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-Elle a raison, continue Thomas. Laisse-toi un peu aller. Ça te ferait peut-être du bien de t'éclater un peu. T'as déjà pensé à t'inscrire sur un site de rencontre ?
Je rejette l'idée d'un geste de la main.
-Bon il est l'heure que je rejoigne Mila, éludé-je en fuyant leurs regards.
Mes amis ne me tiennent pas rigueur de ce changement de sujet pas très subtil puisqu'ils se lèvent aussitôt de leur chaise. Matthew aide Charlie à enfiler sa veste tandis que Thomas m'offre une accolade dans le dos. Je les remercie tous une dernière fois pour leur aide. Lorsqu'ils passent la porte, je remets notre petit bazar en ordre et je file rejoindre mon appartement.
Malgré la fatigue, je dois bien avouer que l'ambiance était vraiment chouette ce soir. Le pub n'est pas très grand mais avec ses murs recouverts de lambris et d'affiches anciennes, ses chaises dépareillées en vieux bois et ses lumières tamisées, il constitue un havre de paix pour la plupart des habitants de Kinvara. C'est même une institution ici. Il existe depuis des dizaines et des dizaines d'années. Quand Abbi et son défunt mari l'ont acheté, ils ont tout de suite vu le potentiel du lieu. Ils ont installé une petite scène ouverte en face du bar puis ils ont achalandé les étagères d'un nombre incalculable de bouteilles de whisky. Du plus traditionnel au plus exotique, du plus ancien au plus récent. Les habitués sont restés et une nouvelle clientèle a commencé à fréquenter le pub, charmée par le couple.
Dès mes premiers pas entre ces murs, j'ai tout de suite été adopté par les villageois. Il faut dire que je suis tout ce qu'il y a de plus simple mais apparemment c'est ce qui plait ici. Je suis devenu le petit jeune du coin, celui à qui on donne volontiers un coup de main. Et j'ai instantanément trouvé ma place. Ma vie était sens dessus dessous, je venais d'être père sans avoir reçu le mode d'emploi, je découvrais un pays dont j'ignorais tout - même la langue - et pourtant, j'ai su que j'étais ici chez moi. Avec mes vielles chemises à carreaux, mes cheveux mal peignés qui retombent sur mon front et mes lunettes qui dissimulent les craintes logées au fond de mes yeux. Avec mes silences et mes insécurités.
Les paroles de mes amis résonnent encore dans ma tête quand je m'endors. Ma poitrine se serre, surement pour se protéger de cette vague de tristesse qui me submerge.
Le lendemain, ma fille s'introduit dans ma chambre, les cheveux en pétard et les yeux encore mi-clos. Elle se blottit contre moi et nous somnolons encore un moment, bercés par le bruit de la pluie qui tape contre la vitre. Il est un peu plus de dix heures quand elle se redresse pour me parler.
-Tu as beaucoup travaillé hier ?
Je joins mon index et mon pouce en secouant mon poignet.
-Tu veux que je te prépare un bon petit-déjeuner ?
Ses yeux brillent déjà d'excitation. S'il y a bien une passion que nous partageons, c'est la cuisine. Et ce matin, j'ai bien envie de la laisser me dorloter.
-J'en rêve.
Mila pose ses lèvres mouillées sur ma joue mal rasée et disparait déjà dans le couloir. Son petit corps fin et ses longs cheveux noirs tressautent au rythme de ses pas enjoués. J'entends des bruits de casseroles et de portes de placard qui claquent mais je ne bouge pas du lit. J'étire mes muscles courbaturés en refermant les yeux. Une dizaine de minutes plus tard, le son tonitruant de la télévision me sort du lit. Mila adore une émission de cuisine qui passe sur le câble et le dimanche, c'est le seul jour où elle a le droit de la regarder. Je n'aime pas la voir trainer des heures devant l'écran, à son âge, elle a bien mieux à faire. Etant sourde, elle ne se rend pas compte quand le volume est à son maximum (souvent parce qu'elle s'est assise sur la télécommande !), si bien que je me retrouve régulièrement à courir dans l'appartement pour baisser le son au plus vite. Et aujourd'hui ne fait pas exception.
Je gagne le salon au pas de course. Sur la table basse, un plateau contenant un jus d'orange, des pancakes, des fruits tranchés, un bol de lait et une tasse de thé. Ma fille est la meilleure. Je l'embrasse en la remerciant pour toutes ces douceurs.
-Regarde papa, aujourd'hui c'est une émission spéciale pâtisserie, dit-elle toute excitée.
