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Présentation
Cinq ans et demie passé
La nuit engloutit toujours le paysage derrière le hublot lorsque je prends place dans l'avion. Il doit être quelque chose comme six heures du matin mais je ne peux pas vérifier l'heure exacte. Mon téléphone est rangé dans la poche latérale du sac à dos coincé entre mes pieds. Et je ne peux pas bouger. Aucune chance que je prenne le risque de réveiller Mila. J'ai déjà eu toute la peine du monde à l'endormir après avoir passé les contrôles de sécurité, je ne vais sûrement pas gigoter dans tous les sens maintenant qu'elle ronfle paisiblement entre mes bras. Je savais que ce vol si matinal n'était pas l'idéal pour elle mais les billets étaient à un prix défiant toute concurrence. Alors j'ai fait comme j'ai pu. Exactement comme tous les jours, depuis six mois.
L'avion se remplit au rythme des nombreux passagers qui trouvent leur place non sans générer un sacré brouhaha. Je remonte le col de ma veste pour protéger Mila de l'agitation ambiante quand un homme d'une cinquantaine d'années s'installe à côté de nous. Il parle d'une voix forte à son acolyte assis de l'autre côté de l'allée centrale, comme s'ils étaient seuls à bord. Il fait claquer le compartiment des bagages après avoir balancé son attaché-case et Mila sursaute contre mon torse. Je la berce doucement, chuchotant à son oreille que tout va bien, que je suis là, qu'elle peut se rendormir. Ma fille frotte son nez trois fois contre ma peau avant de replonger dans le sommeil. Je libère un long souffle, soulagé. Mais c'était sans compter sur la sonnerie stridente du téléphone de mon adorable compagnon de vol qui répond en beuglant dans le combiné. Mila se tortille de nouveau et je passe aussitôt ma main sur ses petits cheveux châtains pour la calmer. Heureusement, une hôtesse de l'air demande gentiment à l'homme à ma gauche de raccrocher et de s'installer pour le décollage. Il maugrée un instant mais se montre finalement docile.
Une fois les consignes de sécurité énoncées et le petit discours du commandant de bord terminé, le moteur de l'avion se met à gronder. Un bruit assourdissant envahit l'habitacle. Plus personne ne parle. Le tas de ferraille avance maintenant à vive allure sur la piste, avant de lever la tête et de prendre son envol. La sensation m'arrache un hoquet de surprise et je me cramponne à ma fille qui redresse sa tête d'un coup sec et me regarde de ses petits yeux paniqués. Et soudain, au bruit du moteur se mêle la mélodie des pleurs de Mila. Tout son petit corps est tendu. Je tente de la rassurer, de la bercer, de la caresser, de lui dire que tout va bien mais rien ne la calme. Elle hurle à plein poumon. Le cinquantenaire m'envoie un regard assassin et je me ratatine dans mon siège, gêné de ne savoir que faire. Au bout de cinq interminables minutes, je finis par déboutonner ma vieille chemise en coton épais. Je fais de même avec le gilet et le body de Mila jusqu'à ce que sa peau rencontre la mienne. Je blottis son visage dans mon cou, mon souffle berçant chacune de ses respirations. Et comme toujours quand nous sommes dans cette position, ma fille se calme et finit par se rendormir.
Je passe deux heures et demi à grelotter, le ventre à l'air, malgré la couverture qu'une adorable hôtesse a installée sur nous. Mais ma fille dort. Elle n'a plus peur et elle se repose. Alors je ne bouge pas. Et je remercie silencieusement la sage-femme qui m'a proposé de faire du peau à peau à la maternité, alors que je regardais ce minuscule petit être, cet espèce de petit gnome attendrissant essayant de se réchauffer tant bien que mal. C'était il y a six mois. Le jour où je suis passé d'un ado de dix-huit ans un peu paumé à un papa complètement à côté de la plaque mais résolu à montrer à ma fille que la vie ne se résume pas à une mère qui s'enfuit.
Je jette un dernier regard à travers la vitre. Seules des petites taches jaunâtres émergent de la pénombre. Des traces d'une vie que je quitte sans le moindre regret. Je ferme les paupières en espérant de tout mon coeur que la vie qui nous attend à Galway sera plus clémente avec nous que ces six derniers mois. Que mes dix-huit dernières années.
