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La première semaine d'école de Mila s'est finalement bien passé. Elle se sent très à l'aise dans sa nouvelle classe, principalement grâce à sa meilleure amie et à son institutrice qui maitrise la langue des signes. Elle a toujours été très curieuse et ouverte d'esprit, cherchant constamment à connaitre le pourquoi du comment, et les nouveaux exercices qui lui sont proposés semblent satisfaire sa soif d'apprendre. Tous les après-midi, je la retrouve radieuse, enchantée d'avoir réussi à déchiffrer de nouveaux mots.
De mon côté, la fin de semaine est assez mouvementée. Un groupe plutôt populaire dans la région a posé sa guitare sur la petite scène du pub vendredi et samedi soir. Les clients ont afflué toute la soirée et nous n'avons pas touché terre avec Abbi. Même si elle est parfaitement en forme du haut de ses quarante-cinq printemps, j'ai bien senti qu'elle était sur les rotules ce soir. Pas facile d'assurer la journée et la nuit. Il est maintenant une heure du matin, l'heure de la fermeture habituellement, et le pub est encore bondé. Je passe rapidement la main dans mes cheveux pour dégager quelques mèches collées sur ma front. Il fait une chaleur de dingue ici. A coté de moi, Abbi s'accoude au bar pour reposer quelques instants ses jambes. Elle se passe de l'eau sur le visage avant de se redresser, prête à repartir au combat malgré la fatigue clairement dessinée sur ses traits.
-Vous pouvez rentrer Abbi, je vais m'occuper de la fermeture.
-Non, il y a beaucoup trop de monde.
-Vous êtes fatiguée Abbi, vous avez eu une grosse journée. Je peux très bien me débrouiller tout seul.
-Ne dis pas n'importe quoi Louis.
-Vous ne me faites pas confiance ? la provoqué-je sciemment.
Elle relève aussitôt le visage vers moi, clairement offusquée. S'il y a bien une chose dont je ne peux pas douter, c'est de sa confiance. Abbi est une femme entière. Elle donne tout à ceux qu'elle apprécie mais gare à celui qui s'amusera à la trahir. La seconde chance est un concept totalement inconnu de son répertoire.
-Ca n'a rien à voir avec la confiance et tu le sais très bien. Je te confierais le pub les yeux fermés sans aucun problème. Il y a juste trop de monde ce soir. Si je te laisse seul, tu ne vas pas te coucher avant cinq heure du matin.
Je hausse les épaules pour lui montrer que cela ne me fait pas peur.
-Si je vois que je ne m'en sors pas, je demanderai un coup de main à Thomas, Matthew et Charlie.
L'évocation de mes amis semble la convaincre légèrement. Elle leur jette un coup d'oeil scrutateur, sans doute pour vérifier leur taux d'alcoolémie. Elle se retourne ensuite pour déchiffrer l'horloge et soupire en posant ses mains sur ses hanches volumineuses.
-A quelle heure voulez-vous que tout le monde soit dehors ?
-Deux heures, pas plus tard.
-Ok. Je vais mettre un mot sur la pompe à bière et je demanderai aux chanteurs d'arrêter dans une demi-heure.
Elle tergiverse encore une minute avant de capituler dans un bâillement. Je m'active à remplir des pintes pendant qu'elle ôte son tablier noué autour de ses hanches. Lorsqu'elle s'apprête à passer par la sortie de derrière, elle me lance un regard chaleureux et murmure un merci. Mon sourire suffit à la rassurer une dernière fois.
Durant la demi-heure suivante, je cours dans tous les sens. Je réquisitionne immédiatement Matthew, mon ami le plus proche et le plus serviable. Ayant pris le volant, il n'a pas bu d'alcool. Il parcourt la petite salle tamisée pour récupérer tous les verres qui trainent et m'aider à rassembler les assiettes vides et sales. Charlie, légèrement éméchée, me propose d'essuyer les verres propres. Thomas, visiblement déçu de ne pas avoir réussi à récupérer le numéro d'une jolie rousse qu'il convoitait depuis son arrivée, se réfugie en cuisine où il s'attèle à la vaisselle.
A deux heures et quart du matin, les derniers fêtards quittent le pub, un grand sourire accroché à leurs lèvres. Je m'effondre alors sur la chaise la plus proche. J'ai eu beau ôter ma chemise et travailler en t-shirt noir à manches courtes, je suis en sueur. Les verres de mes lunettes sont si sales que je ne vois presque plus rien. La faute à ma manie de constamment les remonter sur mon nez. Charlie, Matthew et Thomas me rejoignent.
-On se boit un dernier verre rien que tous les quatre ? propose Thomas.
J'acquiesce avec plaisir. Si j'ai passé ma soirée à remplir des pintes, je n'ai pas eu le loisir de tremper mes lèvres une seule fois. Je fais mine de me relever lorsque mon ami me fait signe de rester assis.
-Bouge pas, je m'en occupe.
Matthew, une éponge à la main, termine de nettoyer les tables. Charlie disparait un instant en cuisine mais elle revient rapidement avec un sachet de crackers dans les mains.
-Pour éponger un peu, avoue-t-elle dans un sourire coupable.
-Je te ramènerai, l'informe Matthew sans lever la tête de sa tâche ménagère.
-J'y comptais bien !
A chaque fois que nous sortons, c'est la même rengaine. Matthew reste sage parce qu'il sait que Charlie, l'effrontée, aura besoin de son preux chevalier pour la ramener saine et sauve. Et Charlie ne remarque pas les oeillades appuyées de celui qui n'a d'yeux que pour elle. Le fait-elle exprès ou ignore-t-elle réellement la nature de ses sentiments ? Je n'en sais rien. Mais je ressens toujours un pincement au coeur quand je vois à quelle point Matthew est accro à elle.
Nous nous rassemblons autour d'une table en bois. Nos pintes tintent, nos rires résonnent. Nous partageons nos derniers potins. Enfin, eux. Parce que moi, je n'ai pas grand chose à raconter. Ma vie n'a rien de palpitant. Mais cette fin de soirée me fait un bien fou.
-Bon et toi Louis ?
-Quoi moi ?
-Toujours pas de fille en vue ?
Je manque d'avaler ma bière de travers. Thomas sait très bien que je suis mal à l'aise quand il est question de ma vie privée. Il sait aussi très bien que ma soi-disant vie privée se résume à deux histoires sans lendemain que j'ai eues il y a plusieurs années maintenant.
-Non, je... je... rien. Personne.
Un lourd silence pèse désormais sur nous. Trois paires d'yeux me fixent, attendant sûrement des confidences que je n'ai jamais su donner.
-Pourquoi tu ne sors pas un peu ? On pourrait t'accompagner, pas vrai ? suggère la jolie blonde autour de la table.
-Non, non, je... enfin, vous, vous... vous le savez bien. Je suis n-nul pour ce genre de t-truc.
Et voilà que je me remets à bégayer. Pathétique.
-Quel genre de truc ? renchérit gentiment Matthew.
Je soupire en plongeant le nez dans ma bière. Pourquoi me cherchent-t-ils des poux à la fin ?
-Les... les r-rencontres. La d-drague. R-regardez, je ne suis même pas fichu de vous parler correctement alors qu'on se connait depuis cinq ans. Je... je me r-ridiculise assez au q-quotidien, je... je n'ai pas b-besoin d'en r-rajouter.
Charlie est la première à briser le silence qui suit mes mots.
-Le jour où tu arrêteras de te dévaloriser, tu te rendras peut-être compte que beaucoup de filles aimeraient être avec un mec comme toi, Louis.