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Vendredi, dix-sept heures quinze. Je cours dans les petites rues désertes de Kinvara, mon manteau remonté sur la tête pour me protéger de la pluie torrentielle qui zèbre le paysage. Le pub a été bondé tout l'après-midi, un effet secondaire du temps maussade. Et heureusement pour Abbi, le temps est souvent maussade en Irlande, surtout en automne. Je pâtisse non stop depuis hier matin et les clients dévorent mes préparations. Ma tarte au citron meringué a disparu à une vitesse hallucinante. Abbi m'a demandé d'en préparer rapidement une seconde et une chose en entrainant une autre, je n'ai pas vu l'heure passer. Je suis maintenant, et comme à mon habitude, en retard pour aller récupérer Mila.
Aujourd'hui, elle est restée en étude après la fin de la classe. Le vendredi est un jour très chargé pour moi à cause du tea time et je n'ai pas vraiment le temps de m'occuper d'elle, ni de superviser ses devoirs. Ça, c'est la version officielle. Je n'ai pas le temps, c'est vrai, mais en réalité, la mettre deux heures en étude lui permet de travailler la lecture et l'écriture avec des personnes capables de l'aider. Je n'ai pas pris à la légère la demande de Mademoiselle Holly mais je me suis retrouvé complètement démuni après notre entrevue. Je veux absolument que Mila continue de progresser mais je ne peux pas l'aider. Je n'arrive déjà même pas à déchiffrer un formulaire administratif, comment pourrais-je l'aider à lire un roman ?
Je n'ai rien dormi de la nuit ce soir là. J'ai tourné et retourné le problème dans tous les sens et la seule solution que j'ai trouvée, c'est de permettre à Mila de travailler avec des professeurs. Je ne me vois pas avouer mon secret à mes amis, ni à Abbi. Et puis ils ont bien mieux à faire. C'est à moi de gérer, c'est mon problème, mon fardeau. Alors le lendemain, je suis allé voir mon ami le libraire pour lui demander un cahier d'écriture. Je ne savais pas quoi acheter d'autre. Il m'en a proposé deux, j'ai acheté les deux. J'ai expliqué à Mila que ces cahiers allaient lui servir à s'entrainer en étude, pendant que je travaille au pub. Elle a acquiescé, elle semblait plutôt séduite par l'idée. Je ne suis pas dupe, je sais bien que si elle a accepté si facilement, c'est parce que sa copine Ella reste tous les soirs après la classe. Mais je m'en fiche, l'important c'est que mes lacunes ne pénalisent pas ma fille. Je me le suis promis le jour de sa naissance. Et je compte bien tout faire pour tenir cette promesse.
Au bout de la rue, j'aperçois le bâtiment rouge et blanc. Mila doit être en train de travailler sur un de ses cahiers. Ou de papoter avec sa copine. La connaissant, elle doit même sûrement être en train de faire les deux ! Essoufflé et trempé jusqu'aux os, j'atteins enfin l'école. Je retrouve ma fille, visiblement fatiguée par ces deux heures supplémentaires que je lui ai infligées. Après un rapide baiser sur son front, je mets son cartable sur mon dos pendant qu'elle enfile sa cape de pluie. Quand nous sortons du bâtiment, la pluie n'a pas cessé. J'ai même l'impression qu'elle a redoublé d'intensité. Et dire que ce matin, le ciel était plutôt dégagé ! Le temps varie si vite au bord de la côte Atlantique, je ne sais pas si j'arriverai un jour à comprendre comment les éléments peuvent autant nous faire tourner en bourrique. Ma fille remonte sa capuche sur ses cheveux. Les miens sont déjà ruisselants mais je rehausse tout de même le col de ma veste. Alors que nous sommes sur le point de nous mettre à courir pour atteindre le pub, mon regard dévie vers le parking où je distingue une silhouette blonde postée devant un véhicule gris, le capot ouvert.
-On dirait que c'est Mademoiselle Holly, annonce Mila.
La jeune institutrice tente maladroitement de se protéger des trombes d'eau sous un petit parapluie. Elle claque le capot de sa voiture et court se mettre au volant. Elle essaie de démarrer mais le moteur ne l'entend pas de cette oreille. Sans trop réfléchir, je me dirige vers elle, ma fille à mes trousses. Elle ne me voit pas arriver à sa hauteur, ses yeux sont clos et son front est écrasé contre le volant en signe de défaite. Je toque timidement contre la vitre. Elle redresse la tête à vive allure, paniquée. Je lève les deux mains en l'air, pour lui montrer que ce n'est que moi, que je ne suis pas dangereux. Quand elle comprend à qui elle a à faire, elle abaisse légèrement la vitre, les sourcils froncés.