Pour toi ma fille, je ferai tout pour qu'elle le soit.
01
Aujourd'hui
Notre petit appartement est totalement silencieux quand je me glisse hors des draps. Je tâtonne pour trouver mes lunettes dans le noir, j'enfile rapidement de vieux vêtements et je sors de ma chambre sur la pointe des pieds. Je profite du calme pour aller récupérer le cadeau que j'ai caché dans l'arrière cour du pub, un étage en dessous de là où je loge. Malgré le bois qui craque sous mes chaussures, je remonte les escaliers en faisant le moins de bruit possible mais je sais que les minutes sont comptées. Si ma fille est habituellement une lève-tard, elle ouvre toujours les yeux dès l'aurore le jour de son anniversaire. Je dépose la surprise au beau milieu de notre minuscule salon avant de me hâter vers la cuisine où je dispose sa tasse préférée sur la table. Je sors une bouteille de lait, le chocolat noir puis j'allume le gaz. Les flammes crachotent mais finissent par se stabiliser pour me laisser le temps de faire chauffer le lait agrémenté de quelques grains d'un sucre roux vanillé que je prépare une à deux fois par an. Lorsqu'il atteint la bonne température, je plonge des carrés de chocolat noir dans le lait chaud tout en remuant doucement. Une délicieuse mousse brune se forme à la surface et je souris.
J'ai toujours aimé mélanger des ingrédients, faire mes propres expériences culinaires mais je n'ai réellement commencé à cuisiner que lorsque nous avons posé nos bagages ici, en Irlande. Il a suffit d'une journée un peu plus compliquée que les autres, d'une solitude un peu trop accrochée à ma peau et de quelques idées un peu trop sombres pour que je dévalise la petite supérette du coin, un porte bébé de fortune attaché contre mon torse, quelques pièces de monnaies tintant au fond de ma poche. Ce jour là, j'ai étalé tout ce que j'avais trouvé sur la table de ma petite cuisine et j'ai fermé les yeux. J'ai fait le vide, cherché un coin de calme au milieu du tumulte de mes pensées. Et une image est apparue derrière mes paupières. Un chou surmonté d'un craquelin et garni d'un crémeux passion-chocolat. Un souvenir de mon adolescence, lorsque je déambulais dans les rues, sans avenir et sans un sou en poche. J'avais quinze ans je crois. J'étais passé devant une pâtisserie qui exposait ses merveilles en vitrine. J'avais vu ce chou, je n'avais vu que lui. Il était parfait. Parfaitement rond, parfaitement garni, parfaitement alléchant, parfaitement gourmand. Je m'étais imaginé son gout sur ma langue, ce paradis dans ma bouche. Quand j'étais rentré chez mes parents d'accueil, je leur avais demandé s'ils pouvaient m'acheter de quoi en réaliser un moi-même. Celle qui m'hébergeait m'a simplement répondu que le budget course était serré et qu'on ne pouvait pas se permettre d'acheter tout ce qui nous passait par la tête. Je n'ai pas insisté, elle était déjà assez gentille pour accueillir un gamin dont personne ne voulait vraiment, je n'allais pas prendre le risque qu'elle ne veuille plus de moi. Alors j'ai oublié ce chou et mes envies un peu folles de créer quelque chose de ces mains auxquelles personne ne croyait.
J'ai à peine le temps de fouetter la crème bien froide pour la monter en chantilly que derrière moi, un sacré raffut se fait déjà entendre. Des petits pas qui se pressent dans le couloir, le bruit d'un doudou qui traine sur le plancher, pendu à une petite main qui le serre fort. Je me retourne, la casserole à la main. Je suis immédiatement accueilli par le sourire lumineux de ma fille qui trottine jusqu'à moi, ses longs cheveux bruns emmêlés autour de son visage rayonnant. Je verse le chocolat chaud dans sa tasse violette puis je dessine une belle fleur en chantilly à la surface du liquide brun. Pétillants, les yeux de Mila suivent chacun de mes gestes, fascinés par le spectacle que je leur offre. Je repose rapidement la casserole sur le petit meuble à côté de la gazinière avant de prendre ma fille dans mes bras et de déposer un énorme baiser sur son front. Puis je baisse mon regard pour l'aligner au sien et j'agite mes mains.
