Chapitre 1
John
- Non, non, non, tu ne peux pas me faire ça, James.
- Je n'ai pas le choix, John. Mark s'occupe déjà de Henderson. Il ne me reste plus que toi sur ce
coup, précise-t-il.
Mon ami est assis à son bureau tandis que je trépigne devant lui, loin d'être enchanté par cette
idée.
- Tu sais bien que si je pouvais faire autrement, je n'hésiterais pas un seul instant, ajoute-t-il en
me regardant faire les cent pas dans la pièce tout en jouant avec l'un de ses poignards.
- Si c'est une punition pour toutes les crasses que ie fais endurer à Rachel, je te promets que
cela n'arrivera plus et que je serai sage à l'avenir avec elle, je renchéris, tentant le tout pour le tout.
- Mais qu'est-ce que tu me racontes ? ! Rachel n'a rien à voir là-dedans et tu devrais savoir que
je ne mélange jamais vie perso et vie pro, me fustige-t-il d'un regard noir.
Je soutiens ce dernier sans ciller pour lui faire comprendre qu'il oublie un léger détail dans toute
cette histoire, et non des moindres, mais il se reprend de lui-même face à ma réaction.
- Oui, bon, Rachel est l'exception qui confirme la règle. Et puis, ce n'est plus mon employée, dit-
il, se radoucissant à l'évocation de sa femme. Je ne peux tout de même pas partir en mission alors qu'elle est censée accoucher dans les semaines à venir, ajoute-t-il durement, reprenant son speech.
Rachel et lui se sont rencontrés il y a un peu plus de cinq ans. Elle foulait pour la première fois le sol australien pour embaucher en tant que jeune fille au pair de la petite Evie, la fille de James alors âgée de cinq ans. A cette époque, ce dernier commençait tout juste à se sortir d'une longue période difficile et c'est elle qui lui a insufflé la force nécessaire pour apercevoir la lumière au bout de ce putain de tunnel.
Tout comme Mark et moi, James est un ancien soldat. Plus exactement, il était notre capitaine lorsque nous formions le groupe d'assaut des forces spéciales, et même si c'est ce qui nous a indubitablement unis pour la vie tous les trois, cela nous a également brisés à jamais.
Nous sommes les seuls rescapés de notre dernière mission en Afghanistan... et, croyez-moi ou
non, une part de nous est morte avec nos compagnons ce jour-la.
Décrire notre peine, tenter de mettre des mots sur ce qui nous torture à chaque seconde qui passe serait inutile, voire présomptueux. C'est comme ça et, sans la voir venir, cette douleur submerge, s'installe et persiste, faisant dès lors intrinsèquement partie de nous. C'est un fait, ce putain de chagrin nous habite continuellement, et c'est le lot de bon nombre de soldats.
La guerre ravage, la guerre piétine, la guerre anéantit les bons comme les mauvais, les combattants comme les civils. les vivants comme les morts.
La guerre tue et c'est comme cela depuis la nuit des temps.
Depuis, nous faisons chacun face à notre façon, sauvant les apparences tout en cachant le
profond mal-être qui ne nous quitte plus désormais.
La culpabilité ronge James depuis. En ce qui me concerne, la peine, cette vermine comme je me plais à l'appeler quand je suis d'humeur à plaisanter, ne m'a plus jamais quittée, planant ainsi sur mon cœur comme une vieille amie. On ne se relève pas d'être ainsi confronté si jeune à la violence, à la torture et à ce qui s'ensuit la plupart du temps dans mon monde : la mort. Ces images me hantent jour et nuit, inlassablement, et ma descente aux enfers serait certainement plus tragique si ce mec devant moi n'avait pas été là.
Je reste un instant à le fixer, perdu dans mes réflexions avant de me reprendre :
- Ouais, tu as raison. C'est n'importe quoi. C'est juste que je ne sens vraiment pas cette mission.
- Tu me fais quoi là, John ? Les pressentiments, cela n'a jamais été notre came. Alors tu m'expliques ce qu'il t'arrive parce que je ne saisis pas vraiment, là, me déclare-t-il sérieusement.
D'habitude. rien que l'idée d'un nouveau contrat te fait trépigner...
Je ne réponds rien, me contentant de l'écouter. De toute façon, je ne saurais l'expliquer. Je
préférerais de loin me coller Henderson et que Mark soit assigné à ma place sur ce taf.
- Depuis le temps que l'on bosse ensemble, c'est la première fois que tu rechignes autant à faire un job, insiste mon ami, cessant de jouer avec son arme.
