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Chapitre 4

Comme si de rien n'était, je balaye une nouvelle fois l'espace des yeux avant de reporter mon attention sur lui. C'est à cet instant que je me rends compte qu'il tente discrètement de maîtriser son fou rire. Quel mufle ! Vexée, et une fois de plus embarrassée, je me cale dans un coin de l'ascenseur en restant silencieuse pour ne plus me faire remarquer pendant toute son ascension. Je ne vois même pas où l'homme descend tellement le spectacle de mes pieds me captive. Je suis seule lorsque je sors, toulours honteuse. Je trouve rapidement le bureau de Karl en interrogeant la personne présente à l'accueil qui le prévient de mon arrivée et m'y conduit. Je toque et entre dans une pièce gigantesque à l'atmosphère masculine, où le cuir noir et le bois se mêlent. Je n'ai pas le temps de continuer mon observation que je suis happée par la vue époustouflante qui s'offre à moi. S'étalent sous mes yeux, grâce à l'immense baie vitrée qui me fait face, les toits de la ville. Je peux affirmer que de son espace professionnel, Karl domine et surplombe Londres. - Entre, Ema, m'interrompt-il. - Ton bureau est tout simplement magnifique, et le panorama est juste incroyable, je lui dis en regardant toujours au loin. Je suis littéralement ébahie. - Crois-moi, c'est encore mille fois plus beau le soir lorsque le ciel se couvre et que la nuit se met à tomber, tout y est plus serein, m'avoue-t-il en se perdant dans le paysage avant de se reprendre et de s'asseoir à son poste. Merci pour les documents et la rapidité. Je m'excuse de t'avoir dérangée, je n'avais aucune autre solution. J'ai une réunion importante dans moins de deux heures sur un gros contrat qui nous donne du fil à retordre depuis trois mois, et je ne pouvais pas faire sans, termine-t-il en me montrant le dossier que j'ai posé sur sa table de travail. - Aucun souci. Je vais en profiter pour me balader un peu avant de rentrer, l'ajoute afin de le déculpabiliser. Son téléphone sonne. Je rassemble mes affaires et tout en lui faisant signe, je me remets en route. Il me remercie à nouveau, puis décroche. Je sors de l'immeuble, cette fois-ci sans encombre, et reprends un taxi pour éviter le froid glacial qui me fouette le visage. Celui-ci me dépose directement à l'appartement de ma sœur, et je décide d'aller explorer son quartier. Je flâne de boutique en boutique à la recherche d'idées de réalisations, de formes, d'associations de couleurs, de différentes matières... Rien de mieux qu'un shopping international afin de dénicher de nouvelles tendances. Je trouve une mercerie et achète du matériel : des galons, des boutons, des perles et quelques tissus. Londres m'inspire. Je rentre peu avant midi avec quelques courses et concocte un déjeuner léger. Une fois la table mise, je dessine quelques silhouettes sur mon calepin. J'ai besoin de capturer et mieux visualiser les modèles qui se bousculent dans ma tête - alors même que l'idée avortée de ma petite robe se précise et me poursuit, je n'y prête que peu d'attention. Elle est associée à un souvenir encore trop douloureux et ie ne peux laisser libre cours à mon imagination et à sa création. Ce que j'aime dans cette dernière, c'est le processus dans son ensemble, de l'idée à sa concrétisation. Penser le vêtement, le crayonner, puis commencer par lui faire prendre vie, puis finalement se rendre compte que le choix des matières utilisées n'était pas judicieux, que la ligne dessinée n'était pas si jolie ou bien que les couleurs choisies ne s'harmonisaient pas bien entre elles et tout recommencer... Toutefois lorsque l'esquisse devient patron et que le patron devient prototype, la magie opère. Et cette magie-là, cette sensation de satisfaction est indescriptible pour moi. Je peux y passer des heures et des journées entières sans m'en apercevoir. Je rêve souvent qu'un jour mes créations seront portées. Comme je n'en suis pas encore là, je fais avant tout profiter ma famille et mes amis de mes modèles. Concernant ma petite robe, il est trop tôt pour que je puisse y mettre mon âme et mes tripes. Je dechire donc la page ou mes coups de crayon l'ont instinctivement ébauchée. Agathe rentre vers midi. - C'est moi, je suis là, lance-t-elle en ouvrant la porte d'entrée. - Je t'attends dans le salon. Ca a été ta matinée ? je lui demande une fois qu'elle me rejoint. Longue, très longue et j'ai une de ces faims, m'annonce-t-elle en ôtant son manteau qu'elle jette sur l'un des canapés. - J'ai préparé à déjeuner. On n'attend pas Karl ? je l'interroge. - Non, je l'ai eu au téléphone, il pense travailler toute l'après-midi de toute façon. Ça sent divinement bon ici, on commence ? finit-elle par dire en se frottant les mains. - Assieds-toi, je vais nous servir. Salade César et moelleux au