Chapitre 01
Chapitre 1
Ma sœur passe sa tête dans l’embrasure de ma chambre.
- Liah, ton ami Kossi est là.
- J'arrive, je lui dis en refermant mon carnet noir.
Je le range dans le tiroir de ma coiffeuse, me recoiffe, rapplique une couche de rouge à lèvres et me mets debout.
J'enfile une veste légère en laine par-dessus mon top et prends mon sac posé sur la table avant de sortir de la chambre.
Ma sœur est installée dans mon salon, Kossi à côté d'elle, et ils discutent comme deux amis de longue date.
Je vais lui faire la bise et m'installe avec eux, le temps qu'il termine sa boisson.
Ils bavardent encore un peu et dès qu'il a fini son verre de jus de fruits, Kossi prend congé de Delphine.
Je me lève pour le suivre et donne quelques consignes à ma sœur avant :
- Pardon, n'oublie pas de fermer la porte et de donner la clef à Stéphane quand tu pars.
Delphine ne vit pas avec nous dans la maison familiale. Elle s'est mariée il y a 3 mois et est allée vivre avec son mari. Et à chaque fois qu'elle vient à la maison, elle préfère squatter mes appartements plutôt qu'aller dans la grande maison. Bon, à la base, c'était ses appartements, vu que c'est elle l'aînée. Moi, j'avais une chambre dans la maison. C'est quand elle a quitté la maison que j'en ai hérité. Du coup, elle a plus l'habitude de rester là que d'être dans la maison. En plus, elle dit que notre frère est un escroc, qui lui soutire de l'argent à chaque fois qu'il la voit. Donc elle se cache.
Je sors avec Kossi de la maison et nous dirige vers la grande maison. Selon ma sœur, mes parents sont là. Je ne sors jamais sans les prévenir. Vu comme ma dépendance est isolée, ils peuvent penser que je suis là, alors que je serais en ville et quelque chose va m'arriver.
On entre par la porte qui donne sur la cuisine. Ils y sont tous, papa et Stéphane à la table, en train de manger et maman, appuyée contre la paillasse, en train de discuter je ne sais quoi avec Da Margaret, la tantie qui s'occupe de la maison.
Je les embrasse tous, imitée par Kossi et leur souhaite un bon appétit. Kossi s’assied près d mon frère et commence à discuter avec lui. Ils sont dans la même école.
moi, je vais informer maman que je sors et lui demander les clefs de sa voiture.
- Tu vas où ? demande-t-elle.
- Faire du shopping.
Elle fronce les sourcils.
- Quoi ? J’ai plus rien à me mettre !
- Liah…
- Maman, je suis sérieuse. En plus, c’est bientôt la rentrée, je dois faire quelques courses. Ce n’est pas parce que je vais dans un trou perdu que je ne dois pas m’habiller.
Elle secoue la tête pendant que mon frère éclate de rire. Mon père, lui, fait comme s’il n’écoutait pas, les yeux fixés sur le journal posé devant lui.
- Tu rentres à quelle heure ? demande encore maman.
- 18 heures.
- Liah, il est huit heures. Tu vas faire du shopping pendant 10 heures de temps ?
Pourquoi pas ? C’est quelque chose que je fais assez souvent, quand je vais à Londres par exemple.
Et si vous voulez mon avis, le grand marché de Lomé n’a rien à envier à Oxford Street.
Mais pour dire la vérité, je ne vais pas faire mon shopping à Lomé.
La petite sœur de Kossi va à Cotonou, pour acheter des vêtements et accessoires de luxe à une de ses amies qui vient de Chine. Apparemment, il y a des tas de boutiques de grands couturiers là-bas et ces derniers temps, la monnaie chinoise était très faible, du coup son amie a acheté les articles à des prix cadeaux. Elle les revend donc moins cher, deux à trois fois moins que leur vrai prix. Je ne dis jamais non à des articles de luxe, donc quand Eva m’a demandé de me joindre à elle, j’ai sauté sur l’occasion. De plus, Nanawax, une styliste béninoise, a sorti une nouvelle collection, je veux aller me ravitailler à son magasin.
Maman soupire encore avant de m’indiquer l’endroit où elle a caché ses clefs. Je ne sais pas pourquoi elle se fatigue à faire ça, cacher ses clefs, vu que c’est pour m’empêcher de sortir qu’elle le fait mais que je finis toujours par la convaincre de me les donner.
Je la remercie vivement, lui claque une grosse bise sur la joue et me dirige vers la porte de la cuisine qui mène au salon.
- Ahlimba ?
Je me stoppe net. Quand mon père m’appelle comme ça…
- Oui papa ?
