de géante maison ? Je n'ai pas le temps de réfléchir, je prononce ce qui me passe par la tête en premier.
-« Maison ». C'est bien, tu l'as bien écrit, mens-je en tentant de garder la face.
-Mais non papa ! rit-elle comme si je venais de sortir une aberration. J'ai écrit « immeuble », pas « maison » !
-Je... oh, oui p-pardon, je... je r-regardais pas au b-bon endroit, cafouillé-je lamentablement.
Mon regard affolé croise furtivement celui de Mademoiselle Holly qui me gratifie d'un bref sourire. Aucun autre mot n'a été écrit par ma fille sur cette page. Elle a compris, c'est sûr. Et je n'ai qu'une envie, creuser un trou pour disparaitre un long, très long moment.