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-Dépêche-toi Mila, on va être en retard ! 

                      

Ma fille lève le nez de son bol de muesli pour lancer un coup d'oeil vers l'horloge. 7h45. Elle se contente de me regarder comme si j'avais perdu la tête et replonge dans sa rêverie. Je ne tiens pas en place. Je n'ai pratiquement rien dormi de la nuit, j'ai tellement passé la main dans mes cheveux qu'on dirait que j'ai mis les doigts dans une prise électrique et j'ai tout fait tomber en voulant préparer le petit-déjeuner. Si j'ai tendance à être un peu maladroit en temps normal, ma gaucherie est plus qu'exacerbée les jours de grand stress. Et aujourd'hui est typiquement un jour de grand stress. 

                      

Mila fait sa rentrée en primary school, l'équivalent de l'école primaire en France. Fini les journées passées à faire des puzzles et à écrire son prénom. Cette année, elle va apprendre à lire, à écrire, à compter et tant bien d'autres choses encore. Je sais bien qu'elle a toujours été bonne élève mais j'ai l'impression que ce qui l'attend désormais est d'un autre niveau. Et vu mon expérience catastrophique avec le système scolaire, j'ai peur qu'elle suive mes traces et décroche rapidement. 

                      

J'inspire un grand coup pour tenter de me remettre les idées en place. Mon histoire n'a aucun rapport avec la sienne. Peut-être qu'à force de me répéter ce mantra, il finira par rentrer dans mon crâne ? Pour l'instant en tout cas, c'est un échec. Je remonte distraitement mes lunettes en regardant autour de moi. Son encas de midi est prêt, son cartable aussi. Son uniforme propre et repassé l'attend après son petit déjeuner. Les fournitures qu'ont nous a demandées sont déjà rangées dans sa trousse. Ses souliers sont cirés. Tout est sous contrôle. Sauf peut-être mon anxiété. 

                      

-Tu veux boire un verre de jus d'orange ? 

                      

Mila joint son index et son pouce en agitant son poignet en signe d'approbation. J'attrape un verre que je remplis du jus fraichement pressé. Lorsque je le pose devant elle, il m'échappe des mains et le liquide se répand sur la table. Je grogne à haute voix pour extérioriser toute ma frustration. Tandis que j'éponge la nappe avec ferveur, ma fille pose sa main sur mon biceps. Ses grands yeux noirs m'interrogent silencieusement. Je m'immobilise aussitôt. Elle en profite pour nouer ses petits doigts aux miens et me guider vers le salon où elle se blottit contre moi sur le canapé. 

                      

-Pourquoi es-tu aussi nerveux papa ce matin ? C'est à cause de l'école ? 

                      

-Oui, avoué-je un peu gêné. 

                      

-On dirait que tu as peur. Mais de quoi ? Tu penses que je vais être nulle c'est ça ? 

                      

Dans son regard, je lis toute sa déception. Et ça me brise le coeur. 

                      

-Bien sur que non ma chérie, je sais très bien que tu ne seras pas nulle. Tu vas te débrouiller comme une chef. C'est juste que... je n'ai pas gardé de très bons souvenirs de mon passage à l'école. Ca me fait bizarre que ce soit ton tour. Et je n'ai pas envie que ce soit difficile pour toi comme ça l'a été pour moi.

                      

-Tu sais, si Ella est dans ma classe, alors je suis sure que je passerai une bonne année. 

                      

Ella est sa meilleure amie depuis qu'elle fréquente l'école. J'espère aussi qu'elles seront ensemble mais normalement, on ne devrait pas avoir de surprise. Notre petit village ne permet pas l'ouverture d'une multitude de classes. 

                      

-Tu as raison. Je suis persuadé que vous travaillerez bien ensemble toutes les deux. 

                      

Ma fille serre fort ses bras autour de mon buste. Je plonge le nez dans ses cheveux pendant que je lui rends son étreinte. Il faut vraiment que je me détende. 

                      

-Papa ? 

                      

Elle se redresse pour m'implorer de son regard de chien battu. Oh, oh, oh... 

                      

-Si vraiment tu es trop inquiet, tu pourras me préparer des muffins à la myrtille. Je ne peux pas passer une mauvaise journée si je mange un de tes muffins au goûter ! 

                                  

              

                    

J'éclate d'un rire franc, allégeant un peu l'étau qui compresse ma poitrine depuis hier. 

-Evidemment ! 