- Mais je t’appelle, tu restes loin et tu réponds fian fian fian.
Je lève les yeux au ciel avant de faire demi-tour et de me rapprocher de lui.
Il prend le temps de replier son journal, de le poser délicatement sur la table et de remonter ses lunettes sur son nez avant de me demander :
- Tu étais où, il y a deux jours ?
Mon cœur rate un battement. Mon père ne pose jamais de questions sans en savoir la réponse au préalable.
- Chez Marina. J’avais prévenu maman.
Marina est ma meilleure amie.
- Où, chez Marina ?
Effectivement, il sait.
- A Lagos.
Quoi ? Ce n’est pas si loin, c’est à peine une heure de vol.
- Qu’est-ce que je t’ai dit au sujet de tes voyages intempestifs ?
- Que découvrir d’autres horizons ouvrait l’esprit ?
Stéphane pouffe de rire dans mon dos.
Mon père lui lance un regard noir et son rire s’étrangle.
- Ahlimba, combien de fois je devrais te répéter d’arrêter de dépenser mon argent dans des voyages inutiles ?
Ce n’était même pas son argent qui a payé mon voyage. Mais si je lui dis, il va insister pour savoir qui m’a invitée et je ne pense pas qu’il soit ravi de savoir que j’ai un petit ami, nigérian qui plus est. Mon père a beau être un intellectuel, il est très vieux jeu et croit que les étrangers sont des démons.
- Mais ce n’était pas inutile, je réponds plutôt. Tu sais combien Marina me manquait.
- Elle ne revient plus ici ?
Ce n’est pas ça, la question. La question est que je ne suis pas capable de passer plus d’un mois sans la voir.
- Ce n’est pas à toi que je parle ? continue mon père.
- Si, elle revient dans trois mois.
Il ne dit plus rien et se contente de me regarder dans les yeux. Je n’essaie même pas de faire semblant de soutenir son regard, je baisse directement la tête.
Il continue de me fixer encore quelques secondes avant de reprendre :
- Où tu vas faire ton shopping, aujourd’hui ?
Pour ça aussi, je ne suis pas surprise qu’il soit au courant.
- A Cotonou. Mais c’est Eva qui paie le billet, j’ajoute avant qu’il ait le temps de parler.
- Pourquoi vous allez à Cotonou ? Il n’y a pas de marché ici ?
- On veut acheter Nanawax. La marque de la chemise que je t’avais offerte pour ton anniversaire, je précise, comme il fronce les sourcils.
- Le bout de pagne qui coûtait la peau des fesses là ?
Je soupire. C’est tout mon père ça. Pourtant il porte la chemise en question à chaque fois qu’on sort tous les deux.
Voyant que je ne réponds pas – et donc que je ne vais pas m’engager avec lui dans une discussion à la fin de laquelle je vais décider de ne plus aller à Cotonou – il enchaine sur un autre sujet qui fâche.
- Tu as mangé, ce matin ?
- Non, mais je vais prendre des trucs sur le chemin de l’aéroport.
Là encore, mon père ne répond rien. Il me fixe juste, de son air de ‘’ne me fais pas beaucoup parler ce matin’’. Fichus troubles alimentaires.
- Non, mais je vais le faire maintenant, je corrige.
Il me tire obligeamment la chaise à sa gauche et je m’y installe.
Je sais ce qu’il essaie de faire : il veut me faire bavarder et perdre le temps jusqu’à ce que je rate mon vol et sois obligée de rester à la maison.
Mon père n’aime pas que je sorte. Il déteste même ça, en fait. J’ai la santé assez – très – fragile, alors il a tout le temps peur qu’il m’arrive quelque chose quand je suis dehors.
Je le reconnais, le fait d’avoir passé plus de temps à l’hôpital qu’à la maison entre mes 12 et mes 16 ans rend leur inquiétude légitime. Mais je vais bien. En dehors de quelques crises pas trop virulentes d’asthme et de drépanocytose, et une hyporexie doublée d’une carence en fer, je n’ai rien.
Mais comme mes parents sont de gros hypocondriaques, ils pensent que je vais seulement tomber et mourir si je mets le pied hors de la maison.
Je passe le quart d’heure suivant à me forcer à avaler l’omelette géante, les 5 crêpes et le gros bol de céréales que Da Margaret prépare pour moi. Après quoi, mon père bavarde encore un peu avant d’accepter de mauvaise grâce de nous laisser partir. Heureusement que Kossi était arrivé un peu plus tôt que prévu.
Quand nous quittons la maison au volant de la voiture de maman, j’appelle sa sœur Eva pour lui demander de se retrouver directement à l’aéroport.