Il pose les mains à plat sur son bureau et me fixe, de son regard qui en dit long. Je le connais assez pour savoir qu'il ne lâchera rien tant que je ne lui aurais pas dit ce qui me dérange, même si je ne le crains pas autant qu'il le souhaiterait...
Croyez-moi, ces yeux, ceux-là mêmes qui me scrutent en cet instant, en ont fait parler plus d'un et cet homme, pour qui je donnerais ma vie sans hésiter, peut faire preuve d'une persuasion sans pareille et se révéler très dangereux quand il le faut. Mais cela est valable pour chacun de nous trois.
Notre réputation n'est plus à faire. Nous sommes craints, nous nous battons, nous tuons parfois et surtout nous louons nos services de défense en tous genres contre un paquet de fric. Le bouche-à-oreille marche plutôt bien dans notre milieu, d'autant plus que nous travaillons essentiellement pour les hautes sphères, là où les secrets sont nombreux et où l'argent coule à flots.
Le pouvoir attire tellement de concupiscence..
.. vous seriez surpris de connaître toutes les raisons
pour lesquelles nous sommes engagés.
Même si nous nous réservons habituellement le soin de choisir nos clients, il arrive, comme c'est
le cas aujourd'hui, d'être dans l'impossibilité de refuser.
Appelons ça un échange de bons procédés.
- Il n'y a rien.... j'hésite alors avant de lâcher tout à trac, faisant preuve d'honnêteté avec lui :
c'est juste que cela ne me dit rien de jouer le baby-sitter d'une gamine de vingt ans.
Je suis bien conscient d'outrepasser les limites sans motif légitime et d'user de sa patience, mais
c'est tout ce que cette fichue mission m'inspire... rien de bien et rien de bon.
- Tu es mon meilleur élément. La surveillance, la filature, c'est ton domaine. En plus, ce travail est tout ce qu'il y a de plus facile et il sera plié en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, alors je ne vois pas où est le problème, renchérit-il, essayant de me convaincre de ce dont je suis déjà au courant.
- Je sais tout cela. N'empêche que faire la nounou n'a jamais été dans mes attributions, je rétorque, toujours agacé par la situation et par mon comportement qui ne me semble à présent plus vraiment censé.
C'est vrai quoi, pourquoi je pinaille ? C'est un boulot comme un autre, et puis si j'ai bien appris quelque chose dans l'armée autre que tuer, blesser et à l'occasion protéger, c'est de ne jamais discuter un ordre. Pourtant, c'est précisément ce que je suis en train de faire face à mon capitaine.
C'est du pur délire. Cet outrage m'aurait valu bien pire à l'époque par nos supérieurs que le vague
haussement de sourcils avec lequel il m'analyse.
J'inspire profondément pour me calmer. J'aurais grand besoin de me défouler sur un sac ou de descendre une bouteille de whisky, mais retomber dans mes travers ne résoudra pas mes problèmes.
Bien au contraire, j'ai appris à mes dépens que la boisson est une douce illusion. La torpeur éphémère qu'elle procure ne laisse au final qu'un vilain goût amer et une profonde tristesse.
Je me suis juré de ne plus toucher à cette merde et nous nous le sommes tous les trois promis.
Je ne dois pas oublier que ce type face à moi est mon ami et qu'il a depuis longtemps gagné et
forcé mon respect.
Je me radoucis subitement après cette prise de conscience avant de déchanter aussitôt.
- Tu fais si bien la nounou, se moque-t-il. Eh, mec, si tu y arrives avec une gamine de huit ans,
je pense que tu n'as pas de soucis à te faire avec une fille de vingt ans !
Mouais, ce n'est pas vraiment de l'admiration qu'il m'inspire en ce moment même.
- Fous-toi de moi. N'empêche, ce n'est pas de gaieté de cœur que j'accepte. Je ne le fais que pour toi, je lui avoue tandis qu'une petite tornade blonde déboule dans son bureau, son chien Saucisse sur les talons.
Elle court pour venir s'accrocher à mes jambes, grimpant sur mes pieds.
- Oncle John ! s'exclame-t-elle tout en me serrant fort contre elle à l'aide de ses petits bras. Tu
n'es pas venu me dire bonjour ! me reproche-t-elle innocemment.
- Je gardais le meilleur pour la fin, ma chérie, je lui rétorque tout en lui retournant son câlin.
Cette gamine... c'est ma bouffée d'air frais, ma putain d'énergie, mon souffle... Croyez-moi ou non, mais autant d'insouciance, de pureté et de gaieté dans un si petit être me rappelle ce pour quoi je me raccroche encore à la vie.
