Chapitre 2
John
Après le dîner où Georgia, la gouvernante de James et Rachel, s'est une nouvelle fois surpassée, ie rentre chez moi me pieuter. Je me sers une bière dans le frigo avant de m'affaler sur le canapé de mon deux-pièces au cœur de Melbourne.
Même si mes amis m'ont proposé de rester dormir comme il m'arrive parfois de le faire, pour ne pas dire souvent, je n'ai pas accepté cette fois-ci. Non seulement je ne suis pas d'humeur, mais j'ai surtout besoin de recharger les batteries seul et, par la même occasion, de récupérer quelques affaires.
Mensonge.
Ouais... bon j'avoue, j'ai surtout l'envie de m'isoler puisque ce serait mentir de prétendre qu'il n'y
a pas tout ce qu'il me faut là-bas pour ma prochaine mission.
Je bois une nouvelle gorgée avant de me décider à ouvrir ma boîte mail sur mon téléphone, c'est comme cela que ça fonctionne et que toutes mes instructions me sont envoyées. J'ouvre le dernier message de James et clique sur le dossier joint au nom de Hurley. II contient en tout et pour tout trois éléments : un nom, une adresse et une photo. Le reste, c'est mon boulot de le découvrir. La seule chose dont je sois au courant, c'est que c'est son père qui réclame sa surveillance. Le reste, il m'incombe de le découvrir.
Kimmy HURLEY
The Rocks NSW 2000
Je découvre l'identité de la personne qui bientôt n'aura plus aucun secret pour moi. Les lettres dansent devant mes yeux et s'inscrivent profondément dans ma rétine et dans mon esprit. C'est ainsi que je fonctionne et c'est ici que la partie commence. A partir de maintenant, je respire, je ressens et je vis Kimmy Hurley.
Je ne peux m'empêcher de murmurer son prénom et d'écouter la douce musique qui sort d'entre
mes levres lorsque je le prononce.
Je noie cette pensée totalement stupide d'une rasade de bière fraîche. Le liquide frais ainsi que
son goût acre ont le mérite de me faire rapidement redescendre.
Je laisse reposer le bras gauche, celui qui tient la bouteille, sur le canapé avant de m'avachir un
peu plus pour reprendre l'examen de mon téléphone.
Sans plus attendre, je me concentre sur la photo qui s'ouvre, scrutant pendant un temps infini le visage qui se dessine et les traits qui se forment devant moi.
Je reste un moment à contempler les prunelles vertes qui me fixent sans me voir. Je ne fais que peu de cas de la couleur rose qui illumine ses cheveux mi-longs (sans doute un artifice pour dissimuler qui elle est vraiment) et reste interdit face à son profond regard. Il y a quelque chose chez elle qui m'interpelle, me subjugue et me captive... Une tristesse, une solitude, une souffrance qui me happe et m'envoûte. Je ne saisis pas tout de suite les raisons de mon trouble puis, d'un coup, ça me percute : ce que je lis dans ses yeux, c'est un rappel direct de mes propres émotions et de mes turpitudes.
Comme si ie la comprenais réellement...
Cette nuit-là, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Ce qui n'est pas exceptionnel me concernant. Les insomnies sont plutôt monnaie courante chez les anciens soldats et disons que je ne fais pas exception à la règle. À force de tourner dans mon lit en vain, je finis par capituler. Je me lève, file sous une douche rapide avant de boucler un sac. Il est 5 heures du matin lorsque mon SUV quitte la ville encore endormie. Je jette un dernier coup d'œil au panneau qui s'étire derrière moi dans le rétroviseur. Le reflet que ce dernier me renvoie lorsque je porte à nouveau mon regard sur la route n'est pas reluisant. On peut dire que j'ai une sale gueule et les heures de conduite qui m'attendent pour arriver a destination ne vont certainement pas arranger tout cela.
Je compte sur mon café pour m'aider à tenir le coup et la distance et, dans un geste rassurant, je
pose mes doigts sur ma thermos coincée dans le porte-gobelet prévu à cet effet.
J'enchaîne les kilomètres, m'arrêtant seulement deux trois fois, et il est près de 17 heures lorsque j'arrive à Sidney. Épuisé, je fonce à l'un des motels où nous avons nos habitudes. En effet, l'agence a des adresses, des lieux sûrs dans plusieurs villes stratégiques dans lesquels les propriétaires acceptent de fermer les yeux sur nos allées et venues et font preuve de discrétion à notre égard.
Encore une histoire de bons procédés... Bref, le tout est une affaire de confiance. Nous louons chez eux des chambres à l'année et, de leur côté, ils nous laissent en contrepartie vaquer à nos occupations légales ou non, mais ceci est un autre sujet.
Une fois dans la chambre, je file sous la douche dans l'espoir que l'eau brûlante soulage mes muscles endoloris par toutes ces heures de conduite. Un peu après, je me rhabille et sors à la recherche d'un pub. J'ai besoin d'une bière et d'une meat pie d'urgence avant que les choses sérieuses ne commencent. Je déambule seul dans les rues un moment puis finis par enfin trouver ce que je recherche en poussant la porte d'un pub pas trop animé. L'agitation, le bruit, l'effervescence, très peu pour moi. J'aspire à autre chose ce soir.