Un juré composé de trois chefs anglais parcourt le Royaume-Uni à la recherche des prochaines stars des fourneaux. Ma fille peut observer les moindres faits et gestes des cuisiniers pendant des heures. Je mets les sous-titres puis je m'installe à ses côtés, mon thé dans une main, un pancake dans l'autre.
Lorsque la pluie se calme, je propose à ma fille de sauter dans un bus, direction Bealaclugga. Cette jolie petite ville à l'ouest de Kinvara borde elle aussi l'océan Atlantique. Je ne sais pas pourquoi j'aime tant aller flâner là-bas mais je crois que les vielles pierres et la nature sauvage n'y sont pas étrangères. Armés de nos fidèles capes de pluie et de son vélo violet, nous profitons d'une belle journée sous un temps typiquement irlandais.
Lundi matin, Mila est toute fière de mettre son nouveau livre de lecture dans son cartable. Je passe ma matinée à me battre au téléphone avec l'administration fiscale irlandaise car je ne comprends rien à leurs formulaires papier. Toutes ces cases à cocher, ces tableaux où personne ne sait ce qu'on doit écrire dedans. Ce genre de souci a tendance à me mettre rapidement les nerfs en pelote, j'ai toujours l'impression d'être un idiot profond quand je dois m'en occuper. N'est-on pas censés savoir faire ce genre de truc en devenant adulte ? On devrait avoir des cours de problèmes d'adulte à l'école, ce sera bien plus utile que la géométrie !
L'heure de la fin des cours sonne beaucoup trop tôt. Je n'ai pas réussi à faire tout ce que j'avais prévu et je suis frustré. Je me poste dans mon coin habituel, à l'écart de l'agitation des parents bruyants qui attendent leurs rejetons. La porte de la classe s'ouvre, l'institutrice se place dans l'embrasure comme à son habitude. Les camarades de Mila passent un à un devant elle jusqu'à ce que ma fille finisse par montrer le bout de son nez. Elle arbore une moue contrarié, un regard fuyant. Je m'approche aussitôt.
-Monsieur Perret ?
« Perrette ». La douce voix de Mademoiselle Holly m'intercepte, son accent irlandais déformant mélodieusement mon nom.
-Oui ?
Elle laisse trainer quelques secondes son regard dans mon dos, dans le couloir qui se vide, qui retrouve son calme. Puis, à ma grande surprise, elle se met à signer à mesure qu'elle me parle.
-Je vous remercie de vous être procuré le livre que j'avais demandé. Cependant, il semblerait que vous ayez acheté le tome 4 au lieu du tome 1 de La sorcière et le hérisson.
-Oh, je... m-mince, je... olala, je suis désolé, je v-vais...
-Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas grave du tout. Je connais bien le libraire, il vous échangera le livre sans problème.
Pour la première fois depuis une semaine, je relève le visage pour découvrir son regard. Ses yeux sont bleus, de la couleur du ciel un jour d'été. La peau de son visage est pâle mais ses longs cheveux clairs lui donnent un air angélique, rehaussé par la douceur de sa voix. Je... je suis surpris. Je me trouve bête devant elle. Je ne m'attendais pas à ça, à elle comme ça, devant moi. Et à moi qui bien sûr, ne sait pas quoi dire. Elle ne se départit pas de son sourire, malgré mon silence gêné. Mais il faut que je parle maintenant. Il faut que je dise quelque chose. Bon sang, Louis, dis quelque chose ! Et ne bégaye pas, surtout, ne bégaye pas !
-M-mer-ci.
Raté. J'attrape la main de Mila et nous disparaissons à la vitesse de l'éclair. Ma fille ne pipe pas mot sur le chemin du retour. Dans ma tête, c'est le bazar. Son institutrice a dû me prendre pour un raté, c'est sûr. Je dois être le seul parent à m'être trompé d'exemplaire. Elle va se rendre compte que je ne sais pas... enfin, elle va le savoir, le comprendre et après, elle me regardera avec pitié, elle ne traitera plus Mila comme les autres élèves. Je m'en veux, bon dieu ce que je m'en veux. Ne pouvant plus retenir ma frustration, je m'arrête à hauteur d'un banc. Je fais signe à Mila de s'assoir. Je lui tourne alors le dos en passant mes mains dans mes cheveux. Je fais les cent pas devant elle, fermant les yeux pour mieux recouvrer mon calme. Je remonte mes lunettes sur mon nez, concentre mon attention sur un fil qui pend de ma chemise à carreaux rouges avant de me retourner vers ma fille.