Les yeux pétillants de malice, Mila retourne dans la cuisine pour terminer son petit-déjeuner. Et comme le père influençable que je suis, je récapitule déjà la liste des ingrédients nécessaires à la confection de ces fameux muffins pour vérifier que j'ai tout ce dont j'ai besoin dans mes placards.  

Une trentaine de minutes plus tard, je referme la porte derrière nous et nous nous mettons en marche pour l'école. Sur le chemin, nous emboitons le pas à des dizaines d'enfants en uniforme noir et gris, accompagnés de parents au sourire crispé, affluant tous dans la même direction. Il ne nous faut pas plus de cinq minutes pour atteindre le bâtiment rouge et blanc. Avec son toit pentu et ses tuiles noires, il se complait parfaitement dans le décor typiquement celte de notre village. Mila retrouve son amie Ella, elles se sautent dans les bras avec tellement de joie que mon sourire se décrispe un peu. Ma fille signe à quel point elle est heureuse de la retrouver et Ella ne perd pas une seconde pour lui répondre avec ses mains, même si elle est encore un peu maladroite parfois. 

Mila a toujours été scolarisée dans une école classique. Je me suis battu pour qu'elle ne soit pas reléguée dans un établissement spécialisé pour sourds et malentendants parce que, d'une part, je ne voulais pas que nous ayons à déménager et d'autre part, je trouvais important qu'elle se fonde dans un groupe social ouvert, représentatif de la société dans laquelle elle va évoluer toute sa vie. Et je suis plutôt content du résultat. Elle s'adapte à chaque interlocuteur qu'elle croise. Elle parvient toujours à se faire comprendre ou à communiquer. 

La maman d'Ella, qui s'était absenté quelques instants pour consulter les listes, revient avec un grand sourire. Les filles sautent déjà dans tous les sens, ravies que leur voeux ait été exaucé. 

-Elles sont ensemble, me confirme-t-elle. 

L'établissement n'accueille pas un nombre incalculable d'enfants mais il les répartit en classes de maximum quinze élèves. C'est un vrai plus pour tous ces jeunes qui se voient offrir des conditions d'apprentissages privilégiées. Enfin, c'est ce que m'a promis la directrice quand j'ai inscrit Mila au mois de juin.  

-Papa, m'apostrophe ma fille en captant mon regard. Tu peux me laisser maintenant, je suis grande, je peux aller en classe toute seule.

-Hors de question ! C'est ton premier jour, je ne vais pas te laisser devant la grille.

-Mais... 

-On y va, la coupé-je sans plus de cérémonie. 

Je m'engouffre dans la foule qui s'est formée autour de la grille. Un surveillant vérifie l'identité de chaque personne souhaitant pénétrer dans l'établissement. Nous patientons tranquillement jusqu'à notre tour. Une fois le contrôle passé, nous nous dirigeons vers la première classe du couloir principal. Ella et sa maman nous précèdent, discutant joyeusement. Mila est silencieuse mais calme. Elle observe son nouvel environnement avec grande attention. Sa petite main serre doucement la mienne. 

De mon coté, je fais tout pour masquer mon anxiété. J'affiche un sourire de façade -qui doit sans doute plus ressembler à un rictus tendu- et j'avance tranquillement. Lorsque nous pénétrons dans le couloir, la lumière jaunâtre des néons au plafond m'agresse les rétines. Je remonte mes lunettes en guise de rempart mais ma main tremblote. Je suis ridicule. Le seul papa stressé par la rentrée de sa fille de six ans ! 

Une jeune femme aux longs cheveux clairs accueille les élèves à l'entrée de la salle de classe. J'imagine qu'il s'agit de la maitresse. Mila repère son casier grâce à une étiquette indiquant son prénom. Elle dépose sa veste, son cartable et son repas de midi. Puis elle se tourne vers moi et son regard ne me cache plus rien. Un mélange d'excitation et d'appréhension fait valser ses yeux noirs. Je m'agenouille et passe une main sur ses longs cheveux noirs qui cascadent sur ses épaules. Mon autre main caresse tendrement la peau mate de sa joue pour la rassurer. Je parle doucement pour m'assurer qu'elle puisse lire les mots sur mes lèvres. 

            

              

                    

-Tout va bien se passer. Tu es avec Ella. Je viens te chercher à 15h et tu me raconteras tout, d'accord ? 

-D'accord, signe-t-elle sans réussir à me cacher le tressautent de ses mains. 

-Je t'aime. 

-Je t'aime aussi papa. 