On arrive les premiers et Eva nous y rejoint 10 minutes plus tard avec les billets.
Pendant notre enregistrement, je tombe sur un des sbires de mon père. Il s’approche de nous, salue mes amis et prend de mes nouvelles. Comme si je ne sais pas que c’est pour m’espionner.
Mon père est un général de l’armée de Terre. Il a des petits partout dans la ville, que ce soit à l’aéroport, à mon restaurant favori ou au coin de friperies du grand marché de Lomé.
Comme ces gens n’ont aucun travail dans le pays, ils passent leur temps à me surveiller et à faire des rapports de mes faits et gestes à mon père. C’est comme ça qu’il est toujours au courant quand je voyage, des endroits et des gens que je fréquente.
Ce qui me fait mal, c’est qu’aucun de mes frères n’a été surveillé de la sorte. Delphine ? Mes parents la suppliaient même de sortir un peu. Stéphane ? Qui le gère ? Papa dit qu’un bon homme, c’est celui qui mène sa vie et se débrouille sans ses parents, donc il est comme livré à lui-même. Tant qu’il ne s’attire pas de problèmes et ne crée pas de scandale, on le laisse faire ce qu’il veut. Mais c’est la pauvre Dalliah qu’on coince partout dans le pays, depuis qu’elle a 17 ans.
J’ai cru après le bac que je serais libre : erreur. Ça a été encore plus grave. D’abord, mes parents ont refusé mon admission dans une fac à Londres, parce que ce serait trop difficile de garder un œil sur moi là-bas. Ensuite, ils m’ont inscrite à l’université de Lomé, m’ont assigné un chauffeur personnel – alors qu’avant, c’est Delphine qui m’emmenait à l’école – et deux gardes du corps, dont un a été inscrit à la fac en même temps que moi, pour me surveiller et s’assurer que rien ne m’arrive. Je vous jure que le gars s’est arrangé pour qu’on soit dans le même groupe de TD, que pour tous les travaux de groupe on travaille ensemble, et que tout le monde sache dans l’université qu’il est interdit de poser le doigt ou les yeux sur moi à moins de vouloir faire un tour à l’hôpital. Je n’ai même pas eu le courage d’être choquée et de démentir quand lui et papa ont eu l’idée géniale de le faire passer pour mon copain, de sorte à décourager les éventuels dragueurs (c’est en partie ce qui explique que mon copain soit un étranger vivant à l’étranger, personne ne va l’attraper dans un coin de la ville pour le tabasser).
Puis, il y a deux ans, j’ai eu une admission équivalente à l’université de Legon, à Accra. Je n’ai pas été surprise qu’ils fassent partir mon garde du corps avec moi. Heureusement, ce dernier a rencontré une femme et s’est marié cette année. Donc pour le moment, je n’ai plus de garde à Accra. Mais je ne serais pas surprise qu’à la rentrée prochaine, dans 5 semaines, je reparte avec un autre type. Mes parents ont déjà commencé le casting pour m’en trouver un autre, d’après ce que Stéphane m’a raconté.
J’ai beau pleurer, crier, tempêter… c’est sans effet. Ma mère dit qu’elle fait ça pour mon bien, qu’il faut qu’on me surveille constamment, sinon un jour, le vent va m’emporter et je n’aurais personne pour me secourir.
Du coup, chaque fois que j’ai la moindre petite occasion, je m’échappe de la maison. Je suis devenue une abonnée des voyages d’une journée. Je ne compte plus le nombre de fois où je suis sortie de chez moi à l’aube et suis rentrée après 22 heures, ayant passé la journée dans un autre pays ou dans une autre ville. Ça m’aide à me sentir vivante. Déployer des trésors d’imagination pour échapper à la vigilance de mes gardes du corps, trembler de peur et d’excitation à la fois à l’idée de se faire attraper, découvrir des endroits inconnus et de nouveaux horizons, rencontrer de nouvelles personnes, vivre comme une personne normale l’espace de quelques heures, je ne vis plus que pour ces sensations.
Mes parents ne le comprennent pas. Pour eux, je ne fais que claquer des sommes astronomiques dans des voyages sans motifs, juste pour les punir de m’enfermer. Au début, je l’avoue, c’était ça mon but : dépenser leur argent jusqu’à ce qu’ils n’en aient plus suffisamment pour payer mes gardes. Mais maintenant, même si je le voulais, je ne pourrais plus m’arrêter. Et j’ai dû me rendre à l’évidence que l’argent de mes parents est comme du gari : il ne fait que gonfler. Mes voyages ‘’intempestifs’’ n’y changeront rien.