Elle est sagement assise sur le banc en pierre, les yeux baissés, ses doigts trifouillant un truc que je ne vois pas. Elle semble si déçu que ça me brise le coeur. Je m'agenouille doucement près d'elle, ma main se posant sur sa joue pour ancrer son regard dans le mien.
-Je suis désolée ma chérie de m'être trompé de livre. Est ce que tu m'en veux ?
-Non, signe-t-elle avec empressement. Mais j'avais tellement envie de commencer à apprendre à lire, comme les autres. Et je n'ai pas pu aujourd'hui. Enfin si, j'ai pu. Mais pas sur mon livre à moi.
La culpabilité fait rage sous mon masque impassible.
-Tu vas aller prendre le gouter chez Abbi et moi, je vais vite aller à la libraire récupérer le bon exemplaire. Comme ça, tu pourras l'utiliser dès demain, d'accord ?
-D'accord, acquiesce-t-elle en sautant du banc.
Sa main trouve sa place au creux de la mienne. Nous reprenons la route en silence. Me ridiculiser devant tout le monde passe encore, mais décevoir ma fille, je ne le supporte pas. Une fois qu'elle passe la porte de chez Abbi, je me rue à la librairie. Le même employé que la semaine passée est adossé derrière sa caisse, captivé par ce qui se passe sur l'écran de son téléphone. J'inspire un grand coup et je m'approche de lui:
-B-bonjour, je... je vous ai a-acheté ce livre la semaine d-dernière mais je me suis trompé. Il me tau-faudrait le tome 1. Est ce que vous pou-pouvez me l'échanger ?
-Hum.
Il lève à peine le regard vers l'ouvrage que je tiens entre les mains et disparait une minute. Il revient avec un livre identique. Du moins, c'est ce que je me dis quand j'inspecte la couverture. Mais en me concentrant, je parviens à dénicher le chiffre 1 en dessous de ce qui me semble être le titre.
-C'est bien le tome 1 de La sorcière et le hérisson, le livre demandé par Mademoiselle Holly pour ses élèves ?
-Oui, oui.
Le libraire ne semble pas très intéressé par mon problème existentiel, aussi je n'insiste pas. Je m'empare du livre, le salue une dernière fois et repars retrouver Mila. Le retour de son sourire sur sa jolie bouche ôte un poids invisible de mes épaules.
Le lendemain, quand je dépose Mila à l'école, j'inspire un grand coup et je me dirige de moi-même vers Mademoiselle Holly. Mes poings sont cachés dans mes poches, une façon de les empêcher de trembler de nervosité.
-B-bonjour, lancé-je d'une voix mal assurée. Je suis allé à la librairie hier et j'ai récupéré le bon exemplaire.
J'ai tout débité d'un trait mais je n'ai presque pas bégayé.
-Merci beaucoup, c'est parfait.
Elle se tourne vers ma fille en souriant.
-Tu viens Mila, allons découvrir ensemble ce que cachent cette sorcière et ce petit hérisson.
Mila sautille de joie pour rejoindre ses camarades. Je la regarde, fier, trouver sa place et s'y sentir bien. Je me détends aussitôt. La jolie voix de Mademoiselle Holly me sort cependant de ma rêverie.
-Je vous laisse, j'ai de la lecture qui m'attend, dit-elle d'un air malicieux.
Mes lèvres se rehaussent sans que je ne m'en rende vraiment compte. Je hoche la tête avant de m'éclipser pour rejoindre le pub où les habitués patientent en attendant leur Irish breakfast. Je retrouve mes fourneaux, ma bulle dans laquelle je m'évade, un fouet à la main et les bougonneries de ma patronne préférée. En quelques minutes, l'inconfort de ces dernières heures est oublié. En cuisine, je ne suis pas cet incapable, ce garçon qui a toujours tout raté. En cuisine, je suis mon instinct, je deviens un magicien pour les papilles et les pupilles.
Notre routine reprend paisiblement ses droits pendant un mois. Mila se plait beaucoup dans sa classe, elle se lance dans chaque apprentissage avec envie et réussit toujours à en venir à bout. Je continue à m'occuper des clients qui passent la porte du pub, à aider Abbi à les servir et à préparer des pâtisseries pour le tea time de la fin de semaine. Il y a de plus en plus d'adeptes qui viennent se régaler et même Abbi l'a remarqué.