- Quand je te dis que tu es parfait pour ce job, ricane James auquel je réponds en lui dressant
mes majeurs dans le dos de sa fille.
Il me cherche tellement qu'il les a bien mérités !
- Tu manges avec nous, dis ? me presse-t-elle en sautillant.
- Je ne sais pas, ma chérie, je dois partir tôt demain...
- Mais s'il te plaît, me coupe-t-elle en insistant, m'achevant avec sa mine triste et ses yeux de chaton meurtri. Je veux te montrer mes nouvelles licornes et la chambre de mon petit frère ! continue-t-elle. me torturant un peu plus.
Je ne peux définitivement rien refuser à cette enfant. Je crois que je serais capable de l'impossible pour elle, juste pour faire durer plus longtemps l'étincelle qui anime ses magnifiques prunelles bleues dans lesquelles je me perds constamment.
- Evie. la gronde James. Laisse John tranquille.
Il est aussi foutu que moi, parce que devant la mine triste de sa fille, il fond instantanément, et je
ne peux m'empêcher de sourire.
- Ce que l'on va faire, c'est que je discute encore un peu avec lui, et toi, pendant ce temps, tu
vas prévenir Rachel et Georgia que nous aurons un invité ce soir à dîner.
- Ouais ! hurle-t-elle de bonheur en détalant à toutes jambes.
Ses cris de joie prévenant l'ensemble de la villa et, par la même occasion, les rares promeneurs à
quelques kilométres a la ronde qui profitent de cette partie de la plage très reculée de Brighton, petite banlieue de Melbourne située dans l'État de Victoria en Australie.
La villa de James et accessoirement aussi notre QG.
C'est fou le coffre qu'ils peuvent avoir à cet âge-là, je pense subitement tandis que je la regarde
s'enfuir.
Je suis perdu dans la contemplation du couloir à présent vide lorsque James me tire
soudainement de mes pensées. Je ne sais pas au juste depuis combien de temps je fixe ce point.
- John, il est temps pour toi d'aller de l'avant, m'intime-t-il en joignant ses doigts sous son
menton, m'observant au travers.
- Je n'y arrive pas... c'est trop tôt, je lâche avec difficulté
C'est à chaque fois la même chose, lorsque je repense à cette tragédie : les mots, les phrases..
tout est trop dur.
Je ne peux pas, je ne peux plus en parler. Les si nombreuses heures de psychanalyse que je me suis collées ont eu raison de moi... J'allais devenir un peu plus dingue encore si je continuais à me remémorer chaque seconde de l'accident lors de mes séances quotidiennes. Depuis, rien que le fait d'y penser me donne envie de vomir. J'ai la nausée en cet instant, mais je me garde bien de le lui dire, je ne veux pas qu'il s'inquiète pour moi. C'est comme ça, on a tous nos putain de faiblesses, je me suis fait une raison concernant la mienne. Dès lors, je sais. Je suis condamné à vivre avec ma douleur.
- Ça fait dix ans maintenant, insiste-t-il pour me faire réagir.
Mais sil savait à quel point j'ai une conscience accrue de ce gouffre, de ces putain d'années qui me séparent de la vie d'avant, celle où tout était plus simple, où tout était plus joli, où tout avait un sens et me souriait, du haut de mes vingt et un ans
Ce triste 14 mai 2010, lorsque je me croyais encore invincible mais que tout a basculé.
Je reste stoique face à lui, encaissant ses paroles, le regardant sans vraiment le voir. Rien de ce
qu'il pourra dire ne m'aidera, mais je l'écoute, impassible. Je lui dois bien ça.
- Ce n'est pas possible, merde ! Tu ne peux pas t'en vouloir d'être en vie, s'énerve-t-il en
abattant ses mains à plat sur son bureau, crachant cette vérité dont je suis bien conscient.
S'il savait comme je m'en veux toujours, comme la culpabilité me ronge que la mort ne m'ait pas
choisi ce matin-là... le destin est un connard !
- Tu crois qu'il aurait souhaité ça pour toi ? m'achève-t-il alors en prononçant ces deux petites
lettres qui me tordent le cœur un peu plus, ou du moins ce qu'il m'en reste... des miettes.
M'enfoncer une lame ne m'aurait pas fait aussi mal... et James le sait.
Ma poitrine se serre... mon souffle se coupe... mes yeux s'embuent mais ne pleurent plus... mon
corps tremble...
C'est trop pour moi...
Ouais, le destin est un putain de connard, je pense avant de sortir de la pièce sans un mot. Je
laisse la tristesse s'infiltrer et m'envahir un peu plus encore comme si je n'étais pas déjà au plus mal.