Un baiser sur le front et elle se retourne pour rejoindre ses camarades. Sa maitresse offre un bonjour souriant à tous les élèves qui passent devant elle. J'attends que le couloir se vide un peu pour me présenter. Le problème, c'est que je déteste faire ça. Je ne suis pas vraiment à l'aise avec les personnes que je ne connais pas et mon manque d'assurance peut vite me pousser à dire des âneries. Alors je me méfie de moi-même. Je n'ai aucunement l'intention de me ridiculiser devant la maitresse de ma fille.  

-Bon-bonjour. Je-je suis le père de Mi-mila Perret. Excusez-moi de vous déranger mais je, euh je, enfin, je ne sais pas si, si la directrice vous a prévenue que, que ma fille était s-sourde et... 

-Je suis au courant, me répond-t-elle d'une voix douce. 

Mon regard traine par terre. Je me sens bête face à elle et je m'empourpre déjà. 

-Ah, d'accord, par-parfait. Je... bon, vous, vous pourrez du coup... ? 

Je ne sais même pas comment terminer ma phrase. Bon sang, quel spectacle grotesque je lui offre ! C'est exactement à cause de ce genre de moment que je n'approche jamais personne d'habitude. 

-J'ai été affectée dans la classe de Mila parce que je parle la langue des signes. Ne vous inquiétez pas, votre fille pourra suivre comme tous les autres élèves, je serai très attentive à cela. 

-D'accord, m-merci, bafouillé-je avant de prendre congé sans lui laisser le temps de répondre. 

Je me dépêche de fuir ce couloir avant de m'enfoncer encore plus. Quand je suis nerveux, j'ai tendance à bégayer. Et bégayer ne me rend que plus nerveux encore car j'ai parfaitement conscience de passer pour un idiot. Mais je ne peux pas me maitriser. Ce tic me suit depuis l'enfance et je n'ai jamais réussi à m'en débarrasser. 

Petit, j'étais la cible de toutes les moqueries dans la cour de l'école. Les autres gamins s'amusaient à mépriser ma couleur de ma peau et ma vie en famille d'accueil juste pour me forcer à réagir, à parler en public. A bégayer devant eux. A leur montrer mes faiblesses et leur donner de quoi me tourner en ridicule pendant plusieurs jours. Alors j'ai grandi en devenant transparent. Ne pas faire de vague était mon mot d'ordre. Je vis encore comme ça aujourd'hui. Au pub, je reste cloitré dans ma cuisine ou derrière l'évier. J'écoute les conversations, je réponds quand on me parle mais je n'occupe pas le devant de la scène. Je ne sais pas faire. Je n'aime pas ça. 

Au fil des années, je me suis fait quelques amis ici. Je sors de temps en temps boire une pinte avec Matthew, Jane, Erin, Thomas et Charlie. J'aime toujours partager une soirée avec eux mais je reste toujours légèrement en retrait. Je crois que je ne sais plus vraiment comment laisser les autres m'approcher. 

C'est perdu dans mes souvenirs que je me dirige vers le port. Je viens souvent ici m'aérer l'esprit au gré de l'air iodé. J'aime regarder les Galway hookers, ces traditionnels bateaux de pêche irlandais, parfaitement conçus pour braver les eaux agitées de la région. Leurs voiles rouges et leur coque sombre. La force et la tranquillité qui se dégage de ces embarcations. Ce matin, le ciel est bardé de nuages gris. Le vent s'engouffre dans les voiles des hookers. Les passants ne s'attardent pas sur leur chemin comme hier. Il n'est plus l'heure de flâner, sauf pour moi qui ne travaille pas aujourd'hui. 

La vue sur la baie apaise le tumulte de mes pensées. Quand je me sens à nouveau plus serein, je fais un détour par la supérette puis je rentre chez moi. Je réfléchis à des idées sucrées que j'ai envie de réaliser. Bien sur, je vais préparer les muffins que Mila m'a réclamés mais j'aimerais aussi tester des alliances inédites pour proposer de nouvelles pâtisseries au tea time. Je ramène mes ingrédients dans la cuisine du pub que j'investis pour laisser libre cours à mon imagination. Les heures filent au rythme de mes coups de fouet. De la farine s'installe sur mes lunettes à mesure que je les remonte sur mon nez. Les manches de ma chemise que j'ai relevées sur mes avant-bras sont tapissées de la même poudre blanche mais je suis trop concentré pour m'en soucier. J'emprisonne un biscuit joconde entre deux mousses de fruits rouges pendant que des petites meringues pralinées se dorent la pilule. Abbi, qui habite juste à côté, passe la tête dans l'entrebâillement de la porte pour me saluer. 