Nous sommes désormais au début du mois d'octobre. Comme tous les jours, je vais chercher Mila à la sortie de l'école. Je suis en retard, mais rien d'étonnant à cela. Jongler entre l'horaire de la fin des cours et l'agitation de l'après-midi au pub ne me laisse pas un instant de répit. C'est essoufflé que je me présente devant la porte déjà ouverte de la classe, où patientent tranquillement Mademoiselle Holly et Mila. Les deux filles papotent silencieusement, la plus petite assise à son bureau tandis que la plus grande est installée sur le bureau adjacent, ses jambes dansant dans le vide.
Mademoiselle Holly lève la tête quand elle m'entend arriver. Son geste alerte ma fille qui pose alors son regard sur moi. Elles se mettent toutes les deux à rire.
-Tu as de la farine dans les cheveux papa.
Je m'empourpre tout en essayant de faire disparaitre cette fichu poudre blanche.
-Excusez-m-moi, je suis très en re-retard, je n'avais p-pas vu l'heure, je suis v-vraiment désolé, débité-je avec ma bouche et mes mains.
-Comme d'habitude, me taquine ma fille.
Elle s'approche de moi avec entrain. Ses jolis cheveux bruns sont attachés en une queue de cheval qu'elle m'a demandé de faire ce matin. Pour une fois, je ne suis pas peu fier du résultat. Ses yeux noirs pétillent quand elle embrasse délicatement ma joue.
-Monsieur Perret ? m'apostrophe l'institutrice.
Son accent fait une nouvelle fois chanter la fin de mon nom.
-Oui ?
-Est-ce que je pourrais vous parler quelques minutes ?
Mila n'a pas entendu ces mots si bien qu'elle se dirige sagement vers son casier. Surpris, je fronce les sourcils, le stress pulsant déjà dans mes veines.
-Il... y a un pro-problème ? balbutié-je en regardant ma montre.
Abbi attend mon retour pour partir chez un fournisseur. Je n'ai aucune idée de combien de temps je peux la faire attendre.
-Non, je voudrais simplement m'entretenir avec vous au sujet de l'évolution de Mila. Mais cela n'a rien d'urgent. Nous pouvons très bien nous voir un autre jour si ça vous arrange.
Elle n'a pas signé cette phrase. D'habitude, en présence de Mila elle signe tous les mots qui passent la barrière de ses lèvres, qu'ils lui soient destinés ou non. Mais pas cette fois.
-D-demain ? A q-quinze heure ?
-Parfait. A demain Monsieur Perret. A demain Mila.
Le lendemain à la même heure, je me retrouve assis derrière un bureau tandis que ma fille patiente dans une classe attenante. Mademoiselle Holly affiche son joli sourire et moi, je me tortille sur ma chaise, clairement mal à l'aise. Jouer le remake de mes années d'école, ce n'est vraiment pas mon truc.
-Je vous remercie de prendre le temps de parler de Mila, commence-t-elle. Je vous rassure tout de suite, tout se passe très bien avec votre fille. Elle est très intéressée par tout ce que nous faisons en classe et son comportement est irréprochable. Si je vous ai demandé de venir aujourd'hui, c'est parce que j'ai remarqué qu'elle est particulièrement à l'aise avec les apprentissages de son niveau. Elle termine tous ses travaux très rapidement et elle s'ennuie. J'ai commencé à lui proposer des tâches d'un niveau supérieur depuis une semaine. Cela semble lui convenir.
Je suis surpris. Je ne m'attendais pas à entendre ces louanges. Mais je suis fier. Oh ça oui, je suis fier !
-Mila réussit déjà très bien à lire des textes courts et simples alors que nous ne sommes qu'au début de l'année. Elle a beaucoup plus avancé dans sa lecture de La socière et le hérisson. Je l'ai encouragée à le continuer à la maison, si elle en a envie. En revanche, elle parait être moins intéressée par l'écriture. C'est une tâche qui requiert beaucoup d'efforts et de concentration. Ce serait bien si vous pouviez la stimuler au quotidien, lui demander de retranscrire des mots ou des phrases courtes, en présentant cela comme un défi. Je pense que...
Je ne l'écoute plus. Je n'entends que mon coeur qui bat à toute allure, je ne sens que cette panique qui me gagne et ces sueurs froides qui me guettent. Elle veut que je l'aide à apprendre à écrire. Que je l'aide à déchiffrer les mots de son livre. Mais c'est impossible. C'est... c'est impossible. Parce que j'en suis moi-même incapable.
Incapable.