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Ce soir-là, quand Mila me rejoint à la maison, elle décèle tout de suite que quelque chose ne va pas. Mais je n'ai pas la force de tout lui avouer. Je préfère simplement lui dire que je suis contrarié par le travail et que ça ira mieux demain. Je n'ai pas pour habitude de lui mentir mais c'est exactement ce que je viens de faire. Parce que je sais pertinemment que demain, ça n'ira pas mieux. 

                      

Et je ne me trompais pas. Mon réveil est morne et triste. Je suis passé par toutes les émotions possibles et imaginables en l'espace de douze heures. La peur, la colère, la tristesse, la culpabilité. Je n'ai pratiquement pas fermé l'oeil de la nuit. Dès que je déposais les armes, je revoyais la sollicitude sur son visage, l'hésitation dans sa voix.

                      

« Surtout, ne le prenez pas mal mais... est-ce que vous avez un problème avec... avec la lecture ? »

                      

Un problème ? C'est un tel euphémisme. Ce n'est pas un problème, c'est un truc qui me bouffe la vie depuis presque vingt ans. Et aujourd'hui, je dois le reconnaitre au grand jour alors que je n'y étais pas préparé. 

                      

-Papa, tu viens ? On va être en retard ! 

                      

Cartable sur ses épaules, uniforme enfilé, cheveux attachés, ma lilliputienne trépigne sur le pas de porte alors que j'étais perdu dans mes sombres pensées. 

                      

-Oui, j'arrive.

                      

Je traine des pieds sur le chemin de l'école. Ma fille me parle mais je n'arrive pas à me concentrer sur ses signes. J'ai le coeur qui bat à cent à l'heure parce que tout ce qui m'importe, c'est que dans quelques minutes, je vais revoir Mademoiselle Holly. Et je meurs de honte. 

                      

J'ai honte d'avoir fui avec toute ma lâcheté, j'ai honte de ne pas avoir su lui répondre quand elle a mis le doigt sur mon secret, j'ai honte de ne pas savoir lire, j'ai honte de pas savoir écrire, j'ai honte. J'ai honte de moi. 

                      

A l'entrée du bâtiment rouge et blanc, Ella et sa maman nous rejoignent. Je salue brièvement la trentenaire qui ne me tient pas rigueur de mon faible taux de parole. Depuis le temps, elle me connait. Les filles marchent avec entrain vers leur classe mais plus j'avance, plus je sens l'angoisse qui s'empare de tout mon corps. J'ai l'impression de ne plus savoir comment respirer. Je vais encore me ridiculiser, je le sais, je le sens et j'en ai marre, bon sang comme j'en ai marre d'être ce gars qui ne sait pas parler comme tout le monde, qui ne sait rien faire comme tout le monde ! 

                      

Nous pénétrons dans le couloir et aussitôt, j'aperçois Mademoiselle Holly qui guette les arrivées à sa porte, le regard à l'affut. Je baisse la tête, comme pour me protéger de son jugement. Je ne veux pas lire dans ses yeux. Je ne veux pas voir la pitié ni le dédain remplacer l'admiration qui faisait étinceler ses iris lorsqu'elle goutait mes pâtisseries. Je me recroqueville dans le petit coin sombre où j'ai l'habitude de me cacher et je prie intérieurement pour sortir de là au plus vite. Je sais que Mademoiselle Holly m'a probablement vue mais je n'ai pas le courage de l'affronter. Mila pose son cartable dans son casier, suspend sa veste à son portemanteau, range son repas de midi. Je piétine à coté d'elle, pressé de fuir cet étau qui va bientôt m'asphyxier. Elle se met sur la pointe des pieds pour embrasser ma joue, me souhaite une bonne journée et se dirige vers sa maitresse. 

                      

Soudain, j'inspire un grand coup et je relève le nez. Je ne sais pas trop pourquoi je m'inflige ça. J'aurais pu disparaitre aussi vite qu'hier soir et ne pas revoir Mademoiselle Holly avant lundi matin puisque Mila reste en étude ce soir. Mais c'est plus fort que moi. J'ai besoin d'évaluer les dégâts, alors même que je sais d'avance le mal que ça va me faire. 