chocolat, ça te va ? je lui propose en délaissant mon carnet et en me levant. - Parfait, je n'aurais pas rêvé mieux. Vin blanc ? me demande-t-elle tout en se dirigeant vers la cave à vin. - Volontiers, je lui réponds en sortant les assiettes du réfrigérateur. - Merci encore pour ce matin, tu as trouvé facilement ? continue-t-elle en s'attablant et en nous servant nos verres. Ce n'est rien, c'est normal et si toi et Karl me remerciez une nouvelle fois, je vais finir par voir rouge ! je lui dis en la menaçant avec mon couteau avant d'ajouter sur un ton plus détendu : oui, j'y suis parvenue sans problème et je comprends pourquoi il bosse autant parce que moi aussi je m'acharnerais au travail avec un bureau pareil ! Bon, ¡'ai quand même réussi à m'étaler dans un ascenseur bondé, je t'épargne les détails, mon amour propre s'en souvient toujours. Elle pouffe et ie me mets aussitôt à l'imiter. - Enfin, je te rassure, il y a un type qui s'est bien marré alors que moi, je ne savais plus où me mettre. Agathe repose son verre, enfourne une nouvelle bouchée avant de poursuivre : - Tu rigoles ?! Explique-moi, pourquoi c'est à toi que ce genre de choses arrivent sans cesse... Il t'a dit quelque chose? Eh bien, figure-toi que je serais curieuse de le savoir ! Non, et je n'ai rien demandé. À la place, je me suis tapie dans un coin et je me suis faite toute petite en attendant l'étage de Karl. Crois-moi, sur le coup, je n'étais pas très fière donc je l'ai à peine regardé. Bon, assez parlé de moi, raconte-moi plutôt comment se passe ton boulot ? Tu te plais à Londres ? - Oui, il fait bon vivre ici et nous nous sommes fait beaucoup d'amis. Mon poste est très intéressant, mes collègues sont plus ou moins sympathiques et les perspectives d'évolution sont motivantes. J'espère bien une promotion l'année prochaine. - Oh cool, et Karl ? Il travaille toujours autant, si ce n'est encore plus avec la création de ces filiales - Effectivement, mais tout ça je le savais avant de commencer notre relation. Il ne m'a rien caché et, même si cela me pèse, nous pèse parce qu'il en souffre autant que moi, je suis si bien à ses côtés que je m'adapte. Tu sais, Ema, je suis heureuse, vraiment heureuse, me confie-t-elle en souriant. - Je le sais, je le vois. Je suis contente pour toi, je lui réponds sincèrement. - Et toi, comment te sens-tu ? tente-t-elle, le regard lourd de sous-entendus. Et voilà, on y est, et je ne peux plus reculer. Il est clair que je n'échapperai pas un interrogatoire en bonne et due forme. Alors, comme le pansement sur la plaie, je préfère l'arracher vite fait. En toute hâte, je me lance donc : - Je fais aller, je pense qu'il me faudra du temps. Je suis passée par tellement de phases : colère, tristesse, culpabilité... Je te jure, Agathe, j'étais clairement à des années-lumière de penser qu'il pouvait me faire... nous faire... un truc pareil. Je me dis que dans toute cette histoire, j'ai sans doute une part de responsabilités. Peut-être suis-je au final à l'origine de ce qui nous arrive ? En ce moment, je nage entre déception, rancœur et désespoir... Même si au fond de moi, je sentais que cela ne durerait pas éternellement, je n'imaginais pas une fin pareille ! Tu sais ce qui est le plus dur ? C'est de se retrouver seule du jour au lendemain et de lire la peine des gens qui m'entourent lorsqu'ils me posent les inévitables questions : « Antoine n'est pas avec toi ? » Ou encore « Mais que s'est-il passé, vous alliez si bien ensemble ? » Et je ne te dis pas ce que l'on peut ressentir lorsqu'on passe une soirée entre amis qui sont pour la plupart heureux en couple... - Ema, tu es jeune, tu as le temps de te poser ces questions. Tu es célibataire, OK, et alors ? Profite de ton nouveau statut, éclate-toi, sors et rencontre un tas de nouvelles personnes. Tu trouveras celui qu'il te faut, mais tu dois être patiente, ton tour n'était tout simplement pas arrivé. Et puis, tu l'as dit toi-même que tu ne misais pas des kopecks sur votre relation ! Tu sais quoi ? Je me demande comment elle a pu durer aussi longtemps, surtout quand on connaît ton caractère, lâche-t-elle avant d'enchaîner plus sérieusement : - Autre chose : si tu t'avises de redire en ma présence que tu as une quelconque part de responsabilités dans le fait que ce crétin ait fourré sa bite ailleurs, je raconte à Maman que tu es sortie avec un biker tatoué pendant une année et que tu partais en virée moto tous les soirs en compagnie de sa bande, s'emporte-t-elle, hargneuse. - Mais c'est faux, je lâche, révoltée. Ma parole, tu es cinglée. A cet instant, en croisant son visage, je ne peux m'empêcher de penser que ma sœur est diabolique. Je comprends mieux maintenant, elle ne doit rien lâcher pour obtenir ses promotions.

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