***
Quand je gare la voiture de ma mère devant le portail de la maison, il est 18h30.
J’ai passé la journée à me balader dans Cotonou. A chaque fois que j’y vais, je suis surprise de constater à quel point c’est une belle ville.
Dès que nous sommes arrivées, aux environs de 10h, j’ai trainé Eva et ses amis avec lesquels on était à la plage. On y est restés jusqu’à 14 heures, avant de commencer à courir dans tous les sens pour aller chez son amie.
Je n’ai rien acheté là-bas – la plupart de ses articles étaient des contrefaçons – mais Eva elle, ne s’est pas fait prier. Même quand je lui ai fait remarquer que c’était des fakes, elle m’a seulement répondu :
- Je préfère me payer une excellente imitation à ce prix là, plutôt que dépenser une petite fortune et patienter 3 ans avant d’être en possession de mon sac.
Elle avait choisi un sac ‘’Birkin’’ couleur camel en daim. Evidemment, tout le monde sait que Hermès ne fait pas de daim couleur camel. Mais bon, chacun ses soucis.
Elle et ses amis ont donc payé plein d’articles et quand elles ont fini, on est allés à la boutique Nanawax.
Je reconnais, j’ai légèrement exagéré sur ce coup : j’ai pris un exemplaire de chaque article en vente dans la boutique. Pourtant, j’ai essayé de résister, je vous assure. Mais j’ai toujours eu un gros faible pour le pagne. Et les modèles de Nanawax sont tellement originaux et avant-gardistes. En plus, les coupes sont impeccables, les motifs parfaitement symétriques et les finitions très soignées.
Dans les articles pour femmes, j’en ai pris certains à la taille de maman et d’autres à celle de Delphine. Au moins, ça va m’éviter les bavardages parce que j’aurais ramené tout le Bénin avec moi.
Et j’ai pris des articles hommes dans les mêmes motifs que les miens pour Christophe. Je lui achète toujours quelque chose, quand je fais du shopping : chemises, cravates, pantalons… une ou deux fois, je lui ai même acheté des chaussures. Je ne connais pas sa pointure, alors c’est beaucoup plus délicat, donc plus rare. Les fois où je l’ai fait, j’étais avec Stéphane, mon frère. Je lui ai décrit le physique de Christophe (merci les rêves en HD lol) et donné sa taille. Il a estimé sa pointure et le vendeur a dit que si ça n’entrait pas, il pourrait venir la changer. Bon, je ne sais pas trop si le temps que je le rencontre, la garantie courra encore, mais bon, la chaussure était tellement belle. Et elle était assortie aux escarpins que j’avais acheté ce jour-là, je n’allais pas manquer l’occasion, si ?
Une grande partie de ma penderie est remplie des effets que j’achète pour Christophe et que je conserve précieusement. Tout le monde – ma sœur, mon frère et ma mère – ont remarqué que j’achète souvent des effets d’hommes, mais personne ne sait vraiment à qui ils sont destinés. Je n’ai parlé de Christophe à personne, à part Marina. Delphine et maman pensent que je fais des stocks et que c’est parmi eux que je choisis les cadeaux de papa et de Stéphane. Stéphane, lui, est au courant de ma relation avec Seye, mon petit ami actuel. Il pense donc que c’est pour lui que je les achète et viens parfois piquer des affaires dedans.
Marina, elle, me trouve étrange, pour ne pas dire complètement folle. Elle ne comprend pas que je dépense autant d’argent pour quelqu’un que je ne connais pas et que je ne vais certainement jamais rencontrer. Elle estime que les rêves que je fais de Christophe ne sont que ça, des rêves, et non pas des visions ou des prémonitions. Elle dit que c’est mon subconscient qui l’a créé, et que ces rêves ne sont que la manifestation de mes désirs et de mes fantasmes. A chaque fois que j’achète un cadeau à Christophe, ou à chaque fois que je parle de lui ou de sa vie, elle se fâche. Elle m’a même une fois emmenée à une retraite de prière, parce qu’elle pense que j’ai un mari de nuit.
C’est à cause de cette réaction que je n’ai parlé de lui à personne d’autre. Je n’ai pas envie que les gens jugent et salissent notre ‘’relation’’. Je ne sais pas si de son côté, il me voit aussi. Mais je sais que ces ‘’rêves’’ sont trop réalistes pour être juste des rêves. Et puis, de toute façon, si je suis vraiment tourmentée par un esprit mauvais, je serais délivrée un jour ou l’autre. J’offrirais à ce moment-là tout ce que j’aurais acheté à l’homme que j’épouserais. En attendant, je vais seulement continuer à acheter des choses pour lui.