Un peu de calme avant la tempête...
La solitude rythme mes humeurs, elle est devenue au fil du temps une vieille amie. Rassurante et apaisante, j'ai appris à l'apprécier. Après avoir connu l'insalubrité, les bruits incessants des tirs et des cris, la vie en collectivité, la survie dans un milieu hostile, on s'aperçoit avec du recul que la solitude n'est finalement pas le pire des maux.
Le lendemain matin, je me réveille aux aurores mais totalement reposé. Les trop nombreuses bières englouties hier soir mêlées à la fatigue accumulée depuis plusieurs jours y sont pour beaucoup.
Habitué aux nuits sans sommeil, autant dire que je suis particulièrement en forme ce matin pour commencer à traquer. En temps normal, j'aurais sans doute procédé différemment en me rapprochant de ma cible, mais quelque chose en moi me pousse à agir autrement et, surtout, à garder mes distances. À 5 h 30 du matin, je suis déjà posté devant chez elle et j'attends. Je ne perds pas une seconde de vue son immeuble pour ne pas la manquer. Dans mon métier, la patience est une qualité essentielle. Ce que je n'ai pas toujours, mais par chance aujourd'hui j'en ai à revendre. Son quartier, « The Rocks », bien que très prisé, n'est pas très fréquenté ce matin. Hormis quelques badauds qui promènent leurs chiens ou d'autres qui partent de bonne heure travailler, il n'y a pas âme qui vive dans sa rue. Puis, vers 8 heures, je la vois sortir. Je la reconnais immédiatement, même coiffée de son bonnet noir qui laisse à peine s'échapper quelques mèches roses. Elle glisse des écouteurs dans ses oreilles, pianote sur son téléphone puis s'élance à petites foulées vers Darling Harbour. Je me cale sur son pas et la suis en laissant suffisamment de distance pour ne pas me faire remarquer. Vêtue d'un large jogging noir et d'un vieux T-shirt presque difforme à l'effigie d'une université de la région, son look est quelque peu décalé pour une nana de son âge, je ne peux m'empêcher de penser en louchant sur sa tenue que je ne quitte pas des yeux, tel un point d'ancrage. Je suis surpris par sa performance qui est plutôt bonne soit dit en passant. Elle gère bien la distance et son pas s'allonge à mesure que les minutes s'égrènent. Cette fille a l'habitude de courir, j'en suis à présent certain alors je ne m'explique définitivement pas ce qu'elle porte.
Pourquoi ne s'habille-t-elle pas avec des vêtements de running ? Plus légers, plus fit...
Seules ses baskets semblent être de qualité, je relève alors en la détaillant.
Elle longe le port et nous gardons la cadence ainsi durant une bonne demi-heure, assistant au
spectacle somptueux de l'aube sur l'océan Pacifique.
Autant dire que l'Homme ne saurait être plus humble qu'en cet instant devant la magnificence de
la nature.
Je me doute que c'est précisément pour cette raison qu'elle choisit ce parcours, puisque ses yeux ne quittent l'horizon qu'en de très courts instants. Après ce running, elle retourne à son appartement et n'en ressort qu'une heure après. Le temps pour moi de me rafraîchir en enfilant le change que je garde toujours sous le coude en cas de besoin dans ma voiture, précisément pour une occasion comme celle-ci.
Lorsqu'elle sort de chez elle, je suis a quelques metres de la ou elle se trouve et je guette le moindre de ses gestes. Elle regarde autour d'elle avant de s'engager sur le trottoir de gauche. Son geste semble familier, comme si c'était dans ses habitudes d'effectuer cette vérification avant de sortir.
Son comportement suspicieux est assez étrange et je prends note mentalement de bien observer ses réactions tout au long de ma filature. Il fait déjà doux ce matin, pourtant elle a profondément enfoncé un autre bonnet sur sa tête, cette fois-ci de couleur kaki.
OK. Cette fille est étrange.
Son jean baggy bleu tombe bas sur ses hanches étroites, son zip noir laisse apparaître un T-shirt blanc noué à la taille parce qu'une fois encore trop grand pour elle, à l'imprimé des Guns N'Roses.
Sans parler de ses baskets, des Vans qui semblent avoir connu des jours meilleurs. Je me prends soudain une putain de claque en remontant plus de dix ans en arrière lorsque Flynn et moi écoutions les Guns dans ma chambre tout en fumant des pétards en cachette. Flynn... Une fois de plus, je balaye mes souvenirs douloureux et me concentre sur la nana que je suis à quelques pas. Mais qui est-elle vraiment ? Je ne peux m'empêcher de m'interroger. Nous sommes bien loin de la fille à papa, la.