                      

Je suis accueilli par ses grands yeux soulagés qui plongent immédiatement dans les miens. Son visage exprime toujours la même douceur et ça me désarme. Je ne m'attendais pas à ça. A cette normalité, à cette saveur habituelle. Elle me sourit. Et son sourire ressemble exactement à tous ceux qu'elle m'a déjà adressés. Je reste béat, comme un idiot, au milieu du couloir où grouille tout un tas de parents et d'enfants. Peut-être que... peut-être qu'elle n'en fera pas cas ? Non, ce n'est pas possible. Je ne dois pas me bercer d'illusion, sinon la chute n'en sera que plus douloureuse.  

                                  

              

                    

-Monsieur Perret ? Vous avez une minute ? 

Sa jolie voix vogue parmi le brouhaha alentour pour me secouer avec seulement quelques mots. Elle a une nouvelle fois déformé mon nom - Monsieur Perrette - mais aujourd'hui, ça ne me fait pas sourire. Je n'ai pas le coeur à m'amuser d'un truc aussi futile. Elle veut me parler. Mais je ne veux pas parler, moi. Je ne sais pas faire ça. 

Mes yeux doivent trahir ma panique puisqu'elle quitte l'entrée de sa classe pour s'approcher de moi et je vais bientôt me retrouver piégé, à devoir affronter ma honte alors que je voulais juste être le papa de Mila, le garçon qui pâtisse à ses yeux. Une maman et son garçon passent devant moi et j'en profite pour m'enfuir une nouvelle fois. Je remonte le col de ma veste pour mieux me cacher et j'avance d'un pas pressé vers la sortie, lui tournant le dos comme je l'ai déjà fait bien trop de fois. 

-Monsieur Perret ? S'il vous plait, je... 

La fin de sa phrase reste coincée derrière la porte du couloir que je referme derrière moi. Cela ne servirait à rien d'avoir une discussion avec elle. Et pour lui dire quoi d'abord ? Que j'ai vingt-quatre ans et je suis illettré ? J'en ai bien conscience, merci. Elle va sûrement vouloir savoir comment j'ai pu brouiller tous les radars du système scolaire, comment je me débrouille au quotidien et bien d'autres choses que je n'ai pas envie d'avouer. Je ne veux pas de sa curiosité malsaine et de ses apitoiements. Je ne réalise que je courrais que lorsque je passe la porte du pub, à bout de souffle. La salle est déjà bien remplie malgré l'heure matinale. Abbi s'active derrière le comptoir mais elle prend tout de même le temps de me dévisager avec insistance. 

-Tu as une tête de déterré Louis. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? 

-Rien, grogné-je en passant devant elle pour rejoindre la cuisine. 

Je l'entends râler sur mes cheveux en l'air et mes cernes astronomiques mais je m'en fiche. Je claque la porte derrière moi et plaque rageusement mes deux paumes contre le métal froid du plan de travail. Les épaules recourbées, les yeux clos, la tête rentrée entre mes omoplates, j'essaie de faire le vide et de me concentrer sur la seule chose pour laquelle je suis douée: la pâtisserie. 

Mais je n'y arrive pas. Vers dix heures, alors que le pub s'est presque entièrement vidé et que le rush de la mi-journée n'a pas encore démarré, Abbi tente de me faire sortir de ma tanière, en vain. 

-Laissez tomber Abbi, ce n'est rien. 

-Ce n'est surement pas rien non, je ne t'ai jamais vu comme ça. Tu... tu m'inquiètes Louis. 

-Ne vous inquiétez pas pour moi, ça va passer. 

Elle ne se laisse pas berner par mes mots creux. Elle ne me connait que trop bien. 

-Dis-moi ce que je peux faire pour t'aider, insiste-t-elle gentiment. 

-Est-ce que je peux m'absenter une petite heure ? Juste histoire de faire le vide.

Ma requête me surprend moi-même mais je crois que j'ai vraiment besoin d'aller souffler avant de me concentrer sur le service d'aujourd'hui. 

-Bien sûr. Prend tout le temps qu'il te faut. 

Mes yeux la remercient silencieusement. Quelques minutes plus tard, j'atteins le port et sa brise marine qui s'infiltre dans mes cheveux. De gros nuages blancs rayent le ciel bleu de cette fin de semaine. Seuls deux bateaux sont encore à quai, les autres étant sans doute partis tôt ce matin en plein Océan. Tout est calme autour de moi. Je me pose sur un banc à quelques pas de l'eau qui clapote au gré du vent et je me perds dans la contemplation des éléments qui m'entourent. Au bout de très longues minutes, je réussis à laisser de côté ma mésaventure de la veille et à me concentrer sur le travail qui m'attend. Une heure plus tard, je retrouve la petite cuisine du pub. Le robot installé sur le plan de travail carbure pendant que je sors du four une fournée d'éclairs gonflés à souhait. Je m'absente un moment pour donner un coup de main à Abbi vers midi puis je renfile mon tablier de pâtissier quand vient l'heure de garnir les choux. 