            

              

                    

-Encore en train de cuisiner ? 

-Bien sûr. 

-Qu'est ce que tu prépares ? Les desserts de cette semaine ? 

-Oui, je teste des nouveautés. Quand j'aurai terminé, je vous déposerai un plateau pour que vous me disiez ce que vous préférez. 

-Oh mais c'est pas la peine, tu sais bien que je n'aime pas trop tout ce qui est sucré. 

Mais bien sûr... Croit-elle réellement que je ne la vois pas tremper le doigt en cachette dans mes préparations ? 

-S'il vous plait. Il faut bien que vous décidiez de ce qu'on va proposer au tea time vendredi. 

-Hm, bon, si tu veux, on verra... grommelle-t-elle avant de disparaitre dans la cour. 

Je secoue la tête en souriant. Abbi est comme moi, elle a du mal à gérer de simples interactions sociales. Sauf qu'au lieu de perdre ses moyens, elle préfère montrer les crocs. Si je la craignais un peu au début, j'ai rapidement compris que derrière ses bougonnements se cache une grande tendresse. Alors je l'apprivoise à ma façon, sans la brusquer. Et dans deux heures, je lui déposerai un plateau garni de trois préparations sucrées qu'elle engloutira avec plaisir dans le confort de son appartement douillet.  

Les muffins à la myrtille sont tièdes lorsque je me présente devant la porte encore close de l'école. Une dizaine d'adultes - parents et nourrices confondus- sont déjà présents dans le couloir. Je me faufile dans un petit coin à l'écart, patientant sans dire un mot. Je reconnais plusieurs visages que j'ai déjà croisés, au pub ou à l'école maternelle. Mila a du retrouver un certain nombre de copains, je suis rassuré. La porte s'ouvre, laissant place à l'institutrice qui salue ses élèves un à un lorsqu'ils quittent la pièce. 

Ma fille me repère aussitôt, près de son casier. Elle se rue dans mes bras, arborant le plus beau des sourires. Je libère un long souffle de soulagement quand elle se défait de mon étreinte pour me raconter sa journée en détails. 

-C'était trop bien papa ! J'ai le droit de m'assoir à côté d'Ella ! Et mademoiselle Holly sait super bien signer ! Elle parle et elle signe en même temps, à toute allure ! Elle est trop forte ! Elle m'a dit que ses parents étaient sourds comme moi, alors elle a l'habitude de signer sans même y penser. Elle nous a dit aussi qu'on allait découvrir un livre trop génial et qu'on allait apprendre à lire et aussi à écrire et qu'on allait reproduire des personnages et... 

-D'accord, d'accord, calme-toi ma chérie, la coupé-je en riant. Tu vas tout me raconter sur le chemin de la maison. 

Mila attrape sa veste et son cartable en lorgnant sur la boite métallique que je tiens dans la main gauche. 

-Tu m'as amené des muffins ? m'interroge-t-elle le regard plein d'espoir. 

Je referai ces gâteaux mille fois rien que pour le bonheur qui pétille sous ses paupières quand j'ôte le couvercle de la boite. Je reçois un joli baiser sur la joue en guise de remerciement et nous quittons l'école. Sur le chemin du retour, Mila ne cesse de me répéter à quel point elle est contente de sa première journée. Je la regarde attentivement me raconter chaque détail, me détendant à chacun de ses rires silencieux. Quand nous arrivons à la maison, elle quitte son uniforme pour enfiler un t-shirt et un pantalon fin. Tout en continuant de s'extasier de bonheur, Mila redescend les escaliers pour aller chez Abbi. C'est une habitude que nous avons toujours eu. Abbi adore Mila et Mila le lui rend bien. Elle doit être la seule à savoir la dérider d'un seul sourire. 

Son petit poing tape sur le bois de la porte pour annoncer son arrivée mais elle ne prend pas la peine d'attendre. Elle s'engouffre déjà à l'intérieur de l'appartement, sachant où la trouver un lundi après-midi. Comme à son habitude, Abbi attend sa petite-fille de coeur sur son canapé. Devant elle, une citronnade et un paquet de bonbons à la cerise. N'ayant pas la patience de prendre une feuille pour écrire tout ce qu'elle a à lui raconter, Mila se lance dans un monologue muet, ses mains énumérant tout ce qu'elle m'a déjà expliqué. Je traduis à haute voix pour Abbi qui n'en perd pas une miette. 

            

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