-Joyeux anniversaire ma chérie, signé-je.
Son sourire se fait aussitôt plus grand. Elle passe ses petits bras autour de mon cou en sautillant. Lorsqu'elle me relâche, ce n'est que pour plonger ses lèvres rosées dans le chocolat chaud. Elle ferme les yeux, déguste chaque saveur qui titille ses papilles. Ce n'est pas souvent que je prends le temps de lui préparer un chocolat chaud maison alors elle sait l'apprécier. Avec une grande cuillère, elle plonge dans la chantilly qu'elle déguste les paupières mi-closes.
-C'est trop bon papa ! me dit-elle de ses petites mains.
A la maternité, lors d'un banal test de surdité, le pédiatre a décelé une anomalie chez Mila. Plusieurs examens plus poussés m'ont appris qu'elle est née avec une malformation de l'oreille interne. Elle n'entend aucun son. Ni les plus graves, ni les plus aigus. Je n'ai jamais su d'où venait ce problème, le pédiatre suspectait soit une surdité héréditaire, soit une surdité due à l'atteinte du nouveau-né. Et étant donné le mode de vie de celle qui l'a portée pendant neuf mois, je pencherais plutôt pour la deuxième solution. Mais je ne le saurai jamais. Elle nous a abandonnés au cinquième jour de vie de Mila.
Après m'être octroyé le même plaisir sucré que ma fille, je sors du frigo sa pâtisserie préférée: une tarte aux framboises et à pistache. Elle avait quatre ans lorsque j'ai testé ce mélange de saveurs. J'avais dégoté une pâte de pistache dans une épicerie fine alors que nous nous promenions un jour. Impossible pour moi de la laisser dormir dans le rayon. Après d'intenses réflexions, j'ai décidé de la marier à des framboises fraiches. J'ai confectionné une pâte sablée à la pistache que j'ai surmontée de framboises positionnées sur une couche de confiture à la framboise et au citron vert. Ce jour-là, Mila a décrété que c'était son dessert préféré de tout l'univers.
Lorsqu'elle aperçoit la tarte, elle agite ses mains dans tous les sens pour traduire son excitation. Elle se relève aussitôt sur ses genoux en se tordant le cou pour mieux la dévorer du regard. Je ris, le coeur léger.
-Et voilà pour ma fille préférée ! lancé-je en déposant une part de tarte dans son assiette.
Mila enfourne la moitié de la pâtisserie dans sa bouche avant de me répondre.
-Evidemment que je suis ta préférée, tu n'as que moi !
Je n'ai qu'elle. Quelle vérité criante. Depuis six ans aujourd'hui, je n'ai qu'elle. Elle a raison. Mais ce genre de pensée ne me fait plus aussi mal qu'avant. Je n'ai peut-être jamais eu de parents, je ne sais peut-être pas d'où je tiens cette peau couleur café au lait que je lui ai transmise, je n'ai peut-être jamais connu la sécurité d'un foyer aimant mais ça ne compte plus. Plus comme avant. Aujourd'hui j'ai ma fille, ma jolie Mila, mon rayon de soleil. Nous vivons dans ce minuscule appartement quelque peu délabré et nous ne roulons clairement pas sur l'or mais elle est mon trésor. L'amour de ma vie. Et pourtant, rien ne m'avait prédestiné à devenir père si jeune !
J'étais un adolescent perdu mais silencieux. Je ne faisais pas de vague, j'avais l'habitude de me faire aussi transparent que possible. J'ai vogué de famille d'accueil en famille d'accueil sans jamais être adopté. Je ne me plains pas, je ne suis pas mal tombé. Ceux qui m'ont accueilli ont toujours été sympa avec moi. Ou du moins, ils m'ont offert un toit, de quoi manger et m'habiller. Et je m'en contentais. Comment espérer mieux quand la seule personne censée vous aimer inconditionnellement n'a jamais voulu de vous ? Je suis né sous X. Voilà comment a débuté ma vie. Sans personne pour s'extasier au dessus de mon berceau. Jacques et Annie, mes anciens tuteurs, m'ont répété pendant deux ans que c'était mieux ainsi. Qu'on ne fait pas ce choix sans être dans une situation grave. Qu'elle m'avait sans doute sauvé d'un destin plus sombre. Et puis, si elle ne m'avait pas abandonné, je ne les aurais jamais connus. Et j'aurais été privé de leur amour, de leur force et de leur bienveillance. Alors peut-être qu'ils ont raison dans le fond.