            

              

                    

Le tea time bat maintenant son plein dans la petite salle boisée adjacente à la cuisine. Les habitués se régalent et de nouvelles têtes font leur apparition. Mon amie Erin passe me faire un petit coucou rapide avant que son cours de fitness commence. Elle repart avec deux cookies et une tartelette. 

-Il faut bien que je récupère les calories que je vais brûler ! lance-t-elle malicieusement. 

Alors que je suis en train de terminer de nettoyer tout ce que j'ai utilisé aujourd'hui, Abbi interrompt mes pensées. 

-Louis ? Il y a quelqu'un qui demande à te voir. 

Je lève machinalement les yeux vers l'horloge. Il est à peine quinze heures cinquante et Mila doit être en étude. A-t-elle eu un problème ? Je m'essuie rapidement les mains dans un torchon. 

-Oui ?

Le visage incertain de Mademoiselle Holly remplace celui d'Abbi dans l'embrasure de la porte. Mon sang ne fait qu'un tour. Les mains toujours plongées dans le torchon, j'immobilise mon geste. Je crois que la panique doit clairement se lire sur mon visage puisqu'elle s'approche aussitôt de moi à petit pas, sa main droite levée devant elle en signe de paix. 

-Excusez-moi de vous déranger Louis mais j'aimerais vraiment vous parler. S'il vous plait. 

Je m'empourpre mais je n'y prête pas la moindre attention. Je suis captif de son regard bleu azur qui ne me lâche pas une seule seconde. Dans ses pupilles, je lis toute sa détermination mais aussi une grande douceur, une telle bienveillance que mon vernis s'écaille. Je ne parviens pas à conserver un visage neutre, sûrement parce que je n'ai rien dormi de la nuit et que j'ai les nerfs en pelote. 

Je soupire, vaincu, tout en tirant une chaise pour lui proposer silencieusement de s'assoir. Je ne pourrai pas l'éviter éternellement de toute façon. Elle ne se fait pas prier et s'installe non loin de moi. 

-Je vous remercie. 

Toute son attention est braquée sur moi. Elle me toise avec tellement d'intensité que je ne peux tenir la distance. Sans vraiment réfléchir, j'attrape un cul de poule et un paquet de farine qui traine toujours sur mon plan de travail. Je laisse mes mains me divertir pour ne pas flancher devant elle. 

-Je suis venue pour m'excuser. 

Ces quelques mots me laissent abasourdi. Je retrouve aussitôt son regard qui ne faiblit pas. Je ne sais pas si elle peut voir derrière mes lunettes à quel point je ne m'attendais pas à ça. 

-V-vous excuser ? M-mais de q-quoi ?

-De vous avoir mis aussi mal à l'aise. De ne pas avoir été très délicate. D'avoir abordé un sujet aussi personnel sans vous demander votre avis. De vous avoir probablement fait un peu de mal. Je suis sincèrement désolée Louis. Je ne voulais pas vous incommoder de la sorte. 

J'absorbe ce qu'elle me dit et je le garde précieusement dans ma mémoire. Je crois que c'est la première fois que quelqu'un prend autant en considération ce que je peux ressentir, en dehors de Bastien et de mes anciens tuteurs. Elle ne me connait pas et pourtant, elle me traite d'égal à égal. Je baisse de nouveau la tête pour enfouir mon regard dans la préparation que je réalise sans même m'en rendre compte. Mes doigts caressent un mélange de poudre de pistache et de poudre de noisette à mesure que mon coeur s'emballe. Ça fait du bien, bon sang ce que ça fait du bien d'entendre ça. 

-M-merci. Je... Merci Mademoiselle Holly. 

-Appelez-moi Holly, proteste-t-elle en balayant mes mots d'un revers de la main. Je ne voulais pas vous blesser hier et... enfin, je sais qu'on ne se connait pas mais si vous avez besoin de parler à quelqu'un, je suis là. 

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