-V-vous a-avez un sou-souci ? balbutié-je à travers le rideau de pluie.
Ses yeux clairs sont partout sauf sur moi. Alarmée, elle regarde derrière elle, autour de nous, se perd dans l'horizon avant de revenir vers moi.
-Ma voiture refuse de démarrer.
-Je peux jeter un coup d'oeil si vous le voulez.
-Non.
Ces trois lettres tranchent l'air qui nous sépare. Je recule d'un pas, surpris par son ton aussi cassant qu'irrévocable.
-Oh, je... je... pardon, je...
A côté de moi, Mila danse d'un pied sur l'autre frigorifiée. Elle n'a pas entendu ce qui vient de ce passer mais si elle avait été témoin de la froideur de sa maitresse, je suis sûre qu'elle serait aussi déconcertée que moi. Mademoiselle Holly continue son inspection oculaire mais cette fois, elle me semble légèrement paniquée. Comme si elle s'attendait à ce que quelqu'un ou quelque chose lui tombe dessus. C'est peut-être ça qui me pousse à insister, alors qu'en temps normal j'aurais pris mes jambes à mon cou.
-V-vous êtes s-sure ? Vous n'allez p-pas rester ici t-tout le weekend ! tenté-je pour détendre l'atmosphère.
Quelques secondes s'écoulent lentement avant qu'elle ne se tourne enfin vers moi. Elle scrute mon visage avec attention, semblant chercher la réponse à une question que j'ignore. Puis, dans un souffle pratiquement inaudible, elle finit par me répondre.
-Excusez-moi. Vous croyez que vous pouvez faire quelque chose ?
-J-je peux déjà re-regarder.
Elle hoche la tête, me donnant silencieusement l'autorisation de l'aider. Elle se tourne ensuite vers ma fille pour lui demander avec ses mains de s'installer à l'abri à côté d'elle. Quand je plonge la tête sous le capot, je ne peux pas m'empêcher de penser que je ne la reconnais pas. Elle qui semble toujours si douce et souriante devant sa classe n'est qu'un bloc de glace au volant de sa voiture.
Malgré les gouttes de pluie recouvrant les verres de mes lunettes, je ne mets pas longtemps à trouver d'où vient le problème.
-Les b-bougies d'allumage sont fi-fichues, signalé-je prudemment.
-C'est grave ? Il faut que j'appelle une dépanneuse ?
Je réfléchis un court instant. Le pub est bondé mais Abbi peut gérer. Le tea time touche à sa fin et la cuisine regorge d'assiettes prêtes à être servies.
-Je p-peux les changer si vous v-voulez mais je vais avoir besoin d'une bo-bonne heure.
-Oh zut ! Je... je devrais déjà être partie. Et je ne peux pas vous réquisitionner si longtemps, vous avez surement bien mieux à faire.
Je souris pour la rassurer.
-Allez v-vous mettre à l'abri au pub avec Mila et faites vous s-servir un chocolat chaud toutes les deux. Je v-vous l'offre. Pendant ce temps, je m'occupe de votre v-voiture.
La jolie blonde semble tergiverser mais elle capitule vite.
-C'est vraiment très gentil Monsieur Perret. Je vous revaudrai cela.
Elle disparait sous la pluie, la main de ma fille dans la sienne, tandis que je souris en pensant à son accent. Monsieur Perrette. J'ai l'habitude que mon nom soit déformé depuis que j'habite en Irlande mais je n'avais jamais entendu un son si mélodieux.
Il me faut un peu plus d'une heure et demie pour changer les bougies d'allumage. J'ai d'abord dû aller en acheter au garage situé quelques rues derrière l'école. Ensuite, la pluie a rendu ma tâche plus ardue sous le capot. Mais je n'ai pas perdu la main depuis mes années lycée. Finalement, peut-être que ces quelques mois à subir une filière mécanique dont je me contrefichais par dessus tout auront servi à quelque chose. Les mains pleines de graisses et les vêtements dégoulinants d'eau, je passe la porte du pub, ravi de trouver enfin un peu de chaleur. Je repère tout de suite ma fille et sa maitresse, installées au bar sur des tabourets hauts, deux grandes tasses en porcelaine blanche devant elles. Elles papotent sereinement, leurs visages reflètent un joli mélange de joie et d'excitation à mesure que leurs mains se trémoussent. Lorsque la petite cloche tinte pour annoncer mon arrivée, Mademoiselle Holly se tourne vers moi et m'offre un regard inquiet.
-Mais regardez dans quel état vous êtes ! Je n'aurais jamais dû vous demander de vous en occuper, je suis vraiment désolée !
Je laisse échapper un petit rire en écartant sa remarque d'un geste de la main.
-Votre v-voiture est réparée, c'est b-bon, vous êtes libre ! annoncé-je en me plaçant à coté d'elles.
Mon trait d'humour la fait sourire à son tour.
-Merci, vraiment je... merci.
Je hoche la tête en baissant les yeux. Toute cette attention braquée sur moi me déstabilise.
-Mon papa, il est trop fort ! Il sait réparer les voitures, jongler avec trois bouteilles, cuisiner tous les plats à la carte du pub et fabriquer des gâteaux, énumère ma fille avec fierté.
Elle saute de son tabouret et passe derrière le bar. Je n'ai pas le temps d'engager la conversation avec la jolie institutrice qu'elle nous rejoint déjà. Elle tient dans sa main une assiette sur laquelle est disposée une part de tarte au citron meringuée accompagnée d'un biscuit rectangulaire au chocolat et à la noisette. Avec précaution, elle pose l'assiette devant son institutrice, comme si elle tenait de l'or entre ses doigts. La paume de sa main tournée vers le ciel, elle présente le fruit de mon travail dans un cérémonial qui m'embarrasse. Je ne sais plus où me mettre.
-Tu vois, c'est mon papa qui a cuisiné ces pâtisseries. Et tu vois tous les gens ici ? C'est pour les pâtisseries de mon papa qu'ils viennent exprès. Tous les vendredis et même tous les samedis aussi.
Mademoiselle Holly la regarde avec de grands yeux, impressionnée. Puis elle se tourne vers moi et je suis sûr que mes joues sont en feu. Heureusement, ma peau couleur café au lait dissimule un peu mon embarras mais mes gestes me trahissent.
-C'est vous qui...
Ses derniers mots se dissolvent à mesure qu'elle contemple ce qui lui fait face. Dans une assiette fleurie un peu vintage paradent deux douceurs plutôt réussies, je dois l'avouer. La tarte au citron meringuée a été dépoussiérée de sa traditionnelle version. J'ai réalisé une pâte sablée à la noisette, de forme carrée, sur laquelle j'ai soigneusement disposé une crème au citron jaune et vert, pochée en forme de fleur. Entre chaque fleur repose une petite virgule de meringue italienne, bronzée au chalumeau. Le biscuit quand à lui est constitué d'un sablé croquant à la poudre d'amande, recouvert d'une crème à la noisette et aux éclats de noisette, le tout enveloppé dans une fine couche de chocolat au lait et aux amandes croquantes.
La jeune institutrice admire mon travail, bouche bée. Ses yeux bleus s'émerveillent en silence tandis que son index retrace délicatement le contour de la tarte au citron.
-Non mais ce ne sont que...
Mila doit sentir que je vais encore me dévaloriser. Elle me coupe alors la parole pour tendre une cuillère à sa maitresse. Je danse d'un pied sur l'autre, pas franchement à l'aise. Mes mains se perdent dans mes cheveux noirs qui retombent un peu trop sur mon front.
-Goutez ! Goutez comme c'est bon !
Mademoiselle Holly ne se fait pas prier. Sans quitter l'assiette du regard, elle s'empare de la petite cuillère et la plonge lentement dans la tarte au citron. La pâte craque sous son assaut et s'effrite légèrement. J'adore ce bruit, celui de la dégustation qui commence. Il annonce un plaisir inouï, un réconfort ébouriffant. Je me surprends à scruter chacun de ses gestes comme si ma vie en dépendait. Ses fines lèvres s'entrouvrent pour accueillir les délices qui n'attendent qu'elle. La cuillère disparait dans sa bouche et elle ferme les yeux, suspendant son geste et par la même occasion ma respiration. Ses longs cils clairs sont le gardien de ses pensées, ils protègent ses premières impressions gustatives sous le feu de ses papilles. Je bous d'impatience. Un petit soupir de plaisir lui échappe et elle rouvre les paupières au rythme de ses lèvres qui s'étirent vers le haut.