Une assistante sociale m'a inscrit dans un lycée professionnel quand j'avais seize ans. C'est grâce à elle que j'ai été placé chez Jacques et Annie. C'est aussi grâce à elle que j'ai rencontré Bastien, mon ami le plus proche. Nous n'avions pas grand chose en commun mais nous nous sommes tout de suite liés d'amitié. Extravagant, toujours prêt à faire la fête, il n'en était pas moins un garçon responsable et à l'écoute des autres. Il n'avait rien à faire dans cette filière sous-côté et heureusement pour lui, quelques professeurs s'en sont rendu compte. Son travail acharné a fini par payer et il a réintégré un cursus classique. Le jour où j'ai fait ma rentrée sans lui, j'ai su que je ne resterai pas longtemps sur les bancs de l'école. Nous ne nous sommes pas perdu de vue pour autant. Nous avons continué de nous voir les soirs et les weekends. Je squattais sa chambre et sa vielle console de jeu, il me trainait de fête en fête.
C'est comme ça que j'ai rencontré Ariane. J'avais dix-sept ans et aucun avenir. Ce soir là, j'ai trop bu. Elle aussi. Elle n'était pas particulièrement belle, du moins je ne me souviens pas avoir fantasmé sur elle de longues heures. Elle riait fort. Elle bougeait beaucoup. Elle avait le regard éteint et un sourire trop grand pour être vrai. Elle arborait des bras tatoués et des cheveux décolorés. Je ne sais pas pourquoi je l'ai abordée. Aujourd'hui, je me le demande encore. La majorité approchant, je savais que mes heures étaient comptées chez Jacques et Annie. Je savais que j'allais perdre la seule famille qui m'ait jamais aimé un peu. Que j'allais me retrouver à la rue, sans études ni boulot. Ce soir-là, j'étais triste. Comme tous les soirs bien sûr, mais un peu plus. Alors j'ai bu autant qu'Ariane fumait. Nos peines se sont rencontrées et nous ont poussés l'un vers l'autre. On a couché ensemble mais tout est flou dans mes souvenirs. La seule chose que je ne pourrai jamais oublier, c'est son regard quand elle m'a appris être enceinte, quatre mois plus tard.
Elle avait découvert sa grossesse tardivement. Elle était perdue, paniquée. Elle n'avait personne pour l'aider. Un médecin lui avait dit que c'était trop tard pour avorter. Mais elle n'en voulait pas de ce bébé. Moi non plus d'ailleurs. Le monde s'est écroulé autour de moi ce jour là. Mais le lendemain, j'ai réalisé. Je ne pouvais pas laisser quelqu'un vivre ce que j'avais vécu. Alors j'ai essayé d'être présent. Pas facile quand la fille qui porte l'enfant refuse d'aller au moindre rendez-vous médical. Je n'ai jamais assisté à une échographie. Le jour de l'accouchement, Ariane m'a appelé, plus paniquée que jamais. Je n'avais pas le permis de conduire mais j'avais déjà passé assez d'heures derrière un volant pour savoir comment faire. Je l'ai rejoint chez elle et j'ai emprunté la voiture de ses parents. Ils étaient absents, comme tous les jours à ce que j'ai compris. L'accouchement a été très éprouvant pour elle. Elle ne voulait pas devenir mère, elle ne voulait de cet être qui sortait de son corps, elle ne voulait pas de cette souffrance, elle ne voulait rien de tout ça. Moi, je me tenais à côté d'elle et je ne disais rien. J'étais subjugué par ce qui me tombait sur la tête.
Mila est née un cinq septembre. Le jour où ma vie a changé. J'ai plongé mon regard dans le sien et j'ai su. Tous les deux, on allait devenir une sacrée équipe. La puéricultrice m'a demandé de lui donner un body et un petit pyjama mais je n'avais rien. Ariane n'avait rien acheté et moi, je n'y avais pas pensé. Je m'en suis tellement voulu ! Ma fille était née à peine cinq minutes plus tôt et voilà que je faillais déjà à mon rôle de père. J'ai couru dans le premier magasin que j'ai trouvé, j'ai acheté les trucs les plus mignons et je suis revenu à la maternité. Mila était emmaillotée dans un lange, paisiblement endormie dans son berceau, à côté du lit de sa maman. Ariane avait le regard perdu dans le vague. Elle n'a pas réagi quand je lui ai montré ce que j'avais acheté. Elle n'a pas réagi quand Mila s'est mise à pleurer de faim. Elle n'a pas réagi quand il a fallu la changer. Elle n'a pas réagi quand le pédiatre nous a dit qu'on pouvait rentrer chez nous trois jours plus tard.
Le seul moment où elle est sortie de sa léthargie, c'est quand elle a bouclé sa valise et qu'elle nous a laissés. Mila avait cinq jours. Nous étions installés dans ma petite chambre, chez Jacques et Annie. Ariane a prétendu aller chercher des affaires chez elle. Elle n'est jamais revenue.
Pendant près de six mois, j'ai inondé sa boite vocale de messages. Je lui envoyais des photos, persuadé qu'elle changerait d'avis quand elle verrait le visage de sa fille. Mais je me trompais. Et le jour où je l'ai compris, j'ai sauté sur la seule opportunité que j'avais et j'ai pris l'avion, Mila dans mes bras.
J'ai atterri à Galway, où j'ai logé deux mois dans le studio de la soeur de Bastien qui étudiait ici. Elle m'avait dégoté un petit boulot, juste de quoi payer un bout du loyer et subvenir aux besoins de mon bébé. J'ai appris à parler anglais, à me fondre dans cette nouvelle vie et depuis presque six ans, je ne parle plus que la langue de Shakespeare. Même si j'ai transmis mes racines française à ma fille, j'ai choisi de me concentrer sur notre avenir.
Depuis, je n'ai qu'elle. Mila. Mon rayon de soleil. Et je n'ai jamais été aussi heureux.
-Prête à découvrir ton cadeau, ma chérie ?
Elle saute de sa chaise en signant d'innombrables oui. Je ris doucement alors que je me plante derrière elle, ma main sur ses paupières. Je la guide jusqu'au salon, où elle découvre un vélo violet, avec une selle en cuir élimé et un Klaxon rutilant. Elle me saute au cou, agite ses mains dans mon dos mais je ne peux pas lire ce qu'elle me dit. Je la redresse alors pour regarder ses mains mais mes yeux sont immédiatement attirés par les siens, où des larmes de joie débordent de ses paupières.
-C'est exactement ce que je voulais ! Un vélo violet, ma couleur préférée, merci papa !
Je l'embrasse en la serrant contre moi une longue minute. Puis ma fille se met à se tortiller et me demande si elle peut aller l'essayer.
-Va t'habiller, je t'attends.
Cinq minutes plus tard, la voilà en train d'arpenter la ruelle dans l'arrière cour, fièrement postée sur son nouveau vélo. Je l'observe apprivoiser sa bicyclette avec beaucoup de facilité, un grand sourire aux lèvres. Assis sur les marches qui bordent la porte de la réserve du pub, je ne la quitte pas des yeux. Ses longs cheveux souples virevoltent au gré de ses mouvements, se postant parfois devant ses yeux, l'obligeant à lâcher le guidon pour les chasser. Elle a mes yeux noirs et mes longs cils. Elle a les lèvres fines de sa mère et ses pommettes saillantes. Elle n'est pas très grande mais elle est si belle.
Derrière moi, le pub est endormi. Abbigail, ma patronne, a un côté vieux jeu: elle refuse de travailler le dimanche. Je ne m'en plains pas, je peux au moins profiter d'un jour complet avec ma fille. Je l'ai rencontrée il y a presque quatre ans. J'accumulais les petits boulots et les problèmes d'argent. Elle avait besoin de quelqu'un pour l'aider à faire tourner son pub depuis la mort de son mari. Elle ne s'est pas formalisée face à mon manque d'expérience, je ne lui ai pas tenu rigueur de son côté bourru et autoritaire. Elle m'a tendu un torchon et m'a demandé d'essuyer des verres. Et c'était parti. Un mois plus tard, elle me proposait de quitter le taudis que j'avais difficilement déniché à Galway, dans lequel l'humidité et la moisissure se battaient en duel. Elle m'a tendu les clés de notre appartement actuel et j'ai accepté de venir vivre à Kinvara. Il n'est pas grand, pas moderne, même pas lumineux mais il est sain et situé juste au dessus du pub. Alors je peux laisser Mila dormir et commencer mon service un étage en dessous le matin. Je peux m'absenter un quart d'heure pour amener ma fille à pied à l'école. Abbi m'autorise même à pâtisser quelques heures pour vendre mes créations aux clients du tea time en fin de semaine.
-Papa, est-ce qu'on peut aller faire un tour sur le port avec mon vélo ? me demande-t-elle de ses mains agiles.
Je hoche la tête et nous nous mettons en route. L'air est humide, comme souvent ici, mais il fait beau aujourd'hui. Kinvara se réveille sous les rayons généreux du soleil. Mila arpente les rues avec aisance tandis que je la couve du regard. Nous avançons au beau milieu des bâtiments colorés, croisant des devantures roses, rouges, jaunes, bleues ou vertes, avant d'arriver sur le port où quelques bateaux barbotent. La plupart sont partis dès l'aube pêcher en plein océan Atlantique. La vue sur la baie est à couper le souffle. Mila zigzague entre les passants qui nous saluent joyeusement puis elle file vers le Donguaire Castle, coupant à travers champs. Je peine à la suivre mais la voir si libre, si heureuse, me remplit d'un bonheur sans précédent.
Après une bonne heure de promenade, nous finissons par nous poser au milieu d'un champ de bleuet.
-Alors, il te plait ton nouveau vélo ?
-Oh oui papa, il est parfait ! T'as vu comme je roule vite ? Plus vite qu'une fusée !
Je ris face à son enthousiasme. Ses jolies mains bougent dans tous les sens, je peine à suivre son débit de paroles.
-Et mon klaxon, il est trop beau ! Même si je ne peux pas l'entendre, je vois les réactions des gens quand je l'actionne et c'est trop rigolo. Tout à l'heure, sur le port, il y a un vieux papi qui a failli tomber dans l'eau tellement il était surpris !
Même si j'ai appris la langue des signes il y a plusieurs années, je ne suis pas toujours très à l'aise quand elle enchaine les signes aussi vite. Heureusement pour moi, Mila parvient quand même à lire un peu sur les lèvres.
-Fais attention quand même, je ne veux pas me retrouver en prison à cause d'un klaxon !
Le visage de ma fille perd soudain toute sa légèreté.
-Tu... tu pourrais vraiment aller en prison à cause de moi ?
-Pas pour un klaxon, non. C'était juste une blague, ne t'inquiète pas. Et si on découvrait plutôt le cadeau de tonton Bastien ?
-Tonton Bastien m'a envoyé un cadeau ? Où est-il ? Donne-moi le ! Je le veux !
Je fais mine d'afficher une expression mystérieuse en me relevant mais ma fille me bloque à terre et m'escalade en me chatouillant. Elle sait que je ne peux pas supporter ses attaques. Je ris à en perdre haleine, lui criant de m'épargner mais elle ne m'entend pas. Elle ne peut que lire ma fausse détresse sur mon visage avant de décider de m'épargner. Elle se décale et je me redresse. Je sors un paquet de la poche intérieure de ma veste.
-Qu'est ce que c'est ? s'extasie-t-elle tout en déchirant l'emballage. Ohhh ! Un tablier de cuisine ! Avec mon nom brodé dessus ! Et aussi un truc écrit là... c'est trop chouette ! Je le mettrai à chaque fois qu'on cuisinera ensemble !
-Rentrons ma chérie. On pourra se connecter et remercier tonton s'il est en ligne.
La balade du retour est aussi agréable que celle de l'aller. Lorsque nous longeons à nouveau le port, je suis arrêté par un pêcheur, habitué du pub. Il rentre de sa pêche matinale et m'offre un sac rempli d'un saumon et de quelques crustacés.
Mila est en train de chatter avec Bastien sur Skype tandis que je m'affaire à cuisiner le poisson à côté d'elle. Dans un français impeccable, elle explique à mon ami à quel point son vélo est beau et qu'il a surement un pouvoir magique car il la propulse à toute vitesse. J'imagine le sourire niais de son interlocuteur qui a toujours été sous le charme de ma fille.
Elle se tourne vers moi pour râler à cause de la connexion internet et de l'antiquité qui nous sert d'ordinateur. Je me contente de hausser les épaules mais intérieurement, ça me touche. Parce que c'est une vieille machine récupérée chez Abbi, parce que je n'ai pas les moyens de nous en payer un neuf tout comme je n'avais pas les moyens de lui acheter un vélo en magasin. Alors quand j'ai trouvé cette vieille bicyclette abandonnée, j'y ai vu là ma chance de faire plaisir à ma fille. Je l'ai poncée, nettoyée et repeinte en violet. J'ai changé les pneus et grâce à un client du pub, j'ai trouvé un petit klaxon violet à paillettes. Je sais que ma fille est aux anges, mais quelque part, je ne peux m'empêcher de me sentir mal de ne pas être capable de lui offrir mieux.
Mila me sort de mes pensées en tapotant sur mon bras. Ses petites mains me demandent si je suis disponible pour parler à Bastien. Je referme la porte du four dans lequel mijote notre repas avant de m'installer face à l'ordinateur. Mila part jouer dans sa chambre.
-Mila a l'air d'avoir apprécié ses cadeaux ! entonne mon ami dans le micro que je viens d'enclencher.
-Oui, elle était très contente, merci encore pour elle.
-Tu parles, je suis incapable de ne rien lui envoyer. Ça me fait autant plaisir qu'à elle. Bon, quoi de neuf en Irlande Louis ?
-Toujours la même routine. Mais les vacances sont finies, l'école reprend demain. Ce sera sa première année en Primary School.
-Déjà ? Mais hier encore, elle apprenait à marcher !
-On en est loin mon pote ! Aujourd'hui, c'est elle qui me fait marcher !
Bastien rit mais il n'est pas dupe. Il sent mon stress à travers l'écran.
-Tu es inquiet ?
-Un peu. Les choses sérieuses commencent, elle va devoir gérer des apprentissages importants. La lecture, l'écriture, le calcul... je ne veux pas qu'elle soit en difficulté.
-Ne pars pas défaitiste. Fais lui confiance, ta fille s'est toujours bien débrouillée en Playschool, il n'y a aucune raison pour que ça change.
-Je sais mais...
-Ne laisse pas tes mauvaises expériences lui mettre une pression dont elle n'a pas besoin.
Machinalement, je remonte mes lunettes sur mon nez. Je sais que mon ami a raison mais j'ai tellement peur d'être à côté de la plaque, je n'arrive pas à me raisonner.
-On verra comment les premiers jours se passeront.
Nous discutons encore une dizaine de minutes avant que ma fille ne se rue dans la cuisine, me suppliant de remplir son ventre vide. Après un bon repas, elle souffle ses six bougies et dévore pas moins de trois parts de tarte. Nous passons l'après-midi enroulés l'un contre l'autre sur le canapé, à zapper entre ses dessins animés préférés et son émission de cuisine favorite sur le câble.
-C'était la plus belle journée d'anniversaire. Merci papa, signe-t-elle les yeux mi-clos lorsque je la borde à la tombée de la nuit.
Ses mots viennent se planter directement dans mon coeur. Je referme doucement la porte de sa chambre, prêt à affronter une nouvelle soirée de solitude, le nez plongé dans mes poches à douille. Même si tout n'est pas parfait, même si je ne réussis jamais à lui offrir tout ce qu'elle mérite, ma fille est heureuse. Et chaque nouvelle journée est une petite victoire supplémentaire sur mon passé.