Nous continuons de marcher un moment avant qu'elle ne s'arrête devant une pâtisserie. Je l'observe ranger ses écouteurs dans son sac en bandoulière et pousser les portes du salon de thé.
Celui-ci n'est pas encore ouvert si l'en crois les lumières éteintes et les chaises soigneusement rangées sur les tables. À travers les carreaux, je la vois disparaître derrière une porte. Je profite de ce laps de temps pour m'attarder sur la façade de La Renaissance & the cafe. Toute coffrée de bois noir et auréolée d'un auvent du même ton, la devanture attire l'œil. Son nom en lettres d'or s'étale en grand en forme d'arc-en-ciel sur la vitrine. Juste devant le salon, je note l'emplacement d'une terrasse où quelques tables et chaises seront sûrement disposées d'ici peu. Je consulte mon téléphone pour voir la cote de cet établissement, et comme je m'en doutais celui-ci semble réputé si j'en crois les nombreux commentaires des internautes du site que je parcours. Lorsque je porte de nouveau mes yeux sur la boutique, elle réapparaît habillée fièrement d'un tablier foncé et d'une toque de la même couleur que la devanture, mais, de là où je suis, je n'arrive pas à distinguer plus de détails. C'est donc ici qu'elle travaille...
Mais que fait la fille d'un politicien réputé et au portefeuille bien rempli dans une pâtisserie de quartier ? Cette question me taraude un moment surtout lorsque je la vois durant l'heure suivante s'affairer pour que la mise en place soit terminée avant l'ouverture. Elle enchaîne les allers-retours entre la vitrine et la pièce d'à côté qui me semble être l'arrière-cuisine, disposant avec minutie et concentration de magnifiques gâteaux tous plus colorés les uns que les autres, offrant une alléchante façade haute en couleur. À cette vue, mon ventre ne tarde pas à se manifester et à me rappeler que je n'ai rien avalé mis à part une bonne dose de caféine. Au moment où je songe sérieusement à m'absenter quelques instants pour me dégoter de quoi grignoter, je distingue une femme d'un âge un peu plus avancé qui passe la tête par l'entrebaillement de la porte du laboratoire, la pâtissière sans doute, et qui se met à discuter avec elle tandis qu'au même instant un type pousse la porte de l'établissement.
OK, je crois que je vais rester un peu avant de bouger, je pense en reprenant ma place dans le renfoncement d'un hall d'immeuble non loin de là, sans cesser de fixer ce qui se déroule sous mes yeux.
Dans la vingtaine à peu près, il met à peine un pied dans la boutique que les deux femmes rigolent, sans doute à une remarque qu'il vient de faire. Voir ma cible sourire ainsi me laisse une seconde pantois. L'étincelle de joie qui s'inscrit sur ses lèvres inonde ses yeux de cette même lueur et c'est tout son visage qui en sort transformé. Elle rayonne. Ce qui me prouve que je ne m'étais pas trompé et qu'au premier regard, même a travers une photo, j'ai perçu quelque chose... quelque chose de sombre en elle. Je ne sais pas exactement ce que c'est, ni ce qui a bien pu la marquer de la sorte, mais cette souffrance est profondément ancrée dans son âme et recouvre son aura d'un voile de tristesse qui m'émeut.
- Que t'est-il arrivé ? je marmonne, les mots s'échappant de mes lèvres sans m'en rendre
compte.
La personne qui en est à l'origine mériterait le même sort : celui de survivre comme elle semble
obligée de le faire.
Survivre, exister sans joie, sans peine, sans plus aucune émotion que celle de subir... subir le bonheur des autres, redouter la vie et ne plus se reconnaître dans ce monde pourri. C'est être condamné à l'errance, à l'existence sans saveur, à la lutte sans but.
Le malheur est mesquin.
Le malheur est dur.
Le malheur est tenace.
C'est mon putain de fardeau depuis dix ans et sans nul doute le sien également, je peux le lire
dans ses yeux.
Qu'est-ce qui a bien pu lui faire autant de mal ? Parce que je viens d'avoir la preuve et la parfaite démonstration qu'avant toute cette merde, cette nana transpirait la lumière, insufflait la vie autour d'elle rien qu'avec son sourire. Savoir que c'est le type qui vient de rentrer dans La Renaissance & the cafe qui arrive à le lui soutirer avec son insouciance et sa jeunesse m'agace, tout simplement. Il n'est pas de taille à affronter tous les bagages qu'elle transporte avec elle. Personne ne l'est.
Le type les embrasse puis disparaît par la porte du fond tandis que l'autre femme se dirige vers le percolateur. Je comprends qu'il s'agit de son collègue lorsque je le vois réapparaître vêtu du même uniforme. Ils s'attablent quelques minutes, savourent tous les trois un cafe avant de se lever et de se mettre à leurs postes.
Ma cible s'avance vers la porte d'entrée, je ne la quitte pas du regard. Elle retourne la pancarte sur laquelle s'inscrit « OPEN » en lettres majuscules noires, sonnant le début des hostilités et, je le devine, le départ d'une longue et fatigante